sommaire :
Présentation par Bernard Ravenel
Le sionisme, un mouvement antireligieux
Le Mizrahi, un courant sioniste-religieux
Le milieu religieux face à l’État d’Israël
L’inexistence d’une laïcité israélienne
Centre et périphérie : nouvelle donne
Présentation
Avec cette conférence de Michel Warschawski s’achève le cycle
de dix conférences organisé par l’AFPS et consacré à l’histoire du
« problème palestinien ». Ce cycle a réservé quatre séances à une
approche historique du sionisme, idéologie désormais plus que centenaire. Il aura permis d’en reconstruire la genèse (fin XIXe, début
XXe siècle), le développement avec, si on peut dire, l’apothéose
de 1948 (marquée à la fois par la création de l’État d’Israël mais aussi
par l’exode de masse des Palestiniens, la Nakba [1]), puis son affirmation comme « système idéologique d’État » pour reprendre une
terminologie chère à Louis Althusser.
Désormais, on peut en apercevoir la crise qui, commençant fin des
années 1970, début des années 1980 (après la guerre du Kippour
de 1973, l’arrivée au pouvoir du Likoud en 1977 et la guerre du
Liban en 1981) aboutit, avec les « nouveaux historiens » israéliens, à
une réévaluation et à un examen critique de la mémoire historique ;
celle-ci en effet s’était sédimentée autour du sionisme et de ses mythes
nationalistes pour finir par constituer une sorte de religion civile qui,
avec son culte, ses héros, ses cérémonies rituelles, a servi de légitimation à la citoyenneté politique d’Israël.
Cette crise est telle qu’elle permet de parler de post-sionisme qui
signifierait « l’émancipation israélienne du sionisme ». Cette mise en
cause de l’idéologie sioniste a non seulement touché l’histoire mais
s’est élargie à d’autres disciplines comme la sociologie, la science politique, la littérature, le cinéma, la philosophie, le droit et l’économie [2].
Mais en même temps ce post-sionisme a affronté une concurrence,
interne et externe, redoutable, le néo-sionisme. Dans une première
approche, on peut considérer le néo-sionisme comme un mouvement
culturel et politique composé de juifs orthodoxes animés par des idéaux
messianiques et ultra-nationalistes qui a émergé après 1967 et qui
considère que toute la « Terre d’Israël » doit être juive. Ce mouvement
a accompli une opération analogue à celle des sionistes d’origine, il en
a repris les formes en les vidant de leur contenu « laïque » pour les
remplacer par une identité religieuse. Ce néo-sionisme mène une lutte
pour la « pureté juive », pour la récupération de la tradition de la Loi
et pour la Terre.
Sur cette dimension, sur ce rapport peu connu entre sionisme et
religion, nous avons pensé que Michel Warschawski, par son itinéraire, par sa connaissance quasi intime du problème [3], était particulièrement bien placé pour nous en parler.
Bernard Ravenel
La carte politique de la société israélienne, de sa
classe dominante et de son gouvernement pose immédiatement la question de la place de la religion dans cet
État et dans cette société. Ce n’est pas un phénomène
marginal, loin de là : c’est un phénomène visible, dans la
société, dans le gouvernement, dans le Parlement. Un
chiffre pour exemple : dans le Parlement précédent (je n’ai
pas encore fait de statistique dans le Parlement actuel),
plus d’un quart des députés, en fait presque un tiers,
étaient religieux, que ce soit dans les partis religieux (20 %)
ou dans les partis non religieux (surtout dans le Likoud ou
dans d’autres partis d’extrême droite). Il y a une présen-
ce, une omniprésence, de la religion dans la législation
israélienne, dans la classe politique, dans le gouvernement, dans le Parlement et dans le débat public.
Se pose alors évidement la question de la nature politique de l’État d’Israël. Certains par exemple, dans les
publications arabes en particulier, définissent Israël
comme un État religieux, comme une théocratie. Est-ce
le cas ? Je pense que pour répondre à cette question, il
faut revenir aux sources du rapport entre sionisme et
religion et voir ensuite comment ce rapport a évolué.
Le sionisme, un mouvement antireligieux
À ses origines, le sionisme se veut être une alternative à la religion. Ce mouvement se développe comme
une autre façon d’être juif et de traiter l’existence juive
formellement, publiquement et consciemment en opposition avec les conceptions religieuses. Le monde religieux, quant à lui, réagit au sionisme d’une façon symétrique : il voit dans ce mouvement un ennemi mortel [4]. Au
tournant du vingtième siècle, quand le sionisme commence à prendre forme, il n’y a quasiment pas de sionisme religieux : le sionisme est contre la religion et la
religion est contre le sionisme, point, avec une exception dont je parlerai plus loin.
Pour le sionisme, la religion a fait du peuple juif une
entité passive, attendant son salut et son émancipation
de la venue du messie. La venue du messie permettrait
le retour du peuple juif dans sa patrie historique, un
retour qui serait un retour dans le cadre d’un projet divin
et pas dans le cadre d’un projet politique conçu par des hommes, serait la fin de la souffrance du peuple juif ; jusqu’à ce que Dieu en décide autrement, aux juifs d’assumer la diaspora, la punition que représente l’exil.
Le sionisme est un des deux courants - et je le dis tout de suite, un courant ultra-minoritaire, quasiment
marginal - qui pensent la question juive dans des termes de modernité et dans les termes d’un combat
politique. L’immense majorité des réponses non religieuses voire antireligieuses, se trouve dans le mouvement ouvrier, en premier lieu le Bund, qui portent un projet émancipateur des juifs dans le cadre d’une révolution
en commun avec les autres. Un débat de fond divise les
tenants des réponses socialistes à la question juive
entre, d’une part, ceux qui voient une dimension nationale à l’existence juive en Europe de l’Est (j’insiste en
Europe de l’Est), qui affirment l’émergence d’une nation
juive, d’une nationalité juive avec une langue, avec une
culture, avec des classes sociales et, d’autre part, ceux
qui ne voient dans le judaïsme qu’une religion et voient
donc l’émancipation juive dans l’assimilation, c’est-à-dire
dans la disparition de l’existence juive elle-même. C’est
le grand débat dans la social-démocratie russe, entre
Lénine et le Bund, pour ceux que cela intéresse [5].
Comparé aux courants socialistes, le sionisme est un
courant ultra, ultra-minoritaire qui pose la question de
l’antisémitisme et de l’émancipation juive hors du cadre
du socialisme et dans un cadre colonial, et qui part d’une
hypothèse opposée à celle du mouvement socialiste, à savoir l’émancipation juive demande sa séparation des
nations. Le projet socialiste disait que l’émancipation
juive exige une prise en charge de la question juive par
le mouvement ouvrier, et l’intégration des ouvriers juifs
dans le mouvement ouvrier pour une émancipation de
l’humanité toute entière et donc des juifs aussi ; le sionisme, lui, dit qu’au contraire, il faut se sortir des nations
pour garantir une existence normalisée.
Mais dans un cas comme dans l’autre, la religion est
perçue comme une idéologie rétrograde, passée, dépassée et dangereuse pour l’avenir des juifs. Pour cette
même raison, précisément, le monde religieux et ses rabbins, extrêmement puissants dans l’Europe centrale et
surtout dans l’Europe de l’Est, voient dans le socialisme
un danger mortel et dans le sionisme un danger tout aussi
grave. Avec le socialisme c’est une évidence : c’est un
combat qui émerge dès les années 1880, un combat clairement antireligieux, provocatoirement antireligieux dans
le mouvement ouvrier juif et un rejet catégorique des
valeurs du mouvement ouvrier juif de la part du mouvement religieux. Ce rejet est celui de la modernité, et
rejaillit donc naturellement sur le mouvement sioniste.
Le Mizrahi, un courant sioniste-religieux
Dans cette lutte entre sionisme et religion, il y a
cependant une exception, qui essaie de faire une synthèse entre ces deux philosophies ; cette exception, qui
est une marginalité dans la marginalité que représente
le sionisme, c’est le mouvement Mizrahi. Le mouvement
Mizrahi est un mouvement religieux qui ne voit pas de contradiction entre la foi qui l’anime et le sionisme, un
mouvement religieux moderniste qui se joint à cette conception de la modernité qui reprend les valeurs de la
révolution bourgeoise dans le contexte des pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. Non seulement il
rejette l’existence d’une contradiction entre sionisme et
religion, mais rapidement il en fait une synthèse dont on
verra chez le rabbin Abraham Isaac Hacohen Kook, le
premier grand rabbin ashkénaze d’Israël dans les années
trente, la première systématisation, en faisant du sionisme un élément de la théologie juive [6]. Abraham Isaac Kook
voit dans le sionisme l’expression de l’ère messianique,
l’antichambre de l’ère messianique. C’est radicalement
nouveau, et si cette nouvelle théologie reste longtemps
marginale, on verra qu’aujourd’hui elle a pris une signification politique essentielle. Ce courant, qui était ultra-
minoritaire à la fois parmi les religieux et parmi les sionistes, va devenir dominant à partir des années quatrevingts, y compris chez les soi-disant laïcs.
