La profusion de ressources alimentaires que la Palestine pourrait fournir de façon naturelle est entravée par le contrôle imposé par l’occupant qui a eu pour conséquence des dommages visibles et tangibles pour toutes les composantes de la production alimentaire palestinienne traditionnelle. Avant l’occupation israélienne en 1967, la production alimentaire palestinienne surpassait celle des autres états indépendants de la région. Nos producteurs concurrençaient les produits alimentaires de qualité de nombreux pays dans le monde. Notre pourcentage d’auto-suffisance dans les cultures de base telles que le blé, les oranges, les pommes, et les agrumes atteignait presque les 90%, en dépassant les besoins de notre marché intérieur, et nous étions des exportateurs actifs vers de nombreux pays, dont la Grande Bretagne et l’Europe [1].
Ce qui conduisait à cette auto-suffisance était le système de production qui dépendait de la main d’oeuvre des familles d’agriculteurs palestiniens, particulièrement dans les zones rurales, et de l’appropriation du système d’économie domestique. On peut affirmer sans risque que l’auto-suffisance palestinienne prouve quelles étaient la solidité de l’infrastructure agricole et la façon dont les producteurs ont accordé une attention et un soin particuliers à la ressource la plus précieuse pour rapprocher les gens de la réalisation de leur rêve de souveraineté sur leurs décisions dans le présent et l’avenir.
- La saison de récolte du blé, Al-Mughayer, Ramallah, UAWC 2018.
L’occupation a constamment et délibérément réduit tous les efforts déployés pour renforcer cette valeur. Le régime d’occupation a mis en place un ensemble complet de politiques et de structures agricoles pour priver les Palestiniens de leurs sources de détermination en confisquant les terres fertiles à la productivité élevée, telles que la vallée du Jourdain, et des zones riches en ressources naturelles telles que l’eau. Israël a imposé son contrôle sur plus de 85 % des ressources en eau palestiniennes, en sachant qu’il ne peut pas y avoir d’agriculture palestinienne sans eau. Les Accords d’Oslo attribuaient aux Palestiniens 1.358 milliards de m3 d’eau par an ; néanmoins, ils en ont reçu moins de 87 millions de m3. Par ailleurs, l’occupation a systématiquement entravé les efforts des Palestiniens pour s’organiser en coopératives ou en associations, même celles qui étaient volontaires. Les efforts stratégiques visant à provoquer l’abandon collectif des terres agricoles palestiniennes sont menés par la dévaluation des terres en renforçant les idées fausses qui ont poussé les agriculteurs à négliger leurs terres et à faire partie de la main-d’œuvre de l’occupation, tentés par des salaires journaliers élevés. De telles politiques ont été intensifiées pendant la première Intifada, Israël étant pleinement conscient que l’économie domestique, caractérisée par les potagers familiaux, contribue à la détermination palestinienne.
Soixante dix ans de contrôle israélien continu sur les ressources palestiniennes essentielles ont progressivement dépossédé les Palestiniens de leur force.
La désobéissance civile à Beit Fahour pendant la première Intifada était la preuve vivante de l’importance exceptionnelle de l’auto-suffisance quand les familles palestiniennes ont créé des centaines de potagers familiaux et ont réussi à assurer de façon indépendante leur alimentation. A ce moment-là, les dirigeants de l’Intifada ont décidé de boycotter les produits israéliens, ce qui a incité les forces d’occupation à imposer un siège sévère à la ville. Cependant, la ville a été en capacité d’affronter le siège et de résister parce que l’un de ses besoins fondamentaux était satisfait de façon interne par les potagers familiaux !
- Vignobles près de Naplouse, UAWC 2019.
Malheureusement, les Palestiniens ont été lentement poussés à devenir une armée de travailleurs pour les usines et les exploitations agricoles israéliennes, en délaissant le plus important élément de la force dont ils ont besoin pour affronter le projet colonial. Les Palestiniens ont été contraints d’emprunter cette voie après que la pleine force de l’occupation a attaqué tous les modèles agricoles efficaces qui contribuent à la réalisation d’un investissement optimal des ressources et aident à atteindre le seuil d’auto-suffisance pour de nombreuses cultures et produits de base. Ces modèles étaient des piliers économiques, politiques et sociaux vitaux pour la cause nationale palestinienne.
