Le maire de Qalqiliya, Marouf Zahran, était (ainsi que ses collègues de Jénine et de Tulkarem) à Bobigny du 23 au 26 septembre dernier pour la troisième édition de la Biennale de l’environnement, au titre de la coopération décentralisée, avec les départements de Seine- Saint-Denis et du
Val-de- Marne. Il a bien voulu accorder un entretien à Pour la Palestine, le 25 septembre, donc bien avant la disparition du Président Arafat. L’entretien s’est déroulé en arabe (avec Mme Kaoutar Hmimou, interprète).
PLP : Quelle est la situation économique et sociale des habitants de Qalqiliya [1] aujourd’hui ?
Marouf Zahran : Le Mur encercle la ville et il y a une seule porte de huit mètres de large qui en permet l’entrée et la sortie. Cette porte est fermée la plupart du temps. Les habitants, essentiellement des agriculteurs, n’ont plus accès à leurs terres ; 32% des ressources en eau sont de l’autre côté du Mur, ainsi que 56% des terres agricoles. L’économie s’est effondrée. Six mille ouvriers qui travaillaient dans des usines, des ateliers, dans le bâtiment ou sur des terrains agricoles israéliens ne peuvent plus aller travailler. Six cents commerces et quarante-deux usines ou ateliers ont été fermés.
L’environnement est saccagé. Pour construire le Mur, 2200 dunums (220 hectares) ont été détruits ; 110 000 oliviers et arbres fruitiers ont été arrachés.
La circulation des étudiants, des collégiens, des lycéens est entravée. Alors qu’il fallait une demi-heure pour se rendre de Qalqiliya à Naplouse, il faut compter aujourd’hui entre quatre et cinq heures. L’exportation de ce qui peut encore être produit est plus que problématique en raison des difficultés de circulation. Aussi trois mille jeunes hautement qualifiés et des ouvriers ont dû quitter la ville.
C’était auparavant une ville prospère qui comprenait aussi des industries. Il y avait beaucoup d’échanges commerciaux entre Palestiniens et Israéliens d’Israël et même des colonies (qui se trouvent à 500 mètres de là). Beaucoup d’habitants de Qalqiliya parlent hébreu. C’était la ville de la paix. Aujourd’hui, plus de 60% de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, 74% de la population active est au chômage. Il y a une émigration de jeunes vers les pays du Golfe, l’Europe ou les Etats-Unis. L’enseignement connaît des problèmes sans précédent. La situation sociale est exacerbée. Les habitants des villages enclavés à l’extérieur ne peuvent pas avoir accès à l’hôpital et aux cliniques de la ville. Cent trente- deux familles sont séparées du fait des nationalités israélienne et palestinienne car beaucoup d’habitants de Qalqiliya ont de la famille en Israël. Moi-même j’ai des sœurs en Israël. Qalqiliya, qui a accueilli beaucoup de réfugiés des différentes vagues d’expulsion, vit la même souffrance depuis 1948.
PLP : Selon vous, pourquoi les Israéliens ont-ils construit ce Mur ?
M.Z :Les Israéliens prétendent qu’ils ont construit le Mur pour des questions de sécurité. Si c’était la sécurité qui était en jeu, le Mur serait seulement sur la frontière. De surcroît, de 1995 à 2000 il n’y a eu aucun incident impliquant des habitants de Qalqiliya. Il y avait avec les Israéliens des relations d’échange et de respect. Après le début de la deuxième Intifada, quatre attentats ont été perpétrés par des habitants de Qalqiliya en Israël et la mairie a dénoncé les actes de terrorisme. Le parti qui soutient les attentats ne jouissait que de 8% des voix à Qalqiliya mais après la construction du Mur les choses ont commencé à changer. Le Mur n’a pas pour objectif la sécurité mais il vise à capter des ressources en eau, annexer les terres agricoles les plus fertiles, construire de nouvelles colonies et casser la souveraineté de l’Etat palestinien.