Le rejet de la religion et des religieux par le sionisme appartient aussi à cette volonté de créer un juif nouveau.
La religion est une des caractéristiques du juif de la diaspora que le sionisme veut dépasser. De Herzl jusqu’à la
génération de Ben Gourion comprise, il y a un mépris déclaré mille fois, écrit et réécrit, du juif de la diaspora
et plus particulièrement dans sa dimension religieuse, avec des descriptions qui ne seraient pas déplacées
dans les journaux franchement antisémites. Le juif parasite, le juif qui n’est pas productif, le juif qui est efféminé. Chez Hertzl c’est une obsession que cette image du juif efféminé [7], qui n’est pas suffisamment macho, qui
n’est pas suffisamment viril, et le processus d’émancipation sioniste n’est pas simplement une émancipation face
aux nations, mais aussi une émancipation face au juif qui
est en nous et dépasser ce juif dans ce qu’on appellera
plus tard l’hébreu ou l’israélien ou le nouveau juif.
Le religieux est perçu par les pionniers dans les
années vingt, trente et après, autour de la création
d’Israël, comme la caricature de ce qu’on ne veut plus
être. Et après le judéocide, après le massacre des juifs
d’Europe par Hitler, davantage encore. Ce sont ces juifs
à barbe, à papillotes, en général sales, qui se sont laissés mener comme des moutons à l’abattoir et ce sont
leurs rabbins qui sont responsables, puisqu’ils ne leur
ont pas appris à combattre, et le juif qui prie en entrant
dans les chambres à gaz est perçu - ce qui n’est
d’ailleurs plus le cas aujourd’hui - comme quelqu’un de
honteux, de misérable, ni héroïque ni respectable. La
génération de 1948, ainsi que celles des années cinquante et des années soixante - la génération des
enfants ça change, ceux qui ont aujourd’hui 30 ans, c’est
différent - étaient éduquées dans un mépris des juifs
de la diaspora et dans un mépris du religieux, avec une
identification très forte juif de la diaspora/religieux.
J’ajoute, entre parenthèses, mais sans pouvoir développer, que les religieux sont toujours identifiés aux ashkénazes [8] puisque l’histoire juive telle qu’elle existe dans
l’imaginaire sioniste, est l’histoire du judaïsme ashkénaze.
Qu’est-ce qu’on trouve dans la tête d’un Israélien moyen
lorsque le mot religieux est lancé ? On trouve l’image
d’un Hassid [9] ashkénaze, alors que le judaïsme arabe est
lui aussi un judaïsme profondément religieux. Mais il
n’existe pas dans l’imaginaire collectif. Le projet israélien est un projet entièrement ashkénaze, c’est un projet
européen, c’est un projet qui naît en Europe centrale, se
développe en Europe de l’Est et a un soutien modéré en
Europe occidentale.
Revenons au rapport sionisme/religion. Le premier
tournant qualitatif s’affirme avec la création d’Israël,
quand Ben Gourion décide d’un pacte entre l’État et la
religion. Ce pacte a trois raisons essentielles.
La première, est que Ben Gourion a peur de la rue. Le
rapport de force dans le monde juif et dans l’État d’Israël
de la fin des années quarante, est totalement en faveur
des religieux et davantage encore avec la venue des juifs
des pays arabes. Tous les juifs venant du Yémen, la grande majorité des juifs venant des pays arabes sont des
juifs religieux ou, au moins, traditionalistes. Il y a très
peu de laïcité dans le sens de non religiosité dans la culture arabe en général, et ce n’est justement que dans ces
années-là que commence un processus de modernisation et de séparation dans le champ culturel du religieux
et de l’État. Ceci est vrai pour le monde musulman mais
aussi pour les juifs qui vivent dans ce monde musulman.
Le pacte avec la religion vise à valoriser et légitimer
Israël aux yeux de la majorité religieuse ou traditionaliste de ses nouveaux citoyens.
La deuxième raison est qu’il faut un dénominateur
commun entre la diaspora et l’État d’Israël, dénominateur ne pouvant se limiter au soutien financier. Il faut un
dénominateur culturel commun et on a besoin de la religion pour créer ce lien idéologique et culturel qui relierait Israël et la diaspora. À cette époque, la diaspora est
primordiale dans le projet sioniste pour servir de réservoir à l’immigration en Israël ainsi que pour soutenir
l’État d’Israël qui est encore un petit enfant faible parmi
les nations, dont l’existence, dans les années cinquante,
est loin d’être garantie, loin d’être évidente. Rares
étaient ceux qui étaient prêts à parier sur la longévité de
cet État né d’une façon très bizarre, et qui s’est mis à dos
l’ensemble des États qui l’entourent.
Le troisième élément, qui est de loin le plus important,
est la nécessité de trouver un dénominateur commun
pour cette nouvelle société composée de vagues d’immigrations venues en une période de temps très serrée.
L’immense majorité des Israéliens du début des années
cinquante sont venus en Palestine/Israël entre 1933 (en ce
qui concerne l’émigration d’Allemagne, d’Autriche et de
Tchécoslovaquie) et 1950 (d’une part les rescapés du
génocide des juifs d’Europe et d’autre part les juifs
arabes, en particulier les juifs du Yémen et d’Irak). Une
société se constitue, une nation se constitue composée
véritablement de bric et de broc, de cultures totalement
différentes, de langues totalement différentes, d’expériences totalement différentes, certaines venant d’une
modernité européenne et d’autres d’un Yémen médiéval.
Comment créer quelque chose de commun ? La religion
pouvait être un élément unificateur dans l’idéologie et
surtout dans l’identité de cette nouvelle communauté.
Le statu quo
Se met alors en place, en 1949-1950, ce que Y. Leibowitz
a appelé une double prostitution. La religion se prostitue
à l’État et l’État se prostitue à la religion. En d’autres
termes, un accord est scellé : l’État ne sera pas une théocratie et la torah, la charia juive si vous voulez, ne sera pas
la loi. Il y aura une loi laïque, une loi non religieuse votée
par un Parlement élu et non pas par une assemblée de
rabbins qui légifère sur la base de textes religieux ; en ce
sens là, Israël ne sera pas une théocratie, mais une
« démocratie » parlementaire (les guillemets relativisent
cette notion de démocratie), mais, d’un autre côté, la religion aura une place centrale dans cet État démocratique.
Pourquoi prostitution ? d’abord parce que l’État s’engage à ce qu’il n’y ait pas de séparation de l’Église et de
l’État, à payer des salaires aux rabbins et à financer les
institutions religieuses. C’est un apport financier énorme
pour les partis religieux et pour le monde religieux. Mais
je dirais que cet aspect reste secondaire. Nous sommes
dans une période d’immigration de masse, et l’on peut
même affirmer que le grand capital d’Israël est son immigration. En l’espace de quatre ans, près de six cent mille
personnes viennent s’établir en Israël. Or cette immigration est littéralement divisée au prorata de la force relative des différents partis au pouvoir.
De la création d’Israël en 1948 à 1977, le pouvoir politique c’est le Mapai [10] et ses deux satellites, à savoir sur sa
gauche le Mapam (la gauche travailliste), et sur sa droite
le Mizrahi, qui plus tard s’appellera le Parti national religieux, PNR, fief de l’extrême droite actuelle.
Ceci rappelle d’ailleurs beaucoup la situation des
pays d’Europe de l’Est avec un parti communiste hégémonique et, en général, deux ou trois partis satellites (le
parti des paysans ou un petit parti rescapé de la social-
démocratie) qui entourent un parti qui, lui, est le pouvoir, et qui n’est pas simplement un parti politique, mais
l’ensemble des institutions de la société civile, qui organise directement ou par le biais de syndicats qui lui sont
liés et d’associations qui sont des courroies de transmission, le sport, la culture, les coopératives et l’emploi [11].
