La vérité derrière les souffrances infligées aux enfants de Gaza au cours des quatorze derniers mois de l’assaut génocidaire, c’est que dans un État colonial, les enfants « des autres » ne sont pas censés avoir d’avenir. Leur croissance – physique, émotionnelle et cognitive – doit être freinée.
Chassés de leurs maisons et de leurs terres, violés, assassinés, incarcérés et torturés, à Gaza les enfants sont soumis à une élimination à grande échelle. Exclus de l’humanité – ce sont de « petits serpents » dont la naissance même les marque comme des « autres » dangereux, comme une « menace démographique », comme des terroristes réels ou potentiels. L’ampleur des meurtres, des mutilations, ainsi que des agressions – famine, maladie, froid – contre les corps des survivants est telle qu’il est difficile de les identifier.
Nés au sein d’une population déplacée qui subit déjà les effets intergénérationnels de la Nakba, les cliniciens peuvent prédire que les traumatismes physiques et psychologiques infligés aux enfants de Gaza auront des effets à vie, quelle que soit l’aide qui leur sera apportée. Ils devront faire face à l’avenir, avec un héritage terrifiant de pertes, de traumatismes, de mutilations et de privations de toutes sortes.
Le racisme, qui fait partie intégrante de la violence coloniale et du génocide, est à l’origine de cette collusion des alliés d’Israël, notamment dans l’invisibilisation de ceux qui sont attaqués. Tant que les citoyens de Gaza, dont les enfants, peuvent être considérés comme « autres », comme, selon les termes de Fanon « ces masses hystériques, ces visages dépourvus de toute humanité, ces corps distendus… ces enfants qui semblent n’appartenir à personne… » [1], ils peuvent être oubliés. Les enfants extraits des décombres, hurlant de douleur, cherchant leurs parents disparus, se pressant désespérément autour des postes de ravitaillement suscitent la pitié et l’indignation morale. Mais la pitié peut également constituer une forme d’« aliénation » si les enfants ne sont considérés que comme des victimes impuissantes, passives et sans pouvoir d’action. Il peut sembler inapproprié de penser que les enfants exercent une action au milieu de cette dévastation. On pourrait craindre que le choix même du mot sumud ou la description d’actes de résistance affirmant la vie ne minimisent l’énormité de ce qui est infligé aux enfants.
Dans le cadre de mon travail thérapeutique avec les enfants et les familles, j’ai appris qu’il est facile de penser que, parce que les enfants ne devraient pas avoir à souffrir de violence, d’abus ou à assumer des responsabilités d’adultes, nous devons les sauver. Si nous ne le pouvons pas, nous nous sentons impuissants. Ce sentiment d’impuissance peut empêcher de rechercher comment les enfants eux-mêmes pensent leur situation.
Comment les enfants font-ils face à une situation aussi désastreuse ? Nous pouvons être attentifs aux récits des enfants et nous concentrer sur la façon dont, même jeunes, ils refusent la colonisation de leur esprit. Les enfants au milieu d’un génocide, survivant dans une zone de mort, dans un milieu détruit, doivent faire face à leur propre mort prématurée, même si cela nous choque et nous consterne. Le titre de l’article fait référence à ce que certains enfants écrivent sur leurs mains ou leurs bras au cas où leurs corps seraient retrouvés sans personne pour les identifier. Les enfants peuvent inscrire les noms d’autres membres de leur famille quand ils savent qu’ils sont enterrés sous les décombres. Cette insistance à donner un nom, à affirmer son identité au milieu de la mort et de la destruction peut être considérée comme une forme de résistance, un refus de mourir sans nom et sans visage et de préserver le lien avec les parents qui les ont nommés.
