Le 25 juin 2005, un soldat
israélien en uniforme est
capturé dans un camp
militaire à Gaza. Israël en profite
aussitôt pour se déchaîner sans réelle
réaction de la communauté
internationale. C’était la grande
répétition avant le Liban. Le 12 juillet,
une action militaire du Hezbollah se
solde par plusieurs morts militaires
et l’enlèvement de deux soldats à la
frontière libanaise côté israélien. La
réaction est immédiate et si massive
qu’il est impensable qu’elle n’ait pas
été préparée longtemps à l’avance.
Car bien sûr, tout ne commence pas
à Gaza le 25 juin et au Liban le 12
juillet. Ces agressions font partie de
la longue chaîne d’événements qui
voudraient aboutir à l’impossibilité
de l’établissement d’un Etat palestinien
souverain sur les frontières
d’avant la guerre de 1967 et, au-delà,
au remodelage du Moyen-Orient et
à sa vassalisation à la puissance américaine.
Dès le début néanmoins, il y a eu des
Israéliens qui se sont élevés contre
l’attaque du Liban. Ils ont manifesté
presque tous les jours devant les bureaux
du Premier ministre et du ministre de
la Défense. Mais, peu visibles car occultés
par la presse, ils étaient bien peu
nombreux : au début quelques centaines
; petit à petit leur nombre est passé
à un millier, puis à plusieurs milliers.
Ce nombre reste très faible si on le compare
aux mobilisations qu’avait provoquées
en 1982 l’invasion israélienne du
Liban après les massacres de réfugiés
palestiniens dans les camps de Sabra et
de Chatila.
Comment expliquer un tel consensus ?
De la peur existentielle à la « guerre juste »
En premier lieu, la peur. Tant le succès
de l’action armée qui a déclenché la
riposte israélienne que la résistance
inébranlable d’un petit groupe de guérilla
et le fait que des
missiles peu sophistiqués
aient pu
atteindre des villes
à l’intérieur d’Israël
ont sapé la confiance
que les Israéliens
avaient dans leurs
capacités militaires
et dans l’effet de dissuasion
de leur puissante
armée.
« Habitués à l’usage
unilatéral de la violence,
les citoyens
de l’Etat d’Israël
sont, ces jours-ci,
totalement désorientés
et, comme
d’habitude, ont un fort sentiment d’être
des victimes, victimes de la haine en
tant que Juifs », écrit Michel Warschawsky
[1]. Jusqu’à quelle distance ces
missiles peuvent-ils frapper Tel-Aviv ?
L’Israélien moyen s’est senti en danger,
ce qui a renforcé son réflexe nationaliste,
« tribal ». Il a senti plus ou moins
confusément que la mort était au coin de
la rue et pouvait frapper en tout lieu. Ce
sentiment a renforcé la paranoïa nationale
et s’est traduit d’une part par un
soutien plus fort à la guerre, y compris
de la mouvance « de gauche », et d’autre
part à un glissement vers la droite plus
extrême incarnée par Benyamin Netanyahou.
De ce point de vue, les roquettes
du Hezbollah ont encore avivé ces
réflexes instinctifs qui mènent à soutenir
l’unité nationale et à légitimer, aux
yeux d’une opinion publique persuadée
que l’Autre veut le détruire, le terrorisme
militaire de l’Etat israélien et son
action destructrice. D’autant plus que
les adversaires sont présentés comme
n’étant que les islamistes, dont l’image
est diabolisée et terrorisante. Donc une
peur profonde, intériorisée, existentielle.
Un sentiment d’avoir été attaqués sans
raison. Dans ce contexte, les incursions
israéliennes quotidiennes, terrestres,
maritimes, aériennes, dans l’espace libanais
qui n’ont jamais cessé même après
le retrait israélien de 2000, de même
que l’enlèvement et
l’assassinat de ressortissants
libanais en territoire
libanais les mois
précédents sont passés
sous silence. Les Israéliens
ont le droit de « se
défendre » par tous les
moyens...