Chaque vague d’immigration est répartie entre le
Mapai (70-80 %) et les partis satellites (entre 10 % et 15 %
des immigrants) qui les envoient dans les villages ou les
petites villes qu’ils contrôlent respectivement. En Israël,
les villes, les villages, les institutions appartiennent à
des partis ou sont liés à des partis. Ces immigrants, totalement encadrés et dépendants du parti qui les
accueille, votent donc massivement pour ce parti. Tel
bateau d’immigrants qui arrive du Maroc est donné, je
dis bien donné, au parti Mizrahi qui répartira ces immigrants dans ses moshavim (villages agricoles), les plus
baraqués étant envoyés dans les kibboutzim. Il en est de
même pour les 10 % qui sont alloués au Mapam, le reste,
c’est-à-dire le gros du gâteau, allant au Mapai, l’ancien
parti travailliste.
Parallèlement, il y a une division des ressources : non
seulement le budget du mouvement sioniste est divisé
au prorata d’un certain pourcentage entre tous les partis
sionistes, mais également une partie du budget national
que le parti au pouvoir gère comme si c’était son propre budget. Je dis le parti, non les individus, qui en général,
vivent d’une façon très modeste, à la limite de la pauvreté, mais qui gèrent le budget national comme si
c’était le leur, un peu comme le président Arafat parfois
a géré certains des budgets palestiniens, non pas pour
se le mettre dans la poche, mais, disons, hors circuit. Le
petit carnet noir de Pinhas Sapir, ministre israélien des
Finances des années soixante-dix, rappelle beaucoup le
petit carnet de Yasser Arafat dans lequel il écrit les
demandes et dit : « c’est bon pour 200 000 $, vous téléphonez à mon secrétaire... ».
Il y a donc une alliance qui se fait entre l’État et les institutions religieuses, y compris en termes de législation.
Tout ce qui concerne le droit de la famille (mariage,
enfants, héritage, enterrement) appartient à la religion et
est géré par les tribunaux rabbiniques. En Israël, il n’y a
pas d’état-civil civil, mais un état-civil religieux : jusqu’à
aujourd’hui, on ne peut se marier que religieusement,
même si depuis une dizaine d’années, il y a des fenêtres
ouvertes qui permettent de contourner cette réalité. On
est marié par un rabbin, par un cadi, par un curé ou alors
on se marie à l’étranger, ou on ne se marie pas. Ce qui
entraîne d’ailleurs un grand paradoxe : comme il y a
beaucoup de personnes qui ne peuvent pas se marier
officiellement, la loi a dû légitimer toute une série de pratiques parallèles assez libérales : en Israël on a connu le
Pacs bien avant la France, c’est-à-dire une procédure de
reconnaissance d’un couple qui ne soit pas le mariage
(nécessairement religieux), mais qui permette de normaliser une relation qu’on ne pouvait pas formaliser en
termes de mariage. De même pour les divorces, ou sur la
façon de gérer les biens communs et comment partager
les responsabilités envers les enfants.
Dans cette relation État-religion, on décide que le
shabat est non seulement jour férié, mais jour chômé,
où, y compris les transports publics et le commerce, tout
est fermé ; et que les institutions sont entièrement
casher (c’est-à-dire que la nourriture est rituelle). Il y a
donc un véritable contrat, qu’on va appeler, jusqu’à
aujourd’hui, le statu quo. Le statu quo, c’est une espèce
de compromis entre théocratie et démocratie, un État
qui n’est pas un État religieux, mais qui intègre certains
aspects de la religion dans ses institutions et dans sa loi,
qui l’intègre volontairement. Si l’on préfère, c’est l’État
qui renonce à une partie de sa dimension civile au profit des religieux et des institutions religieuses, mais c’est
aussi la religion qui renonce à une partie importante de
son autonomie. C’est l’autre aspect de ce que Y. Leibowitz appelle la double prostitution : il dit que ce
n’est pas uniquement l’État qui s’est prostitué à la religion, mais, ce qui, à ses yeux de juif extrêmement pratiquant, est pire encore, ce sont les rabbins qui se sont
également prostitués à l’État, et, en échange de budgets et de postes, ont accepté de servir de couverture idéologique pour l’État de Ben Gourion.
Le milieu religieux face à l’État d’Israël : trois courants
C’est ainsi que la religion comme danger, le mouvement religieux comme menace, et l’impact de la religion
sur une partie importante de la population sont neutralisés par Ben Gourion.
Dans le monde laïc ou plutôt dans le monde non religieux, le compromis de Ben Gourion passe comme une
lettre à la poste. Personne, y compris le Mapam, ces
bouffeurs de porc et ratonneurs de juifs barbus, trouva
que c’était de bonne guerre, et qu’il était nécessaire de
se compromettre avec la religion, l’État juif ayant besoin
de cette dimension religieuse à la fois pour se stabiliser
et pour se donner une légitimité. C’est la raison pour
laquelle il n’y a pas, à proprement parler, de laïcité en
Israël, et je reviendrai sur le concept de laïcité un peu
plus loin dans cet exposé.
Ce qui est plus intéressant encore, c’est la façon dont
le monde religieux et ses expressions politiques et institutionnelles réagissent. On peut parler de trois formes
de réaction : celle du Mizrahi (sionisme religieux) ; celle
des courants religieux non sionistes et antisionistes et
celle de ceux qui s’opposent, pour des raisons religieuses, à l’existence même de l’État d’Israël. Mais avant
de décrire ces trois positions, il est intéressant de montrer le rapport de forces entre les trois courants qui traversent les communautés religieuses en Israël.
Pour vous donner simplement un ordre de grandeur :
dans les années cinquante et soixante - je parle d’une
période que je connais bien, ayant à cette époque vécu
dans ce milieux religieux - le Parti national religieux
avait environ douze députés (sur cent vingts), le parti
non sioniste, Agoudat Israël et son appendice, Poalei
Agudat Israël, ayant quant à eux respectivement quatre
et deux députés. Quant aux religieux farouchement antisionistes et anti-État d’Israël, dont on a souvent parlé
dans les cercles pro-palestiniens, ils étaient en réalité
extrêmement marginaux : quelques milliers de personnes, concentrés dans un ou deux quartiers à
Jérusalem et dans un quartier à Bnei Brak, à proximité de Tel Aviv.
Revenons maintenant aux trois courants.
Le Mizrahi
C’est, comme on l’a vu, le parti du sionisme religieux.
Il est à cette époque dominant dans le monde religieux,
non pas parce que son idéologie est dominante dans
l’opinion religieuse, mais parce qu’il est le représentant
du pouvoir et a donc la main-mise sur la plupart des
immigrants. Depuis la fin des années soixante-dix, il a
été ramené à sa dimension, je dirai, naturelle et a perdu
deux tiers de sa force, précisément parce que cette force
était artificielle : on devenait Mizrahi en descendant du
bateau et on ne pouvait pas penser autrement parce
qu’on dépendait du syndicat Mizrahi. On dépendait de
la coopérative de distribution Mizrahi, les enfants
allaient à l’école Mizrahi, le boulot on l’avait en général
par le Mizrahi, en un mot on était Mizrahi.
Politiquement, le Mizrahi se revendique de l’État et
du sionisme, en est une partie intégrante, sa dimension
croyante. « Nous sommes les croyants du sionisme »
disent-ils. En termes religieux, le Mizrahi représente une
lecture très modérée de la religiosité, très « adaptioniste » à la vie moderne : dans les kiboutzims, les fermes
agricoles et les villages agricoles du Parti national religieux, on développe, par exemple, des « techniques »
qui permettent de contourner les lois religieuses,
comme, par exemple celle concernant l’année sabbatique (la septième année) pendant laquelle on n’a pas le
droit de travailler la terre. Que fait-on dans les villages
du Mizrahi ? On la vend à des Arabes pour la racheter
après ; ou encore on met sur la terre un peu de sable et
on dit ce n’est pas de la terre, que c’est du sable. On n’a pas le droit d’utiliser l’électricité le samedi : comment
fait-on alors pour la traite des vaches ? On invente des
techniques qui permettent de contourner l’interdit.
Certaines des techniques ont parfois permis des percées
technologiques intéressantes, mais qui sont perçues par
les religieux plus orthodoxes comme de la triche.
