Imaginons quelque reportage imaginatif en temps de guerre : "le 26 avril 1937, les habitants de la ville basque de Guernica se sont ’accrochés’ avec les avions de chasse allemands qui lançaient des explosifs et des bombes incendiaires. La ville a été pulvérisées lors des ’ heurts ’ et 1 600 personnes ont péri ". De toute évidence, aucune personne saine d’esprit n’écrirait ces lignes puisque la nature de la relation de pouvoir entre le corps humain d’un côté et de monstrueux bombardiers aériens de l’autre est très claire. Pourtant, quand il s’agit du conflit israélo-palestinien -ce qui est déjà un euphémisme pour nommer la guerre permanente qu’Israël mène contre les Palestiniens- les grands médias occidentaux ne ratent jamais une occasion de relater la brutalité d’un seul acteur avéré sous les termes de ’heurts’ ou ’échauffourées’.
Prenons par exemple la grande marche du retour, les manifestations très majoritairement pacifiques qui ont commencé dans la bande de Gaza en mars 2018.
Selon les Nations unies, l’armée israélienne a tué 214 Palestiniens – dont 46 enfants – dans le cadre de la grande Marche et en a blessé plus de 36 100. “Pendant la même période, par contraste, un soldat israélien est mort et sept autres ont été blessés.” Ce que les médias en retiennent : il y a eu "des heurts".
Vocabulaire favori
Actuellement, les opérations israéliennes de nettoyage ethnique à Jérusalem-Est occupée offrent aux agences de presse une nouvelle occasion d’utiliser leur vocabulaire favori – à supposer qu’ils prennent même la peine de couvrir les événements. Quarante Palestiniens, dont 10 enfants, risquent aujourd’hui d’être chassés de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, pour faire de la place à de nouveaux colons d’extrême droite - le dernier épisode d’une campagne israélienne qui dure depuis des décennies pour déplacer à nouveau de force les familles de réfugiés palestiniens chassées en 1948. Comme si cette énorme injustice ne suffisait pas, la police israélienne a répondu aux manifestants de Sheikh Jarrah en les chargeant à cheval, on les enveloppant de gaz lacrymogènes et en les inondant d’eau puante - une merveilleuse invention israélienne décrite comme "pire que des égouts" et "un mélange d’ excréments, de gaz toxiques et d’ânes en décomposition". De plus, les forces de sécurité israéliennes ont attaqué les fidèles palestiniens dans la mosquée al-Aqsa, tirant des balles métalliques enrobées de caoutchouc et des grenades assourdissantes, blessant ainsi des centaines de personnes. Mais pour les médias, tout cela n’est que "les heurts" de la journée. Il y a eu une flopée de "heurts" et" d’accrochages" dans le Washington Post, sur le site d’ ABC News , dans le Guardian, chez Fox news, et dans le Post. Quant à la BBC, elle a scrupuleusement tenu ses auditeurs au courant des “heurts” et des “confrontations”- tout en insistant sur le fait que, en lançant des grenades assourdissantes et autres, la police israélienne n’avait fait que répondre aux provocations palestiniennes (comme Israël agit toujours “en réponse” quand, par exemple, il massacre des milliers de gens, à Gaza).
Un article du New York Times publié le 7 mai sur les "confrontations [de la police israélienne] avec les manifestants palestiniens" notait en même temps que “selon le ministre israélien des Affaires étrangères, l’Autorité palestinienne et les terroristes palestiniens transformaient un différend immobilier entre des personnes privées en cause nationale afin d’inciter à la violence à Jérusalem”. En réalité bien sûr, le "conflit" israélo-palestinien tout entier, c’est Sheikh Jarrah en grand : a "différend immobilier" où la partie qui a violemment usurpé la plupart de l’immobilier palestinien en 1948 - et qui continue à occuper illégalement le reste- doit traiter les Palestiniens de terroristes afin de justifier qu’elle les terrorise, les tue et les expulse (pardon, “qu’elle ait des heurts” avec eux).
