QUAND LE gouvernement israélien a décidé, en quelques heures, de lancer la seconde guerre du Liban, ce n’était pas programmé.
Quand le chef d’état-major a pressé le Conseil des ministres de lancer la guerre, il ne lui a présenté aucun plan.
C’est ce qui a été révélé cette semaine par une commission d’enquête militaire.
Cela est scandaleux.
Un plan n’est pas une option, un luxe dont on peut se passer. Une guerre sans plan, c’est comme un corps humain sans colonne vertébrale. Imaginerait-on de construire une maison sans plan ? De poser un pont ? De produire une voiture ? De tenir une conférence ? Au fond, à la différence d’une maison, d’un pont, d’une voiture ou d’une conférence, une guerre est supposée tuer des gens. Son essence même est de tuer et de détruire.
Presque toujours, commencer une guerre est un crime. Lancer une guerre sans plan et sans préparation appropriée est totalement irresponsable - c’est ajouter le crime au crime.
QUAND UN ÉTAT lance une guerre, les choses devraient grosso modo se dérouler comme suit :
(1) Le gouvernement se fixe un objectif politique clair.
(2) Le gouvernement, après être arrivé à la conclusion que l’objectif visé ne peut pas être atteint par d’autres moyens, examine s’il peut être atteint par la guerre. A partir de là, la direction militaire prend le pas sur la direction politique. Son devoir est :
(3) De tracer une planification stratégique pour atteindre l’objectif fixé par le gouvernement.
(4) De traduire cette stratégie en plan tactique. Entre autre, décider quelles forces sont nécessaires, quelles forces doivent être utilisées, quel objectif est assigné à chaque force et à quel moment il doit être atteint mais aussi de prévoir les manoeuvres possibles de l’adversaire.
(5) De préparer les forces à leurs tâches en fonction de leur entraînement et de leur équipement.
Un gouvernement avisé pensera aussi à la situation qu’il aimerait trouver après la guerre et en informera l’armée pour que celle-ci prenne cet élément en considération dans la planification des opérations.
Aujourd’hui, il apparaît que les choses ne se sont pas passées ainsi. Aucun objectif de guerre n’a été clairement défini ; il n’y eu aucun plan politique ou militaire ; aucun but précis n’a été indiqué aux troupes et celles-ci n’ont pas été préparées aux tâches qui leur ont été confiées, ceci n’étant même pas possible faute de plan central.
Une guerre sans plan n’est pas une guerre mais une aventure. Un gouvernement qui lance une guerre sans avoir un plan n’est pas un gouvernement mais une bande de politiciens. Un état-major qui va à la guerre sans plan n’est pas un état-major mais un groupe de généraux.
Selon les commissions d’enquête, voici comment se sont déroulés les événements : le gouvernement a décidé la guerre en urgence, en quelques heures, sans but déterminé.
Les jours suivants, plusieurs objectifs de guerre ont été lancés. Ils se sont succédés très vite et se contredisaient les uns les autres à plus d’un titre. Cela en soi est une bonne recette pour conduire à la catastrophe : chaque objectif exige des méthodes et moyens propres, qui peuvent être totalement différents de ceux qu’exigera un autre objectif.
Parmi les objectifs qui furent annoncés : la libération des deux soldats capturés, la destruction du Hezbollah, l’élimination de l’arsenal de missiles au Sud Liban, l’éloignement du Hezbollah de la frontière, et plus encore. Par dessus tout, il y avait un désir général d’avoir un gouvernement libanais totalement soumis aux intérêts américains et israéliens.
Si des officiers compétents avaient reçu l’ordre de dresser un plan pour atteindre chacun de ces buts, ils seraient très vite arrivés à la conclusion qu’aucun de ceux-ci ne pourrait être atteint par des moyens militaires, en tout cas pas dans ces circonstances.
L’idée que les deux prisonniers auraient pu être libérés par la guerre est totalement ridicule. C’est comme pourchasser un moustique avec un marteau. Le moyen approprié est la diplomatie. Peut-être que quelqu’un aurait pu suggérer de capturer des commandants du Hezbollah afin de faciliter l’échange de prisonniers. Ou n’importe quoi d’autre - sauf la guerre.
La destruction du Hezbollah par une guerre limitée était impossible, comme cela a été clair dès le début. Le Hezbollah est une force de guérilla qui fait partie d’un mouvement politique profondément enraciné dans la réalité libanaise (comme on peut le voir ces jours-ci sur tous les écrans de télévision). Aucun mouvement de guérilla ne peut être détruit par une armée régulière, et certainement pas d’un seul coup en quelques jours ou semaines.