Agoudat Israël
Agoudat Israël représente de fait la majorité des religieux très pratiquants, ceux qu’on appelle les orthodoxes, qui sont clairement non sionistes, se définissant
souvent comme antisionistes, même si, contrairement à
une perception répandue mais erronée, ils ne sont pas
contre l’existence de l’État d’Israël. Ils sont contre le sionisme, qu’ils considèrent comme totalement étranger à
leur foi et à leur théologie. À leurs yeux, Israël est un État
comme un autre, dans lequel ils ont des revendications
en tant que communauté. Ils se considèrent donc
comme une communauté, exactement comme ils le sont
à New York, avec ses besoins propres et qui doit donc
négocier avec l’État ses revendications, dans une relation de communauté à État. Comme Israël est à ce
niveau beaucoup plus proche du modèle américain que
du modèle laïc et républicain français, il existe un large
espace de négociation entre l’État et les communautés
(juives, il s’entend) qui le composent, et l’obtention de
droits spécifiques, de budgets (des financements pour
des institutions liées aux partis religieux, par le biais de
ce qu’on appelle aujourd’hui des ONG, qui, en Israël,
existent depuis des décennies), voire d’une certaine
autonomie (par exemple la reconnaissance par l’État de
leur système éducatif, un peu comme en France l’école libre, mais beaucoup plus « libre » de tout contrôle étatique). L’exemple le plus connu de l’autonomie des juifs
orthodoxes est leur dispense de service militaire. Pour
plusieurs milliers de jeunes qui étudiaient dans des
écoles talmudiques, le service militaire était différé, en
fait annulé. Ces quelques milliers d’étudiants sont devenus, au cours des ans, des dizaines de milliers de pseudo-étudiants.
La relation entre le mouvement religieux non-sioniste
et l’État peut se résumer ainsi : on respecte la souveraineté de l’État, vous respectez notre autonomie. C’est
ainsi que des dirigeants d’Agoudat Israël ont participé
pendant une courte période au gouvernement, puis ont
participé aux coalitions gouvernementales sans être
dans le gouvernement (ce à quoi s’opposaient leurs rabbins pour des raisons d’ordre théologique), en ayant en
général la direction de la commission des finances [12].
Le courant antisioniste militant
Ce courant voit dans l’État d’Israël, dans le sionisme,
une hérésie qu’il faut combattre. Il s’agit-là d’un courant
très petit quantitativement mais qui dispose jusqu’aux
années quatre-vingts d’un pouvoir de pression sur le
cercle plus large que représente Agoudat Israël. Ils sont
un peu la mauvaise conscience d’Agoudat Israël... Ce
sont eux qui brûlent les drapeaux israéliens le jour de la
fête de l’indépendance, eux qui ont levé le drapeau
blanc chaque fois qu’il y avait une guerre, ceux qui veulent faire la paix avec les Arabes derrière le dos de
l’État d’Israël en affirmant : « Nous on n’est pas l’État
d’Israël qui tôt ou tard sera détruit, mais on est avec
vous pour sauver ce qui peut l’être de la communauté
juive en Palestine. » Le ministre des « affaires juives »
dans le gouvernement de Yasser Arafat, Moshe Hirsh est
le dernier avatar de cette communauté qui pourtant
était majoritaire parmi les religieux d’Israël jusqu’à la
création d’Israël. Car jusqu’à la création d’Israël, la grande majorité de la communauté juive ashkénaze est
farouchement contre la constitution de l’État d’Israël [13].
Ce n’est qu’après Hitler, après la venue en masse des
rescapés du judéocide qui a sonné le glas de l’existence juive orthodoxe en Europe de l’Est et qui entraîne
l’immigration en Palestine des rares rescapés, que les
rabbins ont consenti que le monde avait changé, qu’il
fallait changer aussi les relations à la politique et à
l’État d’Israël. Si les orthodoxes ne se voient pas partie
prenante du projet sioniste, je dirai qu’ils l’acceptent
avec un certain soulagement, en disant : ce n’est pas
notre État, ou plutôt, c’est notre État comme la France
pourrait l’être ou la Belgique ou l’Angleterre. On est des
citoyens mais il n’en est pas pour autant un « État juif »,
tout au plus un État où il y a, par hasard ou pas par
hasard, une majorité de juifs, mais il n’a aucune essence spirituelle particulière et donc la relation de la communauté orthodoxe est une relation normale qui lie une
communauté confessionnelle à un État.
L’inexistence d’une laïcité israélienne
Je voudrai maintenant faire une large digression autour
du concept de laïcité. Grossière erreur que de traduire le
mot hébreu « hiloni » par « laïc ». En hébreu il n’y a pas de
mot qui traduise l’idée de laïcité telle que, si je me souviens bien, je l’ai apprise à l’école primaire, c’est-à-dire la
séparation du domaine religieux et du domaine politique,
la religion étant du domaine privé, protégé en tant que tel
par l’État laïc. Mon père qui est un rabbin orthodoxe se
considère, avec cette définition de la laïcité, comme profondément laïc : il défend une séparation totale de l’Église et de l’État ainsi que la protection de l’État pour qu’il
puisse exercer sa foi, hors du domaine public (encore qu’à
Strasbourg, où il a servi, ce n’est pas tout à fait le cas, du
fait du Concordat). On peut être religieux, même hyperreligieux, et croyant et pratiquant tout en étant laïc.
En Israël ce n’est pas possible, car ce concept de laïcité n’existe pas. En Israël, le mot hiloni, qu’on traduit en
général par laïc, veut dire en fait non religieux, ce qui n’a
rien à voir avec la laïcité. La Hiloniut est, je dirai, une philosophie religieuse, pas une philosophie politique. C’est
un rapport (en négatif) à Dieu, ou un rapport (en négatif)
à la pratique religieuse, pas du tout un rapport à la politique. C’est la raison pour laquelle définir le parti
Shinoui, qui vient de faire une percée aux dernières
élections, comme un parti laïc est un immense, immense
contresens. La traduction littérale du sigle du Shinoui
n’est pas « le parti laïc », mais « le parti des classes
moyennes non religieuses ». Le Shinoui ne revendique
pas du tout la séparation de l’Église et de l’État, mais un
changement de la relation de l’Église et de l’État et la
marginalisation des partis religieux et des communautés
religieuses. Par contre c’est effectivement un parti qui
est non religieux, ou plutôt radicalement antireligieux.
Le mot hiloni donc veut dire non religieux, voire bouffer du curé. Il n’y a aucun parti laïc en Israël, dans le sens
d’un parti qui se revendique de la laïcité, et si il y a eu au
cours des quinze dernières années, autour du Meretz et
du Shinoui, une volonté de laïcisation, je la traduirai plutôt comme une volonté de moins de religion et de plus
de libéralisme (dans le sens américain du terme) dans les
relations État-citoyen en Israël. Je dirai que les seuls véritables laïcs en Israël sont les nouveaux immigrants
russes. Je dirai deux mots des Russes tout de suite.
La question de la laïcité n’apparaît quasiment pas dans
le débat public, de la création de l’État d’Israël jusque
vers le milieu des années quatre-vingts. Mais entre-temps
il y a un grand changement. Ce changement se situe le
5 juin 1967. Jusqu’en juin 1967 - et là je fais un raccourci
de la description que je donne dans mon livre Sur la frontière [14] de ce que signifie être religieux en Israël avant 1967,
sur la base de mon expérience personnelle - être religieux, c’est être marginalisé. Soit dans une marge assumée volontairement comme le milieu d’Agoudat Israël qui
ne se veut pas appartenir au « collectif national » ; ils ne
sont pas considérés comme de vrais Israéliens, et ils ne
veulent pas l’être. Ils sont des juifs dans un État israélien,
intéressés uniquement par la défense de leur judaïcité, et
ne tentant nullement de « devenir des Israéliens » : « Que
Dieu nous garde, ce sont des mécréants qui n’ont rien à voir avec l’histoire juive et sa tradition. »
Mais il y a des religieux (qui sont la majorité des religieux organisés derrière le parti national religieux, ou
plutôt à cette époque, le Mizrahi), qui eux, vivent la marginalité comme une tare, et se trouvent dans la marge
malgré eux. Ils voudraient être des Israéliens à 100 % et
font tout pour ressembler au modèle qu’on leur fait
miroiter. Dans Sur la frontière, je cite une de mes tantes
qui me montre avec orgueil le para religieux de notre
synagogue en disant en somme : « Vous voyez nous aussi
on a des paras, on est des vrais Israéliens » ; tout à fait la
même réaction que celle de mon grand-père qui s’était
battu à Verdun, et qui nous disait toujours : « Les juifs
étaient aussi des grands combattants, que ce soit dans
l’armée allemande ou dans l’armée française. » Ce
besoin de montrer qu’on n’est pas différent, qu’on est
des vrais Israéliens, découlait d’un phénomène d’exclusion, l’Autre ne vous acceptant pas réellement comme
partie prenante du collectif national. Le fait même
d’avoir une calotte était perçu comme n’étant pas encore un vrai Israélien, car ce dernier sera non religieux, la
religion étant synonyme de diaspora ; le dos voûté c’est
la diaspora, le teint pâle c’est la diaspora, les lunettes
c’est la diaspora. Je n’ai malheureusement pas le temps
de rentrer dans une sociologie de cette époque, lisez
Tom Segev [15], il décrit très bien l’attitude du Yichouv [16] avant la création d’Israël, pendant la création d’Israël et
un peu après, face à ces juifs de la diaspora ; c’est d’un
racisme terrible, et lorsque cette diaspora existe, en
Israël, sous forme de religieux en papillotes, voire même
sous forme de religieux modernes qui essaient d’être
aussi modernes que les autres, en short, avec la
mitraillette en bandoulière et le pistolet qui sort du
pantalon, mais qui ont une petite calotte, coupée toute
petite, toute petite, toute petite pour qu’elle ne soit pas
trop visible, on continue à les considérer comme des
exclus : certes, ils sont mieux que les autres, mais ce
n’est pas encore ça.