La preuve en est le tunnel qui a été construit en passant sous le Mur entre la ville de Qalqiliya et les villages qui se trouvent au sud-est de la ville. Sur la pression des Américains, de l’Union européenne et des Nations unies qui dénonçaient la séparation des familles et voulaient que la continuité territoriale ne soit pas rompue, Sharon a accepté de construire ce tunnel qui a été inauguré le 1er septembre dernier. Il aurait dû desservir 42 villages mais seulement 9 en ont « bénéficié ». En fait, pour Israël, les Palestiniens n’ont plus le droit de circuler sur terre ; ils doivent circuler dans des couloirs comme des rats. Et que s’est-il passé depuis l’ouverture de ce tunnel ? Il y avait deux petites portes dans le Mur, une au nord et l’autre au sud. Elles permettaient un accès (réduit) des agriculteurs vers leurs terres. Ces portes étaient ouvertes un quart d’heure trois fois par jour pour les personnes munies d’autorisations. Depuis le 1er septembre, même ces portes sont fermées. Ces terres ne sont pas accessibles par la porte principale. Donc l’accès aux terres cultivables n’est plus possible.
Ces terres seront de fait annexées aux colonies avoisinantes. Vingt-six pour cent des colons de Cisjordanie (non compris Jérusalem) se trouvent dans la région, et il y a trois semaines on a annoncé la construction de quatre cents logements nouveaux dans les colonies israéliennes au sud-est de Qalqiliya.
PLP : Quel est le rôle de la municipalité dans cette situation ? Quels sont vos moyens pour aider la population ?
M.Z : La gestion administrative est rendue très difficile. Un comité d’urgence travaille 24 h/24 avec des groupes d’intervention qui peuvent agir sans avoir besoin de consulter le conseil municipal. Les interventions se font dans les domaines de l’eau, de l’énergie et de la santé. Des études prévisionnelles sont faites sur différentes hypothèses de nouvelles mesures d’embargo. La mairie dispose de quarante voitures qui interviennent en permanence pour des approvisionnement en eau, en nourriture, pour transporter des malades. Comme 60% de la population est constituée de réfugiés, l’ONU apporte une aide en nourriture chaque mois.
PLP. Qu’en est-il de l’aide internationale ?
M.Z : Nous avons des relations avec des structures publiques dans de nombreux pays. Selon les subventions reçues, nous arrivons à aider environ 3000 familles (sur 6000) en créant des emplois dans la ville permettant aux citoyens de travailler au moins trois mois dans l’année. Mais le soutien international est plus moral que matériel. On ne nous apporte pas grand-chose concrètement. Rien n’est fait pour des gens qui vivent dans une prison. Les Palestiniens sont déçus. Il y a trois semaines, nous avons eu la visite d’une délégation du Parlement suisse, avant une délégation du Parlement britannique. Nous avons beaucoup de visites mais elles ne débouchent sur rien. Nous avons des coopérations avec la France, l’Allemagne, la Hollande, mais elles sont surtout symboliques. Nous sommes membres permanents du congrès mondial des villes et cherchons à établir des relations mais n’obtenons rien de concret. Nous sommes déçus des positions internationales. Toutes les organisations dont nous sommes membres sont très bien, elles se montrent très solidaires ; mais dès qu’il y a des implications financières, il n’y a plus rien.
PLP : Vous avez dit tout à l’heure que vous aviez auparavant de bonnes relations de voisinage avec les Israéliens. Où en sont vos relations avec vos voisins israéliens ?
M.Z : Les citoyens israéliens ont reçu de fausses informations sur les Palestiniens et ils n’ont pas une vision claire des liens avec nous. Nous avons pris contact avec le président de l’Union des autorités locales israéliennes. Il y a eu trois rencontres en 2003 à Athènes, à Rome, à La Haye, où nous avons essayé d’expliquer les tenants et aboutissants du Mur. Avant, il y avait une certaine confiance qui permettait des relations d’échanges mais la politique israélienne a entravé l’application des accords conclus pendant ces rencontres.