L’élimination de l’arsenal de missiles ? Si le commandement de l’armée s’était attelé à l’élaboration d’un plan militaire, il aurait réalisé qu’un bombardement aérien ne pourrait y parvenir que partiellement. Une destruction complète aurait exigé l’occupation de tout le Sud Liban, bien au-delà du fleuve Litani. Pendant ce temps, une grande partie d’Israël aurait été exposée aux missiles, sans que la population ait été préparée à cela. Si cette conclusion avait été présentée au gouvernement, aurait-il pris la décision qu’il a prise ?
Repousser le Hezbollah de quelques kilomètres au nord de la frontière n’est pas vraiment un objectif de guerre. Démarrer une guerre pour un tel projet, tuer des masses de gens et détruire des quartiers et des villages entiers auraient semblé très léger si une réflexion sérieuse avait été menée.
Mais le gouvernement n’avait pas à engager une telle réflexion. Puisqu’il n’a défini aucun objectif clair, il n’a exigé ni reçu aucun plan militaire.
SI L’IMPRUDENCE de la direction politique a été scandaleuse, l’imprudence de la direction militaire l’a été doublement.
Le commandement militaire est allé à la guerre sans but clairement défini, et sans plan. Des plans avaient été préparés à l’avance, sans objectif politique déterminé, et ils avaient même donné lieu à des manoeuvres militaires, mais ils ont été ignorés et abandonnés quand la guerre a commencé. Au fond, qui a besoin d’un plan ? Depuis quand les Israéliens font-ils des plans ? Les Israéliens improvisent et ils en sont fiers.
Ainsi ils ont improvisé. Le chef d’état-major, un général de l’armée de l’air, a décidé qu’il suffisait de bombarder : si assez de civils étaient tués et si assez de maisons, de routes et de ponts étaient détruits, les Libanais tomberaient à genoux et feraient tout ce que le gouvernement israélien commanderait.
Quand ceci a échoué (comme on aurait pu le prévoir) et que la plupart des Libanais de toutes les communautés se sont rassemblés derrière le Hezbollah, l’état-major a réalisé qu’on ne pouvait pas éviter des opérations terrestres. Puisqu’il n’y avait pas de plan, il a fait sans. Des troupes ont été envoyées à l’intérieur du Liban de façon désordonnée, sans objectifs clairs, sans calendrier. Les mêmes lieux ont été occupés à diverses reprises. Résultat : les forces israéliennes ont ravagé la terre en bordure du territoire du Hezbollah, sans aucun résultat réel, mais avec de lourdes pertes.
On ne peut pas dire que les objectifs de la guerre n’ont pas été atteints. Simplement, il n’y avait pas d’objectifs à la guerre.
LE PIRE n’a pas été le manque de plan. Le pire a été que les généraux ne l’ont même pas remarqué.
Les enquêteurs de la Cour des comptes ont révélé la semaine dernière un fait surprenant de la plus haute importance : la plupart des membres de l’état-major n’ont jamais suivi les cours de haut commandement, équivalent israélien d’une académie militaire.
Ceci signifie qu’ils n’ont jamais appris l’histoire militaire et les principes de stratégie. Ils sont des techniciens militaires, équivalent d’autres techniciens, ingénieurs ou comptables. Je suppose qu’ils sont versés côté technique de la profession : comment déplacer les forces, comment mettre en action des systèmes d’armement, et autres. Mais ils n’ont pas lu de livres sur la théorie militaire et sur l’art de la guerre, ils n’ont pas étudié comment les chefs d’armées ont conduit leurs guerres à travers les siècles, ils ne sont pas devenus familiers de la pensée des grands penseurs militaires.
Un chef militaire a besoin d’intuition. Mais l’intuition vient de l’expérience, sa propre expérience, l’expérience de son armée et l’expérience accumulée au cours des siècles de guerres.
Par exemple : s’ils avaient lu les livres de Basil Liddell Hart, le commentateur militaire peut-être le plus autorisé du siècle dernier, ils auraient appris que la bataille de David contre Goliath n’était pas une confrontation entre un garçon muni d’une fronde primitive et un géant lourdement armé et bien protégé, comme on la présente habituellement, mais exactement le contraire, une bataille entre un lutteur averti et doté d’un armement moderne qui pouvait tuer à distance et un combattant lourd, équipé d’armes obsolètes.