1967, le grand tournant
1967 marque un double tournant. C’est d’abord le
moment où les sionistes-religieux vont non seulement
sortir de la marge où on les avait laissés, mais devenir,
rapidement, l’avant-garde du mouvement sioniste et le
fer de lance de la colonisation. Dès juillet 1967, l’idéologie du rabbin Kook que j’ai évoquée tout à l’heure, qui
voit dans le sionisme le début de l’ère messianique, s’affirme : voilà que nous libérons nos Lieux saints, nous
réoccupons le Mont du Temple et le Mur des
Lamentations, là où le Temple va être reconstruit,
Jérusalem est unifiée, Eretz Israël est enfin réunifiée. Ce
discours va faire des ravages dans le monde religieux
mais aussi dans le monde non religieux. C’est lui qui est
porteur de ce messianisme conquérant et de cette velléité de conquête imbibée de messianisme laïc (ou plutôt non religieux).
Il faut essayer de se remémorer cette période et les
sentiments forts qui animaient la société israélienne,
ainsi, d’ailleurs, qu’une partie des communautés juives à
travers le monde. Mai-juin 1967, c’est la dernière fois que
les Israéliens ont vraiment eu peur, pas semblant comme
aujourd’hui, mais vraiment peur, car on n’évaluait pas
encore le véritable rapport de forces, et on croyait véritablement que l’on risquait d’être jeté à la mer. J’imagine
que les généraux et les politiques ne tombaient pas
dans le piège, mais le peuple, le public, certainement. Je
pense que même Lévy Eskhol, le Premier ministre de
l’époque, partageait cette angoisse ; on dit qu’il pleurait
souvent parce que c’était un juif de la diaspora et non un
vrai Israélien, contrairement à Moshe Dayan et compagnie qui eux savaient très bien ce que serait cette guerre. Toujours est-il que le soulagement provoqué par la
victoire éclair de juin 1967 avait quelque chose de mystique : alors qu’on était sûr d’être massacré, jeté à la mer,
voilà qu’en six jours on a conquis la moitié du Moyen-Orient, écrasé l’Égypte, occupé le Sinaï et pris le contrôle de l’ensemble d’Eretz Israël ; trois États arabes écrasés, écrabouillés, c’était proprement miraculeux et on l’a
effectivement vécu comme un miracle.
Jeannine Lazar, une juive de gauche d’origine française
et imbibée du rationalisme cartésien, expliquait un jour à
une délégation de pèlerins français venue à Jérusalem
qu’elle a vécu à cette époque une espèce d’éclipse mystique et je crois que ce qu’elle dit est très juste.
En juin 1967, une partie importante du monde religieux se nationalise et devient légitime aux yeux du
monde laïc (non religieux), digne enfin de faire partie de
la collectivité nationale. Si vous regardez les posters de
la guerre de 1967, on voit pour la première fois beaucoup
de paras avec la calotte, alors qu’en fait il n’y en avait pas
tellement, mais on les met en valeur et leur discours
porte dans toute la société. Le retour aux Lieux saints, le
retour au Mur des Lamentations, fait vibrer tout le
monde, ou presque ; il faut voir ces mécréants du Mapam, mettant une serviette sur la tête parce qu’ils
n’ont pas de calotte, en train de prier au Mur des
Lamentations avec leur mitraillette pendant à leur côté.
Il y a évidement quelque chose d’obscène dans cette
communion dans un nationalisme conquérant imbibé de
promesse divine, et dans cette symbiose entre une
idéologie religieuse et un projet national. Dès 1968, les
dirigeants non religieux, c’est-à-dire les travaillistes qui
sont encore au pouvoir pour dix ans, parlent des religieux comme « des nouveaux pionniers », alors que hier
encore ils étaient des marginaux. Et en effet ce sont les
religieux, armés du fusil et des livres du Rabbin Kook
qui, les premiers, colonisent la Cisjordanie, laissant aux
militants du Hashomer Hatsair et autres mouvements
« sionistes de gauche » la tâche de coloniser les zones
frontalières, le Golan et la vallée du Jourdain.
La colonisation idéologique, qui avait perdu un peu
de son souffle, est reprise avec un dynamisme sans précédent par le parti national religieux armé de la philosophie du rabbin Kook qui jusque-là était restée une philosophie complètement marginale, voire hérétique, aux
yeux de beaucoup de religieux : pour les disciples
d’Abraham Isaac Hacohen Kook, le sionisme est un mouvement quasi-religieux, un phénomène à dimension
théologique ; on intègre le sionisme dans la religion et la
religion dans le sionisme.
Cette synthèse qui se dessine dès l’automne 1967,
ouvre un processus de démarginalisation des religieux.
Ils deviennent beaucoup plus légitimes, non seulement
comme parti avec qui on fait une alliance politique
comme ça avait été le cas avec le Mizrahi, mais comme
courant de pensée. De la marge à la légitimité et, plus tard, de légitimité non pas à l’hégémonie, ce serait très
exagéré, mais à une place centrale dans le discours et la
politique hégémoniques [17]. L’exemple caricatural de
cette évolution, c’est, beaucoup plus tard, Ehoud Barak.
Ehoud Barak, c’est connu, vénérait les colons religieux
d’extrême droite. La première chose qu’il fit après avoir
été élu en 1999, c’est d’aller à Ofra, coeur de la colonisation ultra-messianiste, des fadas mystiques, élèves du
rabbin Kook deuxième génération de colons, et les
appelle « mes frères chéris », non pas par démagogie,
mais du fond du coeur. Contrairement à son mépris non
caché envers son propre électorat, Ehoud Barak aime
l’extrême droite religieuse qui lui rappelle ce que fût la
génération de ses parents, ceux qui colonisent avec dans
une main la pioche, enfin un tracteur, et dans l’autre une
mitraillette Uzi, qui n’est d’ailleurs plus un Uzi mais un
M16 américain ; il s’identifie à eux et dit en fait : « C’est
ça que je voudrais que mes enfants soient, comme moi
j’ai été, comme mon père a été. Mais qui sont mes
enfants, qui sont mes électeurs ? Ces mous ? Ces
couilles molles qui vous parlent de vivre normalement,
des gens qui ne veulent plus la guerre, qui n’ont plus
l’énergie de faire la guerre ? » La jeunesse travailliste
sombre dans l’hédonisme (c’est le mot utilisé), dans une
volonté de vivre normalement, dans la normalité, mais
alors quid du projet de l’État juif, où en est notre rêve ? Il
ne reste alors plus qu’à prendre en route le train messianique dont la locomotive est par définition religieuse.
Ehoud Barak, on ne l’a pas suffisamment écrit dans ses
biographies, a un rapport à la religion qui est exactement le contraire de celui de Yitshak Rabin. Yitshak Rabin,
c’est la génération précédente, laïque, ou plutôt antireligieuse, qui méprise les religieux ; c’est pourquoi il méprisait les colons qui le lui ont fait payer cher, très cher, précisément parce qu’il ne cachait pas son mépris vis-à-vis
de ce discours mystique, messianique. Ehoud Barak c’est
autre chose : c’est la victoire finale (pour les prochaines
décennies) de la nouvelle synthèse entre le sionisme
non religieux et le messianisme conquérant, le parachèvement d’un double tournant qui légitime la religion et
les religieux dans le collectif sioniste dominant et son
discours politique et idéologique, et intègre le nationalisme sioniste dans le discours religieux dominant.
