En mission
en Palestine, Monique Etienne a
posé des questions de même
nature à deux personnalités
engagées dans la construction
d’une Palestine souveraine et
démocratique : Islah Jad,
universitaire, spécialiste des
"gender studies" et militante
féministe, et Camille Mansour,
professeur en relations
internationales, travaillant depuis
des années à la réforme
judiciaire palestinienne.
Analyses et opinions.
PLP : Quels sont les effets de la
fragmentation géographique
de la Palestine ? Comment se
traduit-elle dans la société palestinienne ?
Islah Jad : Les gens se sentent impuissants.
Ils sont tristes mais en même
temps, ils pensent qu’ils ne peuvent pas
changer leur situation, ni agir sur ce qui
se passe.
Toute la vie économique est déstabilisée.
Un Palestinien qui produit ou qui fait
tourner une usine ne peut absolument
pas garantir les délais de livraison de
ses produits. Dans de telles conditions,
on ne peut plus parler de développement.
Sur le plan politique, la politique israélienne
de séparation aboutit à la fragmentation
du nationalisme palestinien.
C’est une des raisons pour lesquelles les
Israéliens voulaient éliminer Arafat. Parce
qu’il était le symbole qui unifiait le sens
du nationalisme palestinien. Après son
départ, avec cette politique de séparation,
l’occupant force les gens à penser
et à réagir dans un cadre local. Il est
impossible pour un Palestinien qui vit
au centre de la Cisjordanie de suivre ou
d’influencer la vie politique à Jénin, à
Hébron ou à Gaza.
Le seul facteur unifiant, c’est la continuation
de l’occupation contre laquelle
nous ne pouvons pas envisager une
stratégie globale de résistance. Si, par
exemple, une vague de colonisation vise
un village du nord, les gens du sud ou
du centre sont empêchés d’aller soutenir
les gens du nord et vice-versa. On sait
que les villages sont les cibles des
attaques brutales de la colonisation israélienne
et il est impossible aux Palestiniens
qui vivent dans les grandes villes de se
solidariser avec les villages, ce qui creuse
un fossé social entre villes et villages.
- © Monique Etienne
PLP : Dans les villages, on a l’impression
d’une absence totale de perspective
politique qui se traduit par l’expression
d’un mécontentement très fort contre
l’Autorité palestinienne. Beaucoup nous
disent qu’aucun ministre ne s’est déplacé
dans les villages touchés par le mur
pour soutenir les fermiers. L’ANP répondelle
aux exigences et aux urgences des
gens ?
I.J. : A mon avis, non car elle n’a pas
de vision. La direction actuelle a beaucoup
critiqué Yasser Arafat parce qu’il soutenait
la résistance violente. Elle ne veut plus
de la lutte armée. Mais que propose-telle
comme alternative ? Aucune, sinon
de demander qu’Israël tienne ses promesses - ce qui n’a jamais été le cas-.
Seule la voie des négociations est privilégiée.
Et les gens constatent que les
négociations ne servent à rien parce qu’il
y a toujours plus de confiscations de
terres. Le morcellement du territoire par
le mur s’aggrave. Les prisonniers sont
toujours en prison. Gaza est toujours
occupée. Les colonies s’étendent. La vie
quotidienne se détériore. Et l’Autorité ne
donne aucune consigne aux gens pour
organiser la résistance. Comment peutelle
être comprise ?
PLP : Depuis la mort de Yasser Arafat,
l’orientation de l’Autorité palestinienne at-
elle changé en termes de priorités ?
Affirmation de la loi, unicité des forces
de sécurité ?