Quelles qu’en soient les
raisons, se sentant attaqués
au sud par des éléments
du Hamas, au
nord par le Hezbollah,
des groupes islamistes,
qualifiés de terroristes
alors même qu’ils visent
des cibles militaires et qu’ils respectent
de longues périodes de trêve en demandant
l’application du droit international,
les Israéliens ont le sentiment qu’ils
ont le devoir de participer à la « guerre
contre le terrorisme » de leur ami et allié
américain, leurs dirigeants s’en présentant
comme les fers de lance. Qu’en attaquant
sans pitié les peuples dont ces
combattants sont issus, ils sont dans une
« guerre juste », le bras armé d’une croisade
du bien contre le mal. Quand on diabolise
l’ennemi, celui-ci n’est plus considéré
comme humain. Le droit et la
compassion ne sont alors plus de mise.
Ce sentiment de légitimité de la violence
utilisée a été conforté par l’attitude
de la communauté internationale [2].
Le refus de celle-ci de condamner l’agression
israélienne s’inscrit, en adoptant
les concepts lancés par Israël [3], dans la
relecture du sens du conflit : les causalités
sont inversées et les agresseurs
deviennent les agressés, ce qui aboutit
à sanctionner les occupés. Cela contribue
à nourrir le double sentiment israélien
d’impunité et de légitimité.
Tout cela n’explique pas le consensus
devant le spectacle de l’horreur infligée,
ni le manque de réflexion qu’il traduit
sur l’isolement tragique d’Israël
dans la région que ce déchaînement de
violence va immanquablement entraîner.
Mais quelle information reçoivent
les Israéliens ?
Le rôle des médias dans la formation du consensus
Quelques journalistes courageux ont
essayé de faire entendre leur voix. Leurs
articles ont parfois été publiés dans les
pages « opinions » de journaux comme
Ha’aretz, mais ils ont été noyés dans
l’écrasante machine de propagande de
l’armée. Celle-ci a envahi les grands
médias audiovisuels et même la presse
écrite. Les généraux, en uniforme ou
non, s’y succédaient du matin au soir,
pour commenter, expliquer et justifier en
donnant des communiqués de victoire et
en minimisant les échecs et les pertes
israéliennes. Tous les médias (sauf certains
sites internet comme celui de Gush
Shalom) ont totalement occulté les nouvelles
sur les manifestations contre la
guerre.
Il est souvent trop facile d’accuser les médias quand l’opinion s’enflamme.
Mais en l’occurrence il est intéressant de
lire sur ce sujet Uri Avnery, journaliste
professionnel passionné qui, depuis le
début de la guerre, a publié sur le site
internet de son organisation, Gush Shalom,
une chronique bi-hebdomadaire
rendant compte de la situation en Israël
et plus particulièrement de l’état de l’opinion
[4]. Il a expliqué, dans son article
du 2 septembre, ce phénomène de mise
au pas des médias derrière le gouvernement
et l’armée (voir à la fin de l’article).
La faillite des intellectuels du « camp de la paix » ?
Dans de telles périodes, les intellectuels
jouent généralement le rôle de réveilleurs
de conscience. D’intellectuels, en particulier
« de gauche », Israël n’en manque
pas. Malheureusement, la majorité d’entre
eux ont soutenu la guerre avec enthousiasme.
Dès le
début et presque
jusqu’à la fin,
nombre d’écrivains
internationalement
connus
comme Amos
Oz, A.B. Yehoshua
et même
David Grossman
ou Yoram
Kaniuk ont justifié
la guerre et
ont écrit des
communiqués de
soutien. Amos Oz a écrit un article en
sa faveur qui a été diffusé dans de grands
journaux étrangers.
Uri Avnery a analysé ces faits dans son
article du 6 septembre. Il commente :
« Je ne pense pas que la guerre aurait
atteint des proportions aussi monstrueuses
sans le soutien massif des gens
“de gauche-mais” [5] qui a rendu possible
la formation d’un consensus général,
sans entendre la protestation du camp
de la paix cohérent. Ce consensus a
emporté le parti Meretz, dont le gourou
est Amos Oz, et La Paix Maintenant.