Centre et périphérie : nouvelle donne
À partir des années 1980, nous avons une deuxième
étape dans ce changement du rapport entre religion et
État. Ça ne commence pas par une question de religion,
mais par une question de périphérie en général. Je
disais que les religieux étaient dans la périphérie
d’Israël. Ils étaient un peu perçus comme ces immigrants
qui viennent de la campagne à la ville et qui, pour la première génération en tout cas, ne sont pas vraiment des
citadins. Ils sont dans une espèce de phase préparatoire. La relation de l’État d’Israël aux immigrants venus des
pays arabes et aux immigrants qui sont restés religieux
est celle de candidats postulants à l’israélité, dans une
situation de transition. On leur dit en substance : d’ici
une génération ou deux, vous serez des vrais Israéliens,
vous jetterez votre calotte, vous aurez le teint un peu foncé et moins pâle, vous perdrez vos lunettes, si possible vous deviendrez un peu plus blond et les yeux un
peu plus bleus. Ça, c’est le rêve. Et ce n’est pas pour vous
faire rire que je dis ça : il suffit de regarder les posters
des années cinquante et soixante. Le « bel Israélien » n’a
évidement jamais de calotte, ce qui aujourd’hui est complètement différent ; les jeunes filles ont en général des
shorts très courts ; ils sont, l’un et l’autre, blonds ou alors
un espèce de châtain qui a déteint au soleil et ont toujours des yeux bleus. Il y a eu, en 1998 une exposition
des posters des années cinquante et soixante, et en les
regardant on se demande parfois si ce sont des posters
soviétiques car il y a beaucoup du style soviétique, voire
même s’il s’agit de posters nazis. Il y a une longue introduction par un des grands spécialistes de l’art graphique
en Israël sur cette ambiguïté du poster israélien des
années cinquante et soixante.
Donc les religieux, mais pas seulement les religieux, les
juifs de culture arabe, tous ceux qui ne sont pas occidentaux, laïcs, non religieux, blonds aux yeux bleus, etc., sont
la marge. On l’a appelé « l’autre Israël », ou, plus récemment la périphérie, la marge [18]. Contrairement aux attentes
des pères fondateurs, cette marge ne s’est pas assimilée,
ne s’est pas intégrée. Dans les années quatre-vingts la
marge est plus marge que jamais et le fossé entre la périphérie et le centre est plus profond que trente ans auparavant, sans doute parce que la marge ne croit plus à l’assimilation, à l’intégration. Ça, c’est la grande différence.
Si le centre n’a pas su intégrer la périphérie, c’est parce qu’il n’était pas laïc - cette fois dans le sens français du
terme - parce qu’il y avait une conception de l’État et de la société qui voit chaque communauté à part. Il fallait une
philosophie laïque et celle-ci est évidement incompatible
avec l’idée d’État juif. Lorsqu’il n’y a pas d’intégration, il
n’y a pas d’assimilation. On a une périphérie qui continue
à exister mais qui devient numériquement majoritaire et
qui cesse progressivement d’avoir des complexes. La première génération des juifs irakiens, des juifs tunisiens,
des juifs yéménites ou des juifs religieux aurait bien voulu
être des vrais Israéliens ; elle acceptait le modèle hégémonique, admirait les Israéliens, les Moshe Dayan, les
Yitshak Rabin. Elle rêvait d’être comme ces posters du bel
Israélien ; elle vivait avec un immense complexe d’infériorité. Après une génération ou deux générations, ce n’est
plus du tout comme ça, et le discours change du tout au
tout : la nouvelle revendication des juifs de culture arabe
et des juifs religieux est d’être perçus comme appartenant
à part entière au collectif juif dominant : « J’ai moi aussi fait
mon service militaire, même si c’est vrai que j’ai été cuistot et que lui a été para, j’ai payé mes impôts comme tout
le monde, j’ai trinqué comme tout le monde, j’ai eu des
morts comme tout le monde dans les attentats ou dans les
guerres, etc., alors pourquoi vais-je continuer à être perçu
et considéré comme pas tout à fait Israélien ? Je veux aussi
être au centre, je veux l’égalité. » On est à la fin des
années soixante-dix et les années quatre-vingts, dans un
Israël qui se libéralise, se libéralise dans les deux sens,
qui devient un pays plus libéral, plus individualiste, plus
individuel, où faire une carrière ou dire « je » deviennent
de plus en plus légitimes ; c’est un pays qui se détotalitarise, ou émerge le « je », le « nous » sectoriel et la revendication d’égalité, tout ce qui ne pouvait pas s’affirmer
dans un État où il n’y avait qu’un modèle légitime, ceux
qui en faisaient partie et ceux qui en étaient exclus.
Cette revendication égalitaire, des juifs arabes et des
religieux s’exprime à travers la montée fulgurante du
mouvement Shass. Ce mouvement, qui est à la fois l’expression des religieux et l’expression des juifs arabes,
exprime mieux que tout autre cette volonté de démarginalisation : « Pourquoi est-ce qu’on va être des citoyens
de deuxième classe ou de troisième classe, quelque part
entre le vrai Israélien et l’Arabe ? On est des juifs et on
veut l’égalité, on n’est pas des Arabes ! » (Ça c’est un problème, et on le traitera plus loin.) Il y a un combat pour
l’égalité qui s’exprime d’abord par une place de plus en
plus importante dans les centres de décision politique
(les partis religieux se renforcent au Parlement et dans
les administrations), et ensuite par le renforcement de la
légitimité de ces partis religieux dans le centre hégémonique [19]. C’est ainsi que le Shass et le parti national religieux deviennent des partis indépendants et plus simplement des satellites du parti travailliste, ce qui va
d’ailleurs hâter la chute du parti travailliste.
Les partis religieux deviennent ainsi une des composantes de l’hégémonie politique, de la classe politique
au pouvoir, je dis de la classe politique, pas de la classe
dominante dans le sens marxiste, car l’économie, elle,
reste aux mains de ceux qui l’ont contrôlée. Les faiseurs
d’opinion, les médias, les producteurs de culture et surtout tout le système juridique restent dans leur grande
majorité le vieil Israël, le bel Israël, l’Israël occidental,
l’Israël laïc. Mais le pouvoir politique change et la place
des religieux dans ce pouvoir politique s’affirme, ce qui
permet aussi de changer ou plutôt de stopper le processus de laïcisation ou de « déreligionisation » qui traverse la société israélienne.
Je dis stopper, parce que sur ce point les religieux ont
tout à fait raison : Israël connaît, au cours des années
quatre-vingts, début des années quatre-vingt-dix un processus de normalisation. Israël essaye de devenir ou
aspire à devenir une société démocratique et libérale
normale. On veut être comme tout le monde, arrêter les
liens avec le peuple juif, cesser de s’accrocher à l’histoire, en finir avec le sionisme militant, c’est-à-dire aussi
mettre fin à l’occupation. On veut vivre, on veut vivre
normalement ; ras-le-bol de l’armée, ras-le-bol du drapeau, mourir pour la patrie, c’était bon pour la génération précédente, comme aimait me le répéter mon fils.
On a donné, vous avez donné, on veut vivre. Ça c’était le
nouveau discours dominant. Un des effets de cette
volonté de normalisation est que la société devient plus
laïque, ou plutôt moins religieuse, et les religieux commencent à comprendre qu’il faut se battre pour maintenir le statu quo. En ce sens c’est tout à fait vrai qu’ils
mènent un combat d’autodéfense, contrairement à l’affirmation de mes amis soi-disant laïcs pour qui ce sont
les religieux qui voulaient changer le statu quo et imposer de nouvelles lois, imposer la religion. C’est faux,
matériellement faux. Au cours de la seconde moitié des
années quatre-vingts et la première moitié des années
quatre-vingt-dix, les religieux mènent une bataille
défensive pour rétablir le statu quo.
Prenons l’exemple de Jérusalem, ville à forte influence religieuse. Jusqu’au début des années quatre-vingts,
à Jérusalem (et je parle de Jérusalem-Ouest uniquement), il y avait deux boucheries non casher (l’une
d’entre elles appartenant à un Arabe) et un seul restaurant ouvert le samedi, dans lequel il fallait rentrer par
derrière. Au milieu des années quatre-vingts, il y a des douzaines de restaurants ouverts le samedi, il y a tout un
quartier où les bars et les discothèques sont ouverts le
vendredi soir, déjà avant l’immigration russe. Après l’immigration russe, on compte plus de boucheries non
casher que de boucheries casher, j’exagère évidement,
mais les boucheries non casher se développent, discrètement d’abord puis de moins en moins discrètement,
des magasins ouvrent le samedi, en général à l’entrée
des kiboutzims, les transports publics (sauf à Haïfa qui a
toujours eu un statut exceptionnel) ne sont pas encore
autorisés, mais il y a des transports semi-publics le
samedi. Les religieux disent donc : ça suffit comme ça, et
obtiennent toute une série de nouvelles lois visant à
imposer l’interdiction de ce qui est perçu par eux comme
ouvertement antireligieux. Mais, contrairement à l’image
qu’on a en général, il s’agit là d’une législation d’autodéfense. La population israélienne, la société civile si on
veut, est moins religieuse qu’il y a trente ans ; c’est précisément parce que le porc s’est imposé qu’il a fallu
voter une loi contre le porc, parce que le porc devenait
visible ; tant qu’il était secret, qu’il était dans une petite
boucherie que quelques initiés, en général originaires
de Berlin, connaissaient, on n’avait pas besoin de loi
contre le porc. Certes, il y avait une loi qui interdisait
d’élever le porc, mais ni de le vendre ni de le manger.