I.J. : De quelle loi parle-t-on quand
on n’a pas de souveraineté, quand on ne
contrôle ni ses frontières, ni son peuple,
ni même ses ministères ou son propre
personnel ? Les institutions, créées pour
faire respecter la loi, sont les premières
à la violer. La cause de l’insécurité ne provient
pas de l’opposition qui n’utilise les
armes que contre les colons et l’armée
d’occupation. C’est l’Autorité qui provoque
le désordre, que ce soient les
forces de sécurité de l’Autorité ou le Parti
de l’Autorité. Comment donner de la crédibilité
à la loi, comment parler de rendre
les armes et d’intégrer les forces de
sécurité dans ces conditions ? Si l’Autorité
exige de ne plus tirer une seule balle,
elle doit donner quelque chose en
échange. Mais avec la détérioration de
la situation à tous les niveaux, alors que
les gens sont livrés à eux-mêmes, leur
demander de cesser la résistance armée
est inacceptable.C’est pourquoi, à mon
avis, l’appel de Mahmoud Abbas au
désarmement des forces de la Résistance,
ne peut pas aboutir. L’Autorité
n’a pas été capable de réaliser les espoirs
nationaux des Palestiniens. Si elle veut
forcer les gens à désarmer, cela peut
aboutir à une guerre civile. Le gouvernement
le sait. Israël, après 38 ans
d’occupation, n’a pas pu contrôler les
Palestiniens, ni briser leur volonté de
résistance. Ce n’est pas une Autorité
sans légitimité, sans souveraineté, sans
armes, qui va pouvoir le faire.
PLP : Pourtant le débat au sein de la
société palestinienne sur la militarisation
de l’Intifada existe bien ?
I.J. : Je ne crois pas que la résistance
populaire ait été freinée par la résistance
armée. Si les gens font le choix de la
résistance civile, s’ils veulent manifester
contre le mur de manière massive,
qu’ils prennent l’initiative ! Qu’est-ce
qui empêche l’Autorité palestinienne de
soutenir cette résistance civile et populaire ? Qu’elle propose une alternative
différente ! Mais elle ne le souhaite pas.
Elle se contente de critiquer ceux qui
prennent les armes et d’appeler à la
négociation. C’est pour cela que l’opposition
a pu gagner les élections : parce
que la majorité des Palestiniens soutient
la résistance. Pour la plupart, ce
n’est ni un choix politique pour le Hamas,
ni une adhésion à son idéologie, mais cela
relève du fait qu’ils ne voient pas d’alternative.
Dans l’histoire du combat national palestinien,
nous avons connu de fortes mobilisations
populaires dans un rapport de
forces qui nous était pourtant totalement
défavorable. Par exemple, en 1937,
quand les Britanniques, alliés aux forces
sionistes, exerçaient une politique de
spoliation de la terre des Palestiniens,
cela ne les a pas empêchés de déclencher
une grève générale.
Mais aujourd’hui, rien ne marche. Les
familles sont séparées, l’économie est
fragmentée, l’identité politique est en
danger. Mises à part quelques milliers
de personnes qui travaillent pour l’Autorité
et qui permettent la survie de centaines
de milliers de Palestiniens, le taux
de chômage est incroyable, surtout pour
les femmes. Nous perdons la terre, nous
perdons notre identité.
Alors, pourquoi ne pas appeler le peuple
à la désobéissance civile afin de ne pas
laisser un seul mètre de mur debout ?
Même s’ils doivent tuer un millier de
Palestiniens, on ne va plus laisser les
Israéliens ajouter une seule pierre. Nous
n’avons pas d’armée, aucune force internationale
qui nous soutienne. Résistons
avec la seule arme que nous ayons :
le peuple ! Il est faux de dire que les
gens sont épuisés. Leur volonté d’en
finir avec l’occupation ne se relâche pas.
- © Monique Etienne
PLP : Mais précisément, nous n’avons
pas l’impression que ce mouvement de
désobéissance civile prenne de l’ampleur
au point d’établir un nouveau rapport
de forces...
I.J. : Pour cela il faudrait que les gens
soient organisés. Il y a des partis politiques,
des dirigeants politiques, l’Autorité
palestinienne. Si tout le monde travaillait
ensemble pour organiser et soutenir
la désobéissance civile, le rapport de
forces bougerait. Mais ça ne se fait pas
parce qu’il n’y a ni volonté politique, ni
leadership. C’est la raison pour laquelle
Marwan Barghouti, qui pouvait organiser
cette résistance, a été mis en prison.