La production agricole doit constituer la base de l’économie palestinienne jusqu’à ce que nous réalisions un état d’auto-suffisance dans de nombreux domaines.
Pendant les années 1970, les Palestiniens cultivaient plus de 995.000 dunums (1 dunum équivaut à environ 1/10e d’ha) en cultures de plein champ, qui contribuaient à l’auto-suffisance de la production de céréales avec un pourcentage qui était supérieur à 100 %. Un énorme contraste avec les trois dernières années, pendant lesquels la surface cultivée en céréales représentait moins de 200.000 dunums, avec un taux de déficit qui atteignait plus de 95 %.
La création de l’Autorité Palestinienne en 1993 conformément aux Accords d’Oslo n’a pas contribué à fixer une limite à la dangereuse détérioration de tous les niveaux du secteur agricole. Au contraire, la détérioration et le niveau d’abandon ont continué, en aggravant la situation du secteur agricole et en conduisant à des résultats catastrophiques. En 1970, le secteur agricole contribuait pour environ 40% au PIB, pour 20% en 1985, 12% en 1994 et moins de 3,5% en 2018.
Oui, le tableau semble lugubre, sombre et plein de graves difficultés. Mais, malgré tout, l’expérience éminente palestinienne en matière d’agriculture n’a pas été perdue. Elle est dans notre sang et peut être recouvrée.
De nombreuses politiques s’ajoutent à toutes les raisons susmentionnées qui expliquent la détérioration de l’agriculture : bouclages, contrôle des frontières, contrôle des intrants de production et remplissage du marché palestinien par des produits des colonies. Ces politiques, ainsi que l’absence de politiques claires de protection nationales, ont conduit à la détérioration dangereuse d’un des secteurs productifs les plus importants, qui est lié à de nombreux autres secteurs économiques.
Selon l’Enquête socio-économique et de sécurité alimentaire palestinienne 2016-2018, menée par l’Union des Comités du Travail Agricole en partenariat avec le Bureau Central Palestinien de Statistiques, en coopération avec l’Organisation de l’Alimentation et de l’Agriculture (OAA/FAO) et le Programme Alimentaire Mondial, 47% de la population de la bande de Gaza est classée en situation d’insécurité alimentaire, à rapprocher des 27 % de la population de la Cisjordanie [2].
De la même manière, selon les données du Bureau Central Palestinien de Statistiques et du Ministère du Progrès Social, le taux de chômage avant la pandémie de COVID-19 atteignait 29 %. Après le déclenchement de la pandémie, le pourcentage a bondi à 40% en l’espace d’environ un mois [3]. Autrement dit, environ 2 millions de Palestiniens sont exposés à l’insécurité alimentaire et n’ont plus la possibilité de subvenir à leur alimentation. Ceci est considéré comme l’une des plus dangereuses situations que la communauté palestinienne ait eu à endurer – une situation qui a affecté un très grand nombre de familles en un court laps de temps. Ce qui est vraiment alarmant c’est que ces pourcentages continuent à monter, ce qui signifie davantage de familles palestiniennes dans le cercle de grave danger dans la période à venir !
Pour relever le défi posé par l’occupation et par la crise COVID-19, il nous faut créer un comité qui supervise le stockage de produits alimentaires pendant aux moins six mois.