(...) »
Pourquoi cet unisson ? Ces personnes se
réclamant de la gauche étaient-elles
gênées de critiquer un gouvernement
dans lequel un dirigeant travailliste, Amir
Peretz, jouait un rôle majeur ? L’argument
aurait expliqué au plus le silence
mais pas un soutien aussi actif. Et,
quoiqu’il en soit, devant des enjeux aussi
importants, cette explication politicienne
n’aurait pas suffi.
Les raisons de fond du consensus israélien
A cette question Tamar Pelleg, Israélienne
d’origine polonaise rescapée du
nazisme, avocate de prisonniers palestiniens,
nous a répondu : « Cette partie,
large, du « camp de la paix » appartient
à la majorité sioniste d’Israël.
Globalement elle soutient aussi l’actuelle
politique mondiale américaine et ses
initiatives. En termes israéliens, elle est
préoccupée par le “ problème démographique”
c’est-à-dire qu’elle a peur
d’avoir trop de Palestiniens en Israël
et dans les territoires occupés. Cette
obsession est à la base de ses idées politiques
et de ses actions. »
Cette réponse rattache les
raisons du consensus israélien
pour la guerre à toute
l’histoire du conflit israélo
palestinien. Elle rejoint en
cela Uri Avnery quand, dans
sa chronique du 6 septembre,
il revient sur le rôle de la
« gauche » israélienne : « (...)
Depuis le début du mouvement
travailliste juif dans le
pays, la gauche a souffert
d’une contradiction interne : elle était
à la fois socialiste et nationaliste. De
ces deux composantes, le nationalisme
était de loin la plus importante. » et,
après avoir donné des exemples sur
l’organisation syndicale israélienne, la
Histadrout, et sur l’idéologie des kibboutz,
il conclut : « Dans toutes les
vraies épreuves, cette contradiction
interne de la “gauche sioniste” (comme
ils aiment s’appeler eux-mêmes) devient
évidente. C’est la racine de la double personnalité
des “de gauche-mais”. Quand
les canons grondent et que les drapeaux
sont hissés, les « de gauche-mais » se
mettent au garde-à-vous et saluent. »
On peut distinguer trois niveaux d’explication.
Le premier en référence à l’esprit
des fondateurs de l’Etat d’Israël :
« L’Etat d’Israël, quand il a été établi,a choisi de se présenter en Asie occidentale
comme des conquérants européens
qui se considèrent comme une
tête de pont de la “race blanche” et un
maître des “autochtones” ».(...). Ce
n’était pas inévitable (...). Mais, après
chaque énorme pas en avant (des Palestiniens
et des Arabes), il y a eu un pas
en arrière israélien. (...) » [6]
Le deuxième niveau d’explication s’inscrit
dans le contexte de la politique américaine
actuelle de guerre des civilisations.
Tout se passe comme si la société israélienne,
dans sa majorité juive, avait intériorisé
toute la rhétorique de la droite
américaine de la croisade contre le terrorisme
(islamique) et elle consolide
aujourd’hui son statut d’élément étranger
à la région. [7]
Enfin un troisième niveau d’explication
relève de la spécificité du conflit israélopalestinien
: l’intégration par la société
israélienne des arguments donnés par les
dirigeants israéliens pour expliquer l’échec
de Camp David et pour enraciner l’idée
que les négociations
avec les Palestiniens
sont impossibles faute
d ’ i n t e r l o c u t e u r s
puisqu’ils refuseraient
même le principe de
la paix.
La société israélienne
n’a pas entendu l’avertissement
du regretté
professeur Yechayahou
Leibovitz qui
avait prévu ce qui
allait arriver à Israël si
celui-ci ne rendait pas
les territoires occupés
à l’issue de la guerre.