C’est la stratégie d’Israël d’éliminer
les cadres. La dernière vague d’arrestations a touché exclusivement des
cadres politiques du Hamas, du Fatah
et d’autres partis.
En même temps l’Autorité, de manière
directe ou indirecte, contribue à diffuser
des mirages de paix. La dernière fois
que Mahmoud Abbas a rencontré Sharon,
celui-ci n’a fait que lui donner des
ordres pour mater l’opposition et punir
son peuple. Nous sommes un peuple
qui a le droit de résister. Israël a été
condamné par la communauté internationale,
par l’Onu, par les forces de paix
dans le monde. Le mot résistance est éliminé
du dictionnaire de l’Autorité parce
qu’elle a des intérêts qu’elle ne veut pas
perdre. Je ne reproche pas à Mahmoud
Abbas d’être corrompu, mais c’est
quelqu’un qui ne croit plus à la voie de
la résistance et qui ne s’appuie pas sur
les forces populaires pour gagner. Il croit
que ce sont les négociations qui feront
avancer : ça n’a jamais marché dans
l’histoire de la Palestine.
PLP : Entre l’absence de perspectives
politiques de l’Autorité et du Hamas,
qu’en est-il de cette fameuse troisième
voie ? Offre-t-elle une perspective crédible ? Comment une troisième voie peut-elle se structurer ?
I.J. : A l’étape actuelle, je ne vois pas.
Il existe beaucoup de mouvements organisés,
soutenus par des Ong internationales,
qui font un travail important.
Mais ce n’est pas suffisant pour constituer
une perspective politique. Il n’existe
pas encore de force structurée entre
Fatah et Hamas. Mustapha Barghouti
n’a pas pu, jusqu’à présent, consolider
une base populaire assez puissante pour
porter une alternative. La plupart des
partis qui composaient l’OLP ont été
affaiblis par le processus d’Oslo. Le
Fatah est fragmenté, divisé par des
conflits internes. Bien sûr, c’est encore
un parti important. Mais on ne voit pas
se dégager une ligne politique claire et
consistante.
PLP : Les élections législatives correspondent- elles à des aspirations populaires ?
I.J. : Peut-être qu’elles vont permettre
de bouger la vie politique palestinienne
et aider à l’émergence de nouveaux leaders
politiques sur le plan local. C’est
important pour les Palestiniens, mais
elles ne régleront rien en matière de
conflit.
Il y a une hypocrisie américaine à exiger
la démocratie, tout en laissant les Israéliens
attaquer les candidats et perturber
le processus électoral, soit directement
comme à Jérusalem, soit en établissant
des barrages qui empêchent les gens
de circuler, soit en refusant la participation
du Hamas... Dernièrement, ils ont
arrêté leurs cadres, décapitant le mouvement
de tous ses candidats sérieux.
PLP : Comment les exigences populaires
vont-elles être prises en compte
dans les programmes électoraux des
différents partis ?
I.J. : Jusqu’à présent, l’opposition
islamique, même forte, n’a pas pu réaliser
sa transformation (comme le Hezbollah
avait su le faire) en opposition
politique qui incarnerait l’aspiration nationale
générale des Palestiniens. C’est
une impasse pour les Islamistes.
Le Fatah ne peut pas représenter une
alternative parce qu’il est trop fragmenté
et qu’il se perd dans des conflits de pouvoirs.
Pourtant, nombre de ses dirigeants
ont énormément sacrifié pour le combat
national. Mais ce ne sont pas ceuxlà
qui l’emportent aujourd’hui.
La troisième voie, elle, n’est pas encore
capable de rallier la majorité du peuple.
J’espère que les forces d’opposition, et
des groupes de pression au sein de
l’Autorité vont se réveiller et sortir des illusions
des promesses israéliennes et
américaines, pour construire ensemble
cette alternative.
Propos recueillis par Monique Etienne à Ramallah ,
fin octobre 2005