Hypocrisie et tromperie
Depuis le début, le succès de l’ entreprise israélienne est basée sur une politique de nettoyage ethnique - la même à l’œuvre aujourd’hui à Sheikh Jarrah. Mais le New York Times et des publications du même ordre n’ont pas pour fonction de faire les liens historiques et de fournir en conséquence une image contextualisée de la dépossession systématique des Palestiniens par Israël, le contraire de “confrontations” localisées.
De plus, en citant des affirmations clairement ridicules du ministre israélien des Affaires étrangères, sans dire explicitement qu’elles sont ridicules, le Times se contente d’aider à la propagation du discours israélien et à la normalisation de l’occupation.
Imaginez un seul instant que, disons, le ministre des Affaires étrangères du Guatemala affirme dans une déclaration que le coronavirus est transmis par des licornes. Imaginez ensuite que vous trouviez cette déclaration reproduite dans de grands médias US sans la moindre indication que cette suggestion est, bon, stupide, et alors vous avez une idée de ce que à quoi les Palestiniens sont confrontés en terme de couverture médiatique. Si la préoccupation des médias est de dire la vérité à ceux qui sont au pouvoir, le cas de Sheikh Jarrah illustre parfaitement la magnitude de l’hypocrisie et de la tromperie israéliennes.
La “justification” alléguée pour expulser les familles palestiniennes qui vivent dans le quartier depuis les années 1950 est en partie qu’au 19ème siècle deux juifs auraient acheté une partie de l’endroit à des propriétaires arabes. Et que, dans l’esprit des sionistes, ça suffit.
Le député-maire de Jérusalem, Aryeh King – ce Roi qui récemment déclarait sur une vidéo qu’il ne comprenait pas qu’un certain militant palestinien ne soit pas abattu d’une balle dans la tête - a émis la réflexion suivante : “Si vous êtes propriétaire d’un bien et que quelqu’un essaie de squatter votre propriété, vous n’auriez pas le droit de l’en chasser ?”
Analogie avec George Floyd
C’est une réflexion sacrément intéressante -si l’on considère les centaines de milliers de Palestiniens expulsés de leurs propriétés par Israël en 1948 et les millions de réfugiés qui se voient aujourd’hui refuser leur droit au retour- en d’autres termes, il y a un tas d’éléments à rapporter au-delà de cette histoire de heurts/altercations-si seulement la vérité était vendable.
Bien sûr on voit des interventions médiatiques qui par comparaison rendent relativement correcte la couverture de grands médias occidentaux. Comme celle de Caroline B. Glick récemment dans le journal israélien Hayom. Pour elle, au-delà des heurts et altercations, il s’agit d’un "baril de poudre, avec le blanc seing de Washington”. La conséquence, pour Glick, c’est que nous seulement le président Joe Biden et les Démocrates renforcent des terroristes dans tout le Moyen-Orient, mais aussi qu’il existe “une attaque coordonnée par les Palestiniens et les Occidentaux pour empêcher le contrôle israélien sur Jérusalem”.
En plus, des militants palestiniens sont coupables d’un acte diabolique : ils ont ajouté des sous-titres en anglais à une vidéo de la police israélienne qui cloue au sol un Palestinien à Sheikh Jarrah alors qu’il leur dit : “Je ne peux pas respirer”, fulmine Glick. “Le but de cette vidéo est évident– les Palestiniens essaient d’établir un parallèle entre le meurtre de George Floyd à Minneapolis et l’application de la loi par Israël à Jérusalem. Et ça marche.”
Le prix du plus gros délit criminel ne va donc pas au nettoyage ethnique commis par Israël, aux tirs de balles en caoutchouc ou à l’asphyxie causée par la police, non il va -vous l’avez deviné- à des sous-titres. Et comme le parallèle entre les épicentres US et israéliens d’oppression semble bien installé, des médias qui ne sont pas aux ordres seraient vraiment bienvenus.
Traduction : AFPS