Autre exemple : la loi contre le pain pendant la fête de
Pâques. Selon la tradition juive on n’a pas le droit de
manger du pain ou tout ce qui est à base de pain. On a
dû voter cette nouvelle loi précisément parce qu’il y
avait de plus en plus de restaurants qui vendaient du
pain pendant la fête de Pâques...
Les religieux disent : « Mais qu’est-ce que c’est que
ça, on n’est plus dans un État juif, si on voit du porc dans toutes les devantures, si on trouve du pain à Pâques, si
le samedi tous les magasins sont ouverts, etc., c’en est
foutu de notre État. » Et c’est-là que commence une véritable guerre culturelle entre, d’une part, une société qui
se libéralise, se normalise et donc se laïcise (dans le sens israélien du terme), et d’autre part, un monde religieux et un courant politique religieux qui a de plus en
plus de poids dans l’appareil politique et dont le poids
se traduit par de nouvelles lois qui souvent ne sont pas
appliquées parce que pas applicables.
Il faut également souligner un autre phénomène :
contrairement à la société, l’État devient plus religieux et
le discours d’État devient plus religieux. Ce phénomène
commence avec Menahem Begin lorsqu’il est élu
Premier ministre en 1977. Jusqu’à 1977, ce sont les travaillistes qui sont au pouvoir. Les travaillistes sont par
définition non religieux, pas laïcs, mais non religieux,
voire antireligieux. Menahem Begin et son parti, le
Likoud, par contre, ont une histoire enracinée dans le
monde religieux. Contrairement à la tradition du mouvement ouvrier sioniste, une tradition social-démocrate ou
populiste russe, le Heruth (qui est le noyau d’origine du
Likoud) loin d’avoir une approche non religieuse ou hostile à la religion, est imprégné de religiosité. Begin
célèbre le Shabat, pas comme un fanatique orthodoxe,
mais va à la synagogue, met une calotte lorsqu’il récite
un verset biblique, ce que ni Ben Gourion ni Yitshak
Rabin n’étaient capables de faire. En ce qui concerne
Yitshak Rabin et sa génération, ils ne savaient même pas
ce que c’était car ils n’avaient plus aucun lien avec la culture juive. Chez le Likoud c’est différent, ils ont grandi
avec des valeurs et une formation religieuses, même minimales. Cette génération de dirigeants du Likoud ne
sont pas des religieux mais ne sont pas étrangers et ne
considèrent pas la religion comme quelque chose
d’étranger à leur culture et à leur identité, ce qui permet
un dialogue beaucoup plus facile avec les religieux qui y
trouvent un allié plus naturel.
C’est ainsi que se brise l’alliance entre les partis religieux et les travaillistes, qui était une alliance basée en
général sur un programme modéré dans le domaine politique, et se forme une nouvelle alliance entre les religieux
et la droite, sur la base d’un culturel commun mais qui
rapidement s’élargit au domaine politico-idéologique. Le
dénominateur commun entre les religieux et la droite est
d’abord le rejet de l’anti-religiosité et de l’anti-oriental, le
rejet de cette pseudo-modernité travailliste. C’est dans ce
rejet du pouvoir travailliste, de son idéologie et de sa culture, que se forme un bloc des religieux, des juifs sépharades et de la droite. Contrairement à ce qu’on a parfois
cru, le ciment du bloc de droite n’est pas l’idéologie antiarabe mais l’anti-travaillisme ; c’est un projet de société
qui les unit, pas un projet politique, mais comme dans
toutes les symbioses, les idéologies respectives des deux
composantes du bloc s’interpénètrent : il devient de plus
en plus religieux mais aussi de plus en plus nationaliste.
En l’espace de dix ans, la religion devient le discours officiel de l’État d’Israël : porter la calotte devient un must, il
n’y a plus d’événements publics sans prières, on n’ouvre
plus une session parlementaire sans faire telle ou telle
prière. En d’autres termes, la religion se réinvestit ou s’investit dans le politique et le nationalisme rentre dans la
religion. Des partis comme Agoudat Israël ou comme le
Shass qui, auparavant, étaient politiquement modérés,
pour qui non seulement la question du grand Israël ne voulait rien dire, mais considéraient ce nationalisme messianiste comme hérétique, ces partis donc intègrent ce
messianisme dans leur philosophie. Si l’on veut, on a à la
fois une nationalisation de la religion et une confessionalisation de l’État.
Mais tout ceci avec, simultanément, une société qui
est toujours dans une dynamique de laïcisation dans le
sens de moins en moins de respect des normes religieuses, avec en plus un apport d’un million de Russes
qui sont tout sauf religieux et souvent tout sauf juifs. On
entre ainsi dans une situation absolument explosive.
Cela va sans doute vous surprendre, mais, à mes yeux,
l’assassinat d’Yitshak Rabin c’est ça. Ce n’est pas Oslo et
la paix avec les Palestiniens, même si c’est aussi Oslo,
mais c’est surtout l’expression d’un clash entre projets
sociétaux, le résultat d’une véritable guerre culturelle
entre deux sociétés, que certains ont appelé Judée et
Israël, la société des juifs et celle des Israéliens, deux
Israël qui se confrontent idéologiquement. Quand ils
parlent de Tel Aviv, les religieux disent souvent Sodome
et Gomorhe, et lorsque les laïcs parlent de Jérusalem,
c’est pour eux le Vatican ou encore l’Iran des Ayatollahs.
Yitshak Rabin représente aux yeux de l’autre Israël le
danger d’une poursuite de la réforme. Je rappelle que le
gouvernement Rabin, c’est le retour au pouvoir des travaillistes après dix-sept ans de pouvoir de la droite et
donc de renforcement de la dimension religieuse dans
l’appareil politique. Et voilà qu’Yitshak Rabin constitue
un gouvernement laïc, voire antireligieux, ce qui n’est
d’ailleurs pas tout à fait exact puisque dans sa coalition
il y a le parti national religieux, le parti le plus à droite et
qui est lui-même devenu beaucoup plus religieux que
ce qu’il était vingt ans auparavant.
La cassure totale, voire même la haine, entre cet Israël
et l’Israël que représente Yitshak Rabin est bien autour
de cette question : quel État, quelle société voulons-
nous ? Qui sommes-nous, des juifs ou des Israéliens ?
Quel est notre rapport à notre culture, à notre identité ?
La question des territoires et de la paix n’est qu’un élément, je dirai presque secondaire, ou plutôt un élément
qui n’a de sens que dans le cadre plus global de deux
projets de société qui se confrontent. C’est une véritable
guerre de cultures qui divise Israël et qui mène jusqu’à
l’assassinat du Premier ministre.
Les questions économiques et sociales jouent aussi
un rôle. Yitshak Rabin et la gauche, c’est le parti des
classes riches et qui a fait du tatcherisme son idéologie.
Certes, tous les partis et tous les gouvernements ont fait,
depuis le milieu des années quatre-vingts, de la privatisation et de la dérégulation, le coeur de leur philosophie
économique, mais ceux qui en ont été les idéologues,
ceux qui non seulement ont mené cette politique mais
l’ont présentée comme le nouveau paradigme du progrès, c’est la gauche. C’est Shimon Pérès, c’est les Pérèsboys, c’est dans une certaine mesure même le Meretz.