Dans la guerre du Liban, le rôle de David était joué par le Hezbollah, une force mobile et ingénieuse, alors que l’armée israélienne était Goliath, lourde, routinière, dotée d’armes inadaptées.
TOUS CEUX qui lisent régulièrement cette chronique savent que nous avons donné l’alerte bien avant la guerre. Mais notre critique était alors suspecte à cause de notre opposition à la guerre elle-même, que nous considérons comme immorale, superflue et insensée.
Maintenant nous avons plusieurs commissions militaires d’enquête, nommées par le chef d’état-major lui-même (environ 40 !) et, l’une après l’autre, elles confirment notre critique presque mot pour mot. Non seulement elles confirment, mais elles ajoutent une richesse de détails qui peignent un tableau encore plus sombre.
C’est un tableau de confusion extrême : opérations improvisées, structure de commandement anarchique, mauvaise compréhension des ordres, ordres qui ont été donnés, annulés et donnés de nouveau, officiers de l’état-major donnant directement des ordres aux officiers subalternes sans passer par la chaîne de commandement.
Une armée qui était l’une des meilleures du monde, un objet d’étude pour des officiers de nombreux pays, est devenue un corps inefficace et incompétent.
Les commissions ne posent pas une question fondamentale : comment cela est-il arrivé ?
EXCEPTÉ quelques allusions ici et là, les commissions n’ont pas dit comment nous en sommes arrivés là. Qu’est-il arrivé à l’armée israélienne ?
Ceci aussi, nous l’avons dit maintes fois : l’armée est victime de l’occupation.
En juin prochain, l’occupation des territoires palestiniens « célébrera » son quarantième anniversaire. Un si long régime d’occupation militaire est sans précédent. L’occupation militaire est, par sa nature même, un instrument de courte durée. Au cours d’une guerre, une armée conquiert un territoire ennemi, l’administre jusqu’à la fin de la guerre, lorsque son sort est décidé par un accord de paix.
Aucune armée n’est heureuse dans le rôle de force occupante, sachant que cela la détruit, la corrompt de l’intérieur, l’atteint physiquement et mentalement, la détourne de sa fonction la plus importante et lui impose des méthodes qui n’ont rien à faire avec sa mission réelle, défendre l’Etat en guerre.
Pour nous, l’occupation est devenue, presque depuis le début, un instrument politique pour la poursuite d’objectifs qui sont étrangers à la fonction de « forces de défense ». En théorie, c’est un régime militaire, mais en pratique c’est un assujettissement colonial, dans lequel l’armée israélienne remplit principalement la tâche honteuse d’une force de police oppressive.
Dans l’armée d’aujourd’hui, il n’y a pas d’officiers en service actif qui se souviennent des forces de défense d’Israël (FDI) d’avant l’occupation, l’armée qui a grandi dans le « petit » Israël, à l’intérieur de la Ligne verte, qui a défait cinq armées arabes en six jours, commandée par le brillant état-major sous les ordres de Yitzhak Rabin. Tous les commandants de la deuxième guerre du Liban ont commencé leur carrière quand elle était déjà une armée d’occupation. Le dernier succès militaire de l’armée israélienne remonte au début de la période d’occupation, il y a une génération, dans la guerre du Kippour.
Une armée dont le travail est de maintenir l’occupation - « assassinats ciblés (approuvés cette semaine par la Cour suprême dans une décision honteuse), démolition de maisons, mauvais traitements de civils sans défense, chasse d’enfants lanceurs de pierres, humiliation des gens aux innombrables barrages routiers et les cent et un autres actes quotidiens d’une armée d’occupation - a montré qu’elle n’était pas apte à une vraie guerre, même contre une petite force de guérilla.
LA CORRUPTION de l’armée israélienne et le pourrissement qu’elle engendre, exposés dans toute leur laideur par les investigations sur la guerre, constituent un danger pour l’Etat d’Israël.
Il ne suffit pas de limoger le chef d’état-major (dont le cramponnement à son poste est un autre scandale qui s’ajoute aux scandales de la guerre), il ne suffit pas non plus de changer l’ensemble du haut commandement militaire. On a besoin d’une réforme du système tout entier, un changement de l’armée dans tous les secteurs et à tous les échelons. Mais aussi longtemps que l’occupation durera, il n’y a aucune chance que cela puisse même commencer.
Nous avons toujours dit : l’occupation corrompt. Aujourd’hui il faut dire haut et fort : l’occupation met en danger la sécurité d’Israël.