Un autre aspect du travail thérapeutique qui fait appel à l’esprit actif des enfants consiste à les inviter à poser des questions à leurs parents, aux adultes. Cette méthode thérapeutique leur offre la possibilité de demander des comptes aux personnes qui ont pris des décisions les concernant. Il peut s’agir d’un moyen d’interroger un monde d’adultes qui semble distant et indifférent. Et à Gaza, ils ont de nombreuses preuves de l’indifférence du monde. Partout, les psychothérapeutes et des citoyens concernés ont été indignés du fait que de jeunes enfants aient à poser des questions qui montrent qu’ils sont témoins et confrontés très tôt dans leur vie à l’inévitabilité de la mort.
Cependant, ces récits reflètent aussi un défi éthique que les enfants lancent au monde.
La plupart des enfants ont un sens profond de la justice et s’attendent à vivre dans un univers moral. Une médecin à Gaza a rapporté en mai 2021 que sa fille lui avait demandé : « Pourquoi nous bombardent-ils ? Est-ce parce que nous sommes de mauvaises personnes ? » Ce discours moral est évoqué à maintes reprises par les adultes et les enfants. « Qu’est-ce qu’il/elle a fait pour mériter cela ? »
Les questions des enfants révèlent à la fois les conditions insupportables qu’ils doivent endurer et leur créativité pour faire face à ces circonstances et tenter de leur donner un sens. L’attention portée à ces significations permet d’atténuer les effets déshumanisants d’une vision qui les considère comme une menace, ou comme un « cas » humanitaire. La mise en évidence de la subjectivité des plus jeunes citoyens de Gaza aura-t-elle le moindre effet sur leurs souffrances alors que ce génocide se poursuit impitoyablement ? Bien sûr que non.
Mais ils ont, comme tous les enfants, des préoccupations morales légitimes à partager. Ils sont bien sûr les victimes d’un génocide qui a pour but d’avorter leur avenir. Mais ils sont plus que cela. Ils interprètent, répondent et résistent. Et nous devons être à leurs côtés, soutenir et honorer leurs espoirs et leurs rêves, avant tout pour la justice, la sécurité et le droit à un avenir.
Gwyn Daniel *
Traduction du texte original en anglais par MS
*Gwyn Daniel est psychothérapeute, formatrice et écrivaine britannique. Elle est membre du réseau britannique pour la santé mentale en Palestine – UK Palestine Mental Health Network et mécène du Palestine Trauma Centre qui travaille sur le terrain à Gaza.
Les enfants de Gaza se posent des questions
Quand on sera mort, est-ce que j’entendrai ta voix ?
Quand je serai mort, est-ce qu’ils vont m’enterrer avec maman et papa ?
Quand il va pleuvoir, est-ce qu’on va être noyés sous la tente ?
Quand ils vont bombarder la tente, est-ce qu’on va brûler ?
S’ils bombardent quelqu’un pendant que je suis en train de marcher à côté de lui, est-ce que moi aussi je serai martyr ?
Si un missile nous frappe, est-ce que je vais le sentir ?
Quand un missile nous frappe, est-ce qu’on a mal ou est-ce qu’on meurt tout de suite ?
Je ne veux pas mourir en petits morceaux.
Les chiens qui mangent les corps des martyrs, vont-ils se transformer en humains ?
Les enfants qui ont les jambes amputées, est-ce qu’il leur pousse de nouvelles jambes ?
Pourquoi le visage du garçon est plein de sang ?
Quand est-ce qu’on va mourir et être débarrassés des bombardements et des Israéliens ?
Les pilotes israéliens qui bombardent les enfants ont-ils des enfants ?
Tous les jours vous dites que demain la guerre sera finie.
Depuis combien d’années c’est la guerre ?
Je veux aller au paradis parce qu’il n’y a pas de peur et pas de guerre, et il y a tout ce qu’on veut.
Quand est-ce qu’on va arrêter d’attendre et de faire la queue pour avoir de l’eau douce et de l’eau salée ?
Quand est-ce qu’on va retourner à l’école ?
Quand est-ce qu’on va retrouver notre chambre et que les déplacés vont retourner chez eux ?
Quand est-ce que la guerre va finir ?
Quand est-ce que la destruction et la mort, ça va arrêter ?
Ces questions ont été collectées par les thérapeutes du Palestine Trauma Center à Gaza.