Dès 1967 : l’occupation « transformera
le peuple israélien en un peuple de policiers
et de barbouzes. » En 1973 : « S’il
n’y a pas de chances de paix, il n’y a pas
non plus de ‘sécurité’ possible. S’il n’y
a pas de frontières sur lesquelles on
s’entende, il n’y a pas de frontières
sûres. L’idée que des lignes fortifiées, prônées
par les raisonnements de la géographie
militaire, garantissent la sécurité,
est réfutée par l’Histoire. (...) La
possession de territoires (occupés) ou de
“lignes” ne garantit en rien la sécurité
». Plus tard, parlant du Hezbollah à propos
de l’invasion du Liban du début des
années 80 qu’il qualifie de « folie criminelle
» : « Le phénomène Hezbollah
lui-même est le produit du fait que le
peuple palestinien vit sous notre domination
et que nous occupons une partie
du territoire libanais. » Et à propos de
l’échec d’une solution du conflit avec les
Palestiniens : « C’est de notre faute.
Nous nous obstinons à vouloir dominer
le peuple palestinien. » [8]
Aujourd’hui un vif
débat traverse Israël
que Sylvain Cypel
résume ainsi [9] :
« Deux tendances se
dégagent des vigoureux
débats qui s’engagent.
La première vise à
remédier aux principales
incuries “logistiques”.
Si Israël n’a
pas gagné, c’est qu’il
était mal préparé et s’y
est mal pris. La seconde
remet en cause la
logique même de la
force comme réponse
spontanée à toute situation conflictuelle
avec ses voisins. Selon que l’on adopte
l’une ou l’autre des deux attitudes, les
leçons à tirer sont diamétralement opposées.
» Les premiers sont, souligne
l’auteur, très majoritaires.
La société israélienne, en faisant le choix
de la force, se met elle-même en danger.
Elle crée les conditions d’une violence
accrue contre elle et en son sein. La
société internationale peut l’aider à ouvrir
les yeux en obligeant, y compris par des
sanctions, son gouvernement à choisir
la voie du droit à la place de celle de la
force. Pour cela les forces qui s’opposent
à la logique du conflit des civilisations
doivent arriver à faire de cette
région, non le centre de gravité de ce
prétendu « conflit » mais celui, pour
lequel elle est particulièrement bien placée,
du dialogue des civilisations.
Sylviane de Wangen
Quand Napoléon a gagné à Waterloo
par Uri Avnery, 2 septembre 2006
(extraits)
« Quand la guerre a éclaté, les
gens des médias se sont mis
en rang et ont marché au pas comme
un bataillon de propagandistes. Tous
les médias, sans exception, sont
devenus des outils de l’effort de
guerre, encensant Olmert, Peretz et
Halutz, s’enthousiasmant à la vue de
la destruction du Liban et chantant les
louanges de la “ténacité de la
population civile” du nord d’Israël.
Les gens étaient soumis à un déluge
incessant de communiqués victorieux,
sans discontinuer du matin tôt au soir
tard.
Le gouvernement et les porte-parole
de l’armée, en liaison avec
l’entourage d’Olmert, décidaient ce
qu’il fallait publier et quand, et, plus
important, ce qu’il fallait supprimer.
Cela s’est traduit dans des
euphémismes et des manipulations de
langage. Au lieu des mots appropriés
on employait des expressions
trompeuses : quand de violentes
batailles faisaient rage au Liban, les
médias parlaient d’”échanges de
tirs“. Le trouillard Hassan Nasrallah
“se cachait“ dans son bunker, alors
que notre courageux chef d’état-major
dirigeait les opérations de son poste
de commandement souterrain (appelé
“le trou”). Les “terroristes” peureux
du Hezbollah se cachaient derrière les
femmes et les enfants et opéraient
depuis l’intérieur des villages,
contrairement à notre ministère de la
Défense et à notre quartier général
qui se trouvent au coeur de la zone la
plus densément peuplée d’Israël.
Nos soldats n’ont pas été capturés
dans une action militaire, mais
“enlevés” comme des victimes de
gangsters, alors que notre armée
“arrête” les dirigeants du Hamas.
Le Hezbollah, c’est bien connu, est
“financé” par l’Iran et la Syrie, au
contraire d’Israël qui “reçoit un
soutien généreux” de notre grand ami
et allié, les Etats-Unis. (...) »