L’écroulement de l’État social, de cet État-protection,
État-providence, qui était pour les citoyens juifs à la fois
papa et maman, l’État de Ben Gourion tel que je le décrivais au début de cet exposé, est pour beaucoup
d’Israéliens, lié au processus de paix. La paix, pour eux,
signifie le chômage, l’écroulement d’un système de santé
qui était un des meilleurs du monde, un système éducatif qui, en dix ans, s’est désintégré. Et c’est dans les partis religieux et les institutions sociales qu’on trouve la
protection sociale que l’État ne veut plus donner. Les
écoles du Shass et d’Agoudat Israël sont les seules écoles
où les enfants étudient jusqu’à quatre heures de l’aprèsmidi avec un repas à midi gratuit, où il y a des ramassages
scolaires, etc. Certes, ce sont des écoles où on n’apprend
strictement rien du tout, ce sont de véritables madrasse où
on ânonne des stupidités et raconte des légendes infantiles ; mais pour une famille qui a six ou sept gosses et
qui vit à Ofaquim, une de ces petites villes pauvres de la
périphérie qu’on continue, après quarante ans, à appeler
« villes d’immigrants » et qui sont en pleine crise sociale
et économique, cette école religieuse est une véritable
bouée de sauvetage, c’est cinq gosses à qui on donne à
manger à midi, qu’on prend en charge jusqu’au soir. Et en
plus il y a les mouvements de jeunesse. Alors qu’on leur
enseigne des bêtises, tant pis ou peut-être même tant
mieux, au moins ils ne vont pas tomber dans la drogue.
En ce sens, l’intégrisme en Israël est exactement comme
l’intégrisme dans d’autres pays, comme le Hamas, comme le Fis en Algérie : c’est avant tout une réponse à
des besoins sociaux ainsi qu’à une demande de solidarité, de solidarité sociale. Dans les quartiers religieux, dans
les villes d’immigrants, le Shass met en place une véritable structure sociale, une solidarité sociale. L’État s’est
dé-régularisé, dé-responsabilisé, c’est donc la société - une partie de celle-ci - qui prend ses responsabilités :
qui ouvre des cliniques, qui dispense des soins dentaires (qui, en Israël, sont extrêmement chers). Aujourd’hui,
pour avoir le même niveau de santé qu’on avait il y a dix ans, il faut payer. Formellement la santé est gratuite, il y
a la sécurité sociale, mais pour avoir le même niveau qu’autrefois en termes de médicaments, en termes de
soins, il faut rajouter beaucoup d’argent. Et ça, les plus pauvres, et ils sont légion, le font par le biais d’associations liées aux partis religieux.
Je voudrais terminer sur la situation dans laquelle on
se trouve aujourd’hui.
L’assassinat d’Yitshak Rabin met fin à un processus de
normalisation, et remet au pouvoir, avec beaucoup plus
de force qu’auparavant, ce bloc des droites où la religion
joue un rôle de plus en plus central. Mais, parallèlement,
la société elle-même n’a pas changé. Et, au contraire,
avec l’apport de plus d’un million de Russes, elle
devient encore moins religieuse qu’avant.
À la veille de l’Intifada, Israël se trouve menacée par
ce qu’on appelle, dans nos médias, une guerre des cultures, une guerre civile entre les partisans d’un État,
entre triple guillemets, moderne et laïque, et ceux qu’on
appelle la périphérie qui demande une place pour son
existence comme communauté religieuse, traditionaliste
et orientale. Dans cet État de guerre civile larvée, la percée du parti Shinoui est significative. Avec ses quinze
députés, c’est un parti qui ne défend aucun programme
sur le conflit israélo-arabe, et s’il dit quelque chose c’est
plutôt à droite du centre, et qui a mené toute sa campagne autour d’un drapeau, d’un concept, le concept
israélien de laïcité, c’est-à-dire la haine des religieux,
avec des véritables relents d’antisémitisme, des caricatures du juif pratiquant qui ne dépareraient pas dans
des brochures antisémites publiées en Europe. Le
Shinoui, c’est le parti de la peur, c’est le parti de ceux qui
ont peur justement de cette périphérie dans ce qu’elle
est sociale, dans ce qu’elle est pauvre, dans ce qu’elle
est non occidentale, dans ce qu’elle est traditionnelle et
croyante. C’est ça le dénominateur commun des centaines de milliers d’électeurs du Shinoui. Ce n’est évidement pas un hasard si ce parti se nomme - c’est son
nom officiel - le parti des classes moyennes. Qu’est ce que ça veut dire « classes moyennes » si ce n’est ceux
qui se mettent en conflit avec les pauvres, car ce serait
vraiment trop grossier que de se nommer « le parti de
l’aristocratie bourgeoise ».
La propagande du Shinoui peut se résumer ainsi : « Vous, classes moyennes, qui avez peur du peuple
parce qu’il est religieux, parce qu’il est primitif, ou, en d’autres termes, parce qu’il n’est pas occidental et parce
qu’il est pauvre, qui menace notre mode de vie et prend de l’argent dans nos caisses pour ses écoles religieuses,
unissez-vous, au-delà des divergences sur le conflit israélo-arabe, pour faire barrage aux barbares. » Et cette
campagne a pleinement réussi : quinze députés, c’est énorme ; et ce au moment où le Shass perdait une partie
non négligeable de son électorat.
La guerre de culture, le Kulturkampf, qu’on a vécue
depuis quinze ans, et qui menaçait la stabilité et même la
cohérence sociale israélienne, n’a pas disparu. Elle est
étouffée aujourd’hui par le conflit extérieur, par le conflit
avec les arabes, mais au fond, la société reste éclatée. En-
dessous du discours politique unique (« On est dans la
survie, les Arabes veulent nous détruire et vive Ariel
Sharon »), en-dessous il y a deux sociétés qui sont aujourd’hui plus éloignées encore qu’elles ne l’étaient avant.
Je terminerai par une prédiction, qui vaut ce qu’elle
vaut comme toujours, car chez nous, dans la tradition
juive, on dit que depuis la destruction du Temple, il y a
deux millénaires, la prophétie a été donnée aux enfants
et aux imbéciles. Je suis pourtant très intéressé par ce
qui va se passer aux prochaines municipales. Déjà aux
municipales précédentes on a fortement senti cette
guerre de cultures parce qu’aux municipales c’est en
général moins la grande politique qui est à l’ordre du jour, et davantage les problèmes du quotidien. Au cours
des élections municipales précédentes, on a pu remarquer, dans certaines villes, une tension très grande surtout dans les villes où il y avait une forte communauté
russe. Il s’agissait d’un combat de pouvoir mais aussi
d’un combat sur le type de société qui allait se développer dans la ville. Une ville comme Ashdod, une ville
comme Beit-Shemech ou Ashkelon, qui étaient autrefois
essentiellement peuplées de communautés juives
marocaines, kurdes et irakiennes, ces villes de développement où on mettait les immigrants et on leur disait ça
c’est chez vous, sont devenues des villes mixtes, avec
une forte population russe ; très rapidement ces Russes
se sont battus pour le pouvoir. Il ne s’agit pas, comme
dans le passé, d’une vague d’immigration qui attend son
tour : elle dépasse toute la queue pour être tout de suite
en tête. À Ashkelon, par exemple, il y aura sans doute
bientôt un maire russe. Et cette lutte pour le pouvoir,
pour l’hégémonie, a déjà provoqué des bagarres. Si le
sang n’a pas encore coulé, on n’en était pas loin, que ce
soit à Ashkelon et à Ashdod. Et j’aimerais bien voir ce
qui va se passer aux prochaines élections, malgré l’attention tournée vers l’Irak, vers Ramallah ou Gaza...
Je terminerai par une anecdote qui reflète peut-être
mieux que tout cette situation. C’était dans la ville de
Beit-Shemesh, à une quinzaine de kilomètres de
Jérusalem, une ville qui était essentiellement une ville
marocaine, une ville pauvre, une ville de développement, une ville qui connaît aujourd’hui une croissance
économique et démographique sans précédent parce
qu’on y a installé une grande communauté russe, très
battante. À Beit-Shemesh, il y a eu des investissements importants, et il y a deux communautés qui s’entreregardent, c’est-à-dire qui vivent dans deux parties différentes de la ville. Les Russes sont venus, des boucheries non casher se multiplient, les religieux, qui étaient
jusque-là la grande majorité, ont vécu cela comme une
agression et ont tenté par des lois municipales d’imposer la fermeture de ces boucheries. Je ne sais plus ce qui
s’est passé avec les lois. Est-ce que les Russes ont ignoré les lois et ont préféré payer des amendes ou est-ce
que les lois ne sont pas passées ? Je ne m’en souviens
plus. Toujours est-il que les boucheries sont restées
ouvertes. Alors quelques commandos apparemment liés
au parti Shass ont brûlé une ou deux boucheries, ce qui,
d’ailleurs, avait déjà eu lieu dans d’autres villes. Quelle
a été la réaction des Russes ? Ils sont venus en masse à
la municipalité et ont dit à l’adjoint au maire devant
toute la presse : « La prochaine fois que vous nous brûlez une boucherie, on vous brûle une synagogue. » Ça
c’est l’immigration juive dans l’État juif en 2001.