Aucun maire israélien ne peut se rendre dans une ville palestinienne et vice versa. Une réunion avait été prévue à Naplouse mais elle n’a pas pu avoir lieu. La ville israélienne voisine de Qalqiliya, Kfar Saba, a eu le même maire pendant trente ans. Je le connaissais assez bien. Mais il a changé. J’ai lancé une invitation pour rencontrer le nouveau maire à l’occasion d’une rencontre à La Haye le 4 octobre.
Bien sûr il y a des Israéliens contre le Mur. Des manifestations ont réuni devant le Mur des Israéliens, des Palestiniens et des internationaux - jusqu’à 12 000 personnes. Même des membres de la Knesset sont venus manifester devant la porte du Mur mais la majorité des Israéliens sont pour ce Mur. D’ailleurs c’est probablement pour cette raison qu’une proposition des maires de Barcelone, Genève et Paris d’organiser une rencontre des maires pour la paix s’est heurtée au refus de quelques maires israéliens.
PLP : Dans ce contexte, que pouvez-vous dire de la crise inter-palestinienne ?
M.Z : Sur la scène palestinienne, il y a des opinions diverses. En raison de l’occupation, il y a des tensions et des conflits entre Palestiniens. Il y a les partis extrémistes qui ont des relations et des financements à l’extérieur. Ils organisent des actions violentes à l’intérieur de la Palestine et d’Israël et sont renforcés dans leur action par la politique israélienne. Il existe aussi un courant libéral et modérateur qui appelle à l’arrêt de l’Intifada car il refuse l’Intifada armée. Il représente la majorité de la population palestinienne mais il n’est pas entendu à cause de la politique israélienne et des conflits internes. Il y a une remise en question de certains dirigeants par la société palestinienne. Il faut combattre la corruption. Mais la corruption n’est pas un fait palestinien. Ces pratiques sont mêmes contraires à la culture palestinienne. Elle est due à l’absence de cadre contraignant, à la destruction de la police et de toutes les structures normales dans un pays qui fonctionne. Les délits ne sont pas poursuivis, encore moins sanctionnés. Et cela peut pousser à la corruption. L’absence de l’autorité entraîne l’anarchie. Les policiers palestiniens n’ont pas le droit de porter des armes alors que les milices israéliennes ont des armes lourdes. Les Israéliens encouragent à l’anarchie.
PLP : Des élections municipales sont prévues en 2005 avec une première expérience limitée en décembre. Qu’en pensez-vous ?
M.Z : Il faudrait organiser des élections municipales mais les Israéliens ne veulent pas donner des garanties au déroulement démocratique de ces élections. Et je crains qu’il n’y ait pas de modifications dans cette politique. Je ne crois pas à la possibilité d’organiser des élections car les Israéliens n’en veulent pas, ni municipales, ni législatives. Il est prévu de faire le 23 décembre une expérience en organisant des élections dans trente-deux petites villes. Deux petites villes proches de Qalqiliya y participeront. Et il est aussi prévu de faire des élections générales en 2005. Mais rien ne dit que les Israéliens n’interviendront pas lors de la campagne ou des opérations électorales. Si les Israéliens empêchent les électeurs d’aller s’inscrire sur les listes électorales, les candidats de mener leur campagne, etc., les élections ne pourront pas avoir lieu. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir de démocratie sous occupation.
PLP : Enfin, que pensez-vous de l’avis de la CIJ sur le Mur ?
M.Z : La Cour internationale de justice s’est montrée forte et ferme. Mais elle n’a prononcé qu’un avis. Il faudrait que le Conseil de sécurité puisse en assurer l’application. Mais avec l’attitude des Etats-Unis, on n’y arrivera pas.
Propos recueillis par
Sylviane de Wangen