A la lumière de la menace de l’annexion programmée, la détérioration de la situation des pays arabes et l’impact de la pandémie COVID-19 nous ont mis devant notre responsabilité de réorganiser nos priorités d’une manière totalement différente. La priorité doit être donnée à notre souveraineté en matière de ressources et d’alimentation. Cela exige une demande immédiate de formation de ce qui peut s’appeler une Commission Nationale de Planification de la Souveraineté Alimentaire. Une telle commission est indispensable, surtout si nous prenons en considération le fait que la pandémie va continuer, ce qui peut menacer l’abondance de nourriture et pousser davantage de familles au bord de la pauvreté et de la faim. En réponse, nous devons être bien organisés. Une telle commission serait responsable de prévoir et de stocker de la nourriture pendant des mois ou des années, ainsi que des dizaines de pays s’y sont consacrés depuis le début de la pandémie. En d’autres termes, il est nécessaire d’élaborer et d’adopter des stratégies nationales de stockage de nourriture qui puissent satisfaire nos besoins alimentaires pendant au moins de six mois à un an.
Le gouvernement palestinien est tenu de revoir ses plans et ses politiques, en les redéfinissant d’une façon qui donne une considération et une protection particulière aux petits agriculteurs « productifs », en admettant leur rôle dans le cycle de la production locale. De la même manière, ce qui est nécessaire, c’est l’élaboration de politiques qui donnent la priorité à la production qui est basée sur les besoins et les demandes du marché local. Nous devons assurer les besoins de nos consommateurs plutôt que de donner la priorité à la production de récoltes pour les marchés extérieurs. Ce qui maintenant est nécessaire, à la lumière de toutes ces préoccupations, dont le manque de clarté et de stabilité, est de se concentrer sur les potagers familiaux et de donner la priorité aux semences locales et à la production locale. Une attention particulière doit être donnée aux banques palestiniennes de semences locales qui sont considérées comme le coffre-fort pour préserver et protéger les variétés génétiques des semences indigènes locales qui ont constitué une des plus importantes ressources alimentaires pour des milliers de familles, étant donné que ces semences se sont adaptées depuis des milliers d’années à l’environnement et au climat de la Palestine.
L’on doit donner à la jeunesse un rôle de pionnier dans le renforcement du secteur agricole par des mesures telles que leur fournir les moyens nécessaires pour faciliter la production et les impliquer à toutes les étapes.
Il est aussi très important que les jeunes assument un rôle de pionnier dans le processus de la production agricole, étant donné leur valeur ajoutée et l’énorme énergie qu’ils peuvent apporter. La mobilisation de la jeunesse peut être actualisée en encourageant la participation de la jeunesse dans toutes les étapes de la production agricole et en leur allouant les ressources financières nécessaires pour leur fournir les moyens nécessaires de production. Davantage d’efforts doivent être consacrés à inciter la jeunesse à rejoindre les coopératives et à concrétiser l’idée de créer un Village Coopératif de Jeunes. Un tel modèle est fondée sur l’octroi aux jeunes des parcelles des terres qui sont classées comme terres de l’état ou comme terres en wakouf (propriété inaliénable d’une oeuvre d’utilité publique, pieuse ou charitable). Ceci constituerait un tournant vers un travail agricole productif fondé sur l’optimisation du rôle de la jeunesse en tant qu’énergie sûre.
Une planification fondée sur la compréhension de la réalité, une planification réaliste, est le garant pour fournir les éléments de la production agricole et pour produire la nourriture dont nous avons besoin, en investissant dans chaque millimètre de terre disponible pour la culture ou la valorisation. Cette planification n’est ni dictée par les donateurs ni par le désir de satisfaire aux exigences qui nous permettent de rejoindre les agences internationales. Nos plans doivent viser à permettre à nos petits producteurs - en particulier les jeunes et les femmes - de produire des denrées alimentaires de manière adéquate sans dépendre de l’aide internationale ou de projets d’assistance. De cette façon, nous deviendrons ceux qui prennent les décisions concernant ce qu’il faut produire, quand il faut produire et avec quels moyens nous produisons !
Fuad Abu Saif est titulaire d’une maîtrise en développement durable et en agriculture-protection des végétaux. Par son travail comme défenseur des droits humains, de dirigeant et de concepteur de centaines de projets agricoles, d’initiatives et d’associations, il a contribué au développement du secteur agricole en renforçant la détermination et la souveraineté des agriculteurs sur les ressources au sein d’une communauté durable fondée sur les progrès de l’émancipation.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS