IFPO [1]
PLP : Peut-on encore dire qu’il existe une société palestinienne au Liban ? Quels en sont les fondements ?
Bernard Rougier : Il existe toujours une société palestinienne au Liban mais elle est de plus en plus divisée. Certains ne s’y reconnaissent plus. Qu’est-ce que qu’une société ? Un lien social entretenu par une mémoire partagée, des réseaux de solidarité, des relations familiales, une participation commune aux événements fondateurs de l’identité du groupe…
Certes, tout cela n’a pas disparu mais, au moins pour certaines franges de la population des camps de réfugiés du littoral (Nahr al-Bared, Ain el-Héloué) transformés en bidonvilles au sein des banlieues des grandes villes sunnites de Tripoli et de Saïda, il n’y a plus de société palestinienne. Ces groupes, qui se réclament de l’islamisme salafiste, ont rompu avec ce qui faisait le lien social en milieu palestinien.
Ils ont constitué de nouvelles solidarités nouées principalement avec des hommes d’affaires du Golfe et de nouveaux réseaux économiques. A Nahr al-Bared, tel cheikh ne participera pas à un mariage traditionnel palestinien parce qu’il n’est pas « islamique » de son point de vue. A Aïn el-Héloué, j’ai vu une femme en niqâb (vêtement qui cache le corps dans son intégralité, y compris le visage) piétiner le drapeau palestinien lors de la célébration du « jour de la terre ».
Les manifestations de ce type révèlent l’ampleur du clivage à l’intérieur des camps du littoral. On ne peut pas les ignorer, sous prétexte qu’en parler ferait le jeu de tel ou tel. L’Autorité palestinienne, occupée à d’autres tâches, a sans doute sous-estimé l’ampleur du phénomène. L’OLP au Liban après la guerre ne disposait plus d’instruments de socialisation capables de rivaliser avec ceux que les islamistes salafistes faisaient fonctionner dans les camps depuis la fin des années 1980.
PLP : Cette société présentait jadis une structuration et une cohésion très fortes, organisées notamment par l’OLP. Que s’est-il passé ?
B.R. : Vous avez raison. Comment expliquer et inscrire cette rupture dans l’histoire ? Deux points principaux.
A la fin des années quatre-vingts, entre la fin de la guerre et la progressive récupération par le Hezbollah du front au sud, l’échec de l’OLP au Liban est patent. La défaite palestinienne au Liban a été intériorisée par les réfugiés.
L’OLP se trouve de plus en plus affaiblie dans les camps et perd le rayonnement idéologique qui était le sien dans les années soixante-dix. Les années quatre-vingts sont caractérisées par une reconfessionnalisation de la communauté chiite et une logique de repli des Palestiniens sur leurs camps.
On assiste à une reconquête de l’intérieur du « territoire chiite » au Sud-Liban par le mouvement Amal [2] tandis que le Hezbollah « verrouille » à lui seul la résistance contre Israël. L’OLP, engagée dans une diplomatie dénoncée par les principaux vainqueurs de la guerre du Liban, n’a plus d’inscription stratégique. Après l’intériorisation d’une triple défaite - contre les milices chrétiennes au début de la guerre, contre Israël en 1982 et contre la milice Amal pendant la guerre des camps (1985-1987) - certains réfugiés vont s’investir dans un autre univers de sens. A la fin des années 1980, ce qui mobilise ces acteurs se passe en Afghanistan - et non plus en Palestine.
Il s’agit d’un double mouvement : le reflux de la cause palestinienne d’un point de vue militaire, idéologique et humain, et, presque comme un mécanisme venant compenser cet échec, un investissement pour le jihâd en Afghanistan.
Dès le début des années quatre-vingt-dix, tous les éléments constitutifs de ce qu’on va appeler plus tard le salafisme jihadiste sont déjà en place.
PLP : Dès lors, selon vous, une partie de la société des camps cesse d’être gouvernée par un imaginaire national palestinien. Comme cela se traduit-il ?
B.R. : Cela s’est passé en deux temps. Il y a d’abord eu un travail systématique dans les années 1980 contre l’OLP dans les camps du Liban : des réseaux religieux, aidés par l’Iran après la révolution de 1979, ont essayé de détacher les réfugiés de leur leadership politique, en réislamisant la cause palestinienne.
En 1982, Aïn el-Héloué - le plus grand camp du Liban - a été défendu des religieux, des élèves du cheikh Ibrahim Ghunaym, qui était en Iran pendant l’invasion israélienne. A l’époque, l’Iran ne sait pas encore sur quels alliés locaux s’appuyer pour mettre en place sa politique moyen-orientale. A l’intérieur de l’Etat révolutionnaire, certains courants iraniens veulent « jouer » les Palestiniens au Liban, alors que d’autres, au contraire, comptent sur la communauté chiite. C’est cette deuxième tendance qui va l’emporter.
PLP : Vous ne dites rien sur les camps palestiniens de Beyrouth, pourquoi ? Comment expliquer par exemple que ces espaces, autrefois extrêmement structurés et défendus, avec une fonction symbolique très forte, se délitent ainsi, au point de ressembler à des bidonvilles n’abritant plus d’ailleurs qu’une minorité de réfugiés palestiniens ?
B.R. : C’est vrai pour Chatila. C’est finalement le remplacement de l’histoire par la géographie. A Chatila, il y a de plus en plus de Syriens, de Kurdes… Le camp est devenu un espace du lumpen prolétariat à Beyrouth. Cela se vérifie moins à Bourj al-Barajneh, où les organisations dominantes sont celles « du refus » (FPLP-CG, Abou Moussa, Hamas).
Je n’aborde pas les camps de réfugiés de Beyrouth car l’ancrage salafiste est très faible, ce n’est donc pas mon sujet ni l’objet de ma thèse.
Alors qu’il est beaucoup plus visible à Nahr al-Bared ou à Ain el-Héloué. Dans ce dernier, il prend même la dimension d’une milice armée, Usbat al-Ansar (la Ligue des partisans), qui peut mobiliser deux cents personnes armées en très peu de temps ; elle est très présente dans certains quartiers comme à As-Safouria, mais il ne s’agit là que de la manifestation militaire d’un phénomène plus diffus, plus largement implanté dans le camp.
Plus significatif est le fait que sur six mosquées dans le camp, quatre se réclament du salafisme-jihadisme. Les deux autres étant contrôlées par le Hamas et les Ahbache (secte religieuse née au Liban dans les années 1980 qui se réclame d’une appartenance factice à un ordre soufi et bénéficie du soutien des services syriens).
L’inscription jihadiste se manifeste au quotidien, dans les prêches du vendredi, dans certaines écoles, dans la façon de s’habiller, dans l’espace de référence intellectuelle… Cette réalité est localisée - le camp ne s’est certes pas transformé en un émirat islamique - mais la dynamique existe, indépendamment de l’exploitation politique qui peut en être faite au Liban et ailleurs. Il est très important de relever que ce phénomène n’aurait pas pris une telle importance sans les efforts systématiques de la Syrie pour affaiblir l’OLP au Liban et priver les Palestiniens d’une représentation dans ses rapports avec l’Etat libanais.
La lutte contre l’ennemi intime à l’intérieur du camp est devenu le seul moyen de négocier sa survie vis à vis des responsables - syriens - du dossier palestinien au Liban. Si tel acteur religieux comprend que sa survie passe par l’élimination d’un responsable du Fatah, il n’hésitera pas à passer à l’action violente. La division est ainsi structurellement entretenue.
Et le Fatah propose régulièrement sa coopération à l’Etat libanais qui, pour des raisons régionales, comme on dit dans le lexique politique libanais, la lui refuse tout aussi régulièrement.
PLP : Vous évoquez l’implantation du Hamas au Liban. De quand date-t-elle et comment le mouvement est-il parvenu à y prendre racine ?
B.R. : La Jama’a al-Islamiyya (les Frères musulmans libanais) a préparé le terrain en tissant des réseaux associatifs et éducatifs dans l’ensemble des camps. A partir de 2000-2001, après la crise du Hamas en Jordanie et l’expulsion des membres du bureau politique qui s’installent à Damas, la décision est prise au sein de la Jamaa al-Islamiyya libanaise et du Hamas de s’implanter dans les camps palestiniens du Liban. Jusque-là, le cheikh Ahmed Yassine [3] avait réussi à s’opposer à cette tentation.
Invoquant la nécessité d’une non-intervention dans les affaires intérieures de l’Etat libanais et la volonté de ne pas recommencer les mêmes erreurs que l’OLP vis-à-vis de l’opinion publique libanaise, cheikh Yassine souhaitait que ces réseaux religieux demeurent inscrits au maximum dans des cadres politiques libanais. Il a d’ailleurs toujours considéré que l’essentiel de la lutte devait se faire à l’intérieur de la Palestine.
La décision de s’implanter au Liban, prise de son vivant, début 2000, est le fait du bureau politique extérieur, basé à Damas, avec l’accord des Syriens.
Du point de vue syrien, il était plus avantageux que la cause du droit au retour soit défendue par les Palestiniens eux-mêmes depuis le Liban, plutôt que depuis Damas, et cela pour échapper aux accusations du Département d’Etat américain. Laisser le Hamas dans les camps permettait aussi d’augmenter le niveau de conflictualité régionale avec Israël. L’idée pour le pouvoir syrien est d’accumuler le maximum de ?« ressources de nuisance » pour être reconnue comme acteur à une négociation régionale. Les réfugiés palestiniens ont une valeur équivalente aux fermes de Chebba revendiquées par le Liban : ce sont des cartes dans un jeu régional. La troisième raison qui justifiait l’introduction du Hamas dans les camps du Liban avait une dimension plus interne : il s’agissait de trouver un contrepoids à l’islamisme salafiste et un contrepoids qui ne soit pas associé au Fatah, à l’OLP ou à l’Autorité palestinienne.
- (© Bruno Hadjih)
Un bref retour sur le contexte régional s’impose. La Syrie s’oppose à ce que le Fatah soit en position dominante à l’intérieur des camps et puisse éventuellement devenir l’interlocuteur de l’Etat libanais sur la question des réfugiés palestiniens. Elle souhaite que les camps demeurent divisés. En même temps, elle a besoin d’alliés crédibles dans ce milieu, plus crédibles que ses alliés organiques du type Saïka ou Fatah-Intifada.
C’est dans ce cadre que le Hamas a été choisi. Sur le terrain, on constate que le Hamas a fait une pénétration considérable en récupérant notamment les réseaux de la Jama’a al-Islamiyya. Ce sont les mêmes hommes, les mêmes mosquées, simplement l’affichage « Hamas », au sens propre, sur les murs du camp, est beaucoup plus visible qu’avant. Alors qu’on ne mentionnait pas, il y a quelques années, le nom de Hamas, aujourd’hui des groupes s’en réclament ouvertement. Ils prennent leurs instructions d’Oussama Hamdan, le représentant du Hamas à Beyrouth, lui même lié à Abou Marzouk, lequel multiplie les allers et retours entre Beyrouth et Damas sans aucune entrave.
PLP : La direction extérieure du Hamas est donc très proche du pouvoir syrien ?
B.R. : Oui. Leur modèle est le Hezbollah et ils aimeraient trouver un mode de relation avec le régime syrien qui soit du même type. Mais ce n’est pas la même situation. De la part du Hamas, il y a donc l’idée fortement ancrée qu’il faut avoir une relation privilégiée avec la Syrie et s’inscrire dans leur stratégie régionale, malgré une conscience aiguë des risques d’instrumentalisation.
PLP : A vous écouter, la Syrie demeure le seul chef d’orchestre politique au Liban. Les derniers développements régionaux, notamment la guerre et l’occupation américaine de l’Irak, n’ont-ils pas affaibli toute la région, et en particulier le régime Al-Assad ?
B.R. : La Syrie a tout entrepris depuis dix ans pour que le Fatah (loyaliste) ne puisse jamais contrôler les camps. Ainsi, lorsque le Fatah, sur instructions de Yasser Arafat, a tenté de déployer une diplomatie sur la scène politique libanaise, fin 1999, en rencontrant le patriarche Sfeir, les responsables du Conseil supérieur chiite, ou encore le Premier ministre de l’époque Sélim Hoss, le résultat ne s’est pas fait attendre. En décembre 1999, le représentant officiel de l’Autorité palestinienne, Sultan Abou Aynaïn, était condamné à mort par contumace. Le message était limpide : l’Autorité palestinienne n’est pas autorisée à avoir une diplomatie propre et autonome au Liban en tant qu’actrice officielle et reconnue. Les Libanais ne sont pas davantage autorisés à avoir une politique autonome sur la question des réfugiés avec l’ANP.
Cette condamnation à mort annonçait également la fin des coopérations en cours entre l’armée libanaise et le Fatah pour identifier et livrer les personnes recherchées dans des actes de violence islamistes (assassinats de vendeurs d’alcool, de policiers…). On signifiait ainsi au Fatah qu’il était autorisé à jouer un rôle de supplétif sécuritaire, de police d’appoint, mais sans aucune traduction politique.
La politique syrienne vis-à-vis des Palestiniens s’inscrit dans une longue continuité de morcellement, de divisions, pour empêcher toute émergence d’une structure représentative institutionnelle. De ce point de vue, la dégradation dramatique du processus de paix puis sa disparition ont été une chance. L’affaiblissement de Yasser Arafat vont dans le même sens, leur permettant de réunir le maximum de cartes en vue de peser éventuellement sur la bataille de la succession. Cette évolution précède la crise irakienne.
En fait, le moment important s’est situé lors du retrait israélien du Sud-Liban, en mai 2000. Le débat suscité par ce retrait dans les camps de réfugiés palestiniens portait sur la pertinence d’un « modèle Hezbollah ». Tous les alliés de la Syrie, y compris ceux qui leur sont tactiquement liés, comme le FDLP et le FPLP, ont considéré que c’était l’exemple à suivre dans les territoires palestiniens occupés par Israël.
D’autres analyses circulaient parmi les cadres moyens du Fatah à cette même période, et certains avaient conscience du danger que pouvait représenter le « modèle Hezbollah » pour la cause palestinienne dans les territoires. Vu de France ou d’Europe, on oublie aussi à quel point le conflit entre le Fatah et le Hezbollah sur le sens de la lutte palestinienne est violent.
N’oublions pas que le secrétaire général du Hezbollah avait appelé au meurtre d’Arafat pour le première fois fin 1998 pour dénoncer les accords de Wye Plantation. Après le déclenchement de la seconde Intifada, des cadres moyens du Fatah au Liban ont à nouveau exprimé leur opposition à ce modèle, à sa faisabilité contre le gouvernement israélien, en mettant en garde contre les risques de la lutte militaire dans un contexte stratégique très différent de celui du Sud-Liban. Certains se sont mêmes prononcés contre cette Intifada.
- (© Bruno Hadjih)
A l’inverse, nombre d’intellectuels palestiniens vivant à Amman continuent aujourd’hui à ne jurer que par le Hezbollah et par les discours de Nasrallah. Il y a là une véritable régression de l’analyse politique de la part d’une partie de l’élite palestinienne en diaspora, qui peut s’offrir le luxe du radicalisme.
Dans ce contexte, les milieux loyalistes palestiniens dans les camps du Liban constituent des poches de résistance par rapport à ce discours de démagogie islamiste véhiculé après des réfugiés palestiniens depuis 1992. C’est d’autant plus paradoxal que, depuis le processus d’Oslo, le Fatah est considéré, au Liban et en Syrie, comme le supplétif israélien au Liban, l’équivalent de l’ALS. [4] Ce discours de « trahison » est général.
PLP : Pourrions-nous pour plus de clarté revenir sur la définition du salafisme, sur ses objectifs et ses discours, sur sa structuration ? Comment la doctrine s’exprime-t-elle par rapport au jihâd international ?
B.R. : Dans ce contexte compliqué, dangereux, après la disparition de la période héroïque si bien décrite par Rosemary Sayyegh, une partie de la population palestinienne, les jeunes en particulier, se sont appropriés un autre univers de sens, une autre mystique de la lutte armée, dont le Palestinien Abdallah Azzam avait été la figure emblématique.
Azzam a été le premier théoricien du jihâd globalisé. En 1984, il a fondé à Peshawar au Pakistan le Bureau des Services chargé de recruter des volontaires arabes sur tous les continents. Il a bénéficié du soutien de l’Union des étudiants musulmans, une coordination étudiante islamiste qui était parvenue à éliminer l’Union des étudiants palestiniens dans les campus pakistanais.
Des branches de cette Union existaient dans les camps palestiniens du Liban. Ses membres recevaient en 1989 toutes les revues publiées à Peshawar, et ils ont diffusé dans les mosquées des camps des films à la gloire de Azzam, juste après son assassinat en 1989. On doit noter que la figure de Azzam circule dans les milieux islamistes des camps au moment où la lutte anti-israélienne s’achève. Le succès de Azzam s’explique par cette homologie dans les situations : le théoricien palestinien avait théorisé l’impossibilité du jihâd en Palestine parce que les régimes arabes étaient devenus les « gardiens des frontières israéliennes ».
Il avait fait de nécessité vertu en incitant les musulmans à combattre partout où c’était possible. La Palestine n’est pas oubliée, mais la lutte pour sa libération est différée. La porte est ouverte pour d’autres causes, d’autres lieux : Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie…Le salafisme prend son sens dans cette captation : il s’agit, dans ce contexte, d’une exacerbation de l’identité sunnite, d’un wahhabisme sans les Saoud, d’une idéalisation de la lutte des premiers musulmans (salaf) et d’un refus de la politique internationale.
PLP : Ne faut-il pas également lier cet ancrage salafiste dans les camps palestiniens du Liban au blocage total de la situation politique et à l’absence durable de toute perspective de règlement et non seulement, comme vous le faites dans vos travaux, à la mise en place d’une dynamique identitaire ?
B.R. : Ce n’est pas Oslo ni l’échec du processus de paix qui créent ce phénomène. Le salafisme jihadiste renvoie bien à une dynamique identitaire. Celle-ci était présente avant Oslo.
Les changements régionaux qui ont conduit à la fin de la guerre du Liban ont facilité son développement, en ce sens que les camps sont devenus des ghettos urbains sans relation de négociation avec des interlocuteurs institutionnels libanais. Il faut évidemment prendre en compte l’environnement pour comprendre le phénomène, pour comprendre la façon dont les acteurs rejettent un environnement qui les exclue. L’enfermement social, physique a facilité le basculement dans l’espace mondial du salafisme-jihâdisme. Toutes les mosquées qui s’en réclament ont des ordinateurs, sont reliées à Internet et leurs responsables consultent les sites jihâdistes.
En 1999, à Aïn el-Héloué, une télévision islamiste montrait des images de la première Intifada, puis des images de la guerre en Tchétchénie. La lutte palestinienne s’en trouvait banalisée, placée sur le continuum d’une lutte pour l’islam. Il n’y avait pas de commentaire, pas de carte, juste des affects et des chants religieux. Le donné immédiat de l’identité s’était substitué à l’analyse politique et historique. Le contraste était frappant avec les discussions sans fins qui avaient lieu au Centre culturel palestinien, un bâtiment plus ou moins désaffecté, juste en face de la mosquée, où des Palestiniens du FDLP buvaient leur café en commentant les derniers développements en Palestine…
Deux univers, séparés par quelques mètres, mais deux univers qui ne se parlent plus Le contraste est aussi réel entre les militants du Hamas et les activistes jihâdistes. A Saïda, les premiers sont très largement intégrés dans l’espace libanais, dans la vie sociale et économique ; ce sont des journalistes, des ingénieurs, des hommes d’affaires, des entrepreneurs … Il s’agit bien d’une élite palestinienne islamiste, partiellement intégrée dans la société libanaise grâce à des solidarités avec des islamistes libanais et qui, pour une bonne partie, ne vivent plus dans les camps. Ils s’inscrivent dans l’actualité palestinienne, leur identité palestinienne est très forte.
En revanche, les acteurs jihadistes salafistes palestiniens ont une très faible inscription sociale dans la société locale, ils ne sont d’ailleurs pas dans une logique d’ascension sociale, ils sortent très peu du camp, vivent dans un espace, y compris mental, de plus en plus fermé.
Dans la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie islamique, les acteurs ont aussi des comportements très différents. Les femmes des responsables du Hamas sont bien entendu voilées mais elles ne portent pas le niqab noir qui recouvre le visage des femmes des activistes salafistes, ni ne demeurent cantonnées aux activités domestiques. Au contraire, chez elles, la tradition de l’action sociale, celle-là même que l’on retrouve dans les milieux nationalistes, reste très ancrée. Les femmes des salafistes n’ont absolument aucun rôle social, elles vivent cachées et ne sortent quasiment pas de chez elles. C’est une parenthèse, mais elle est significative.
PLP : Comment expliquer la dissolution d’un lien aussi fort - celui de l’appartenance commune à une nation, à une terre - comment comprendre l’abandon progressif de l’idée de retour chez soi qui a structuré, historiquement, des générations de réfugiés, en préservant leur identité, tant individuelle que collective ? Cette rupture est tellement énorme…
B.R. : Mais l’identité politique est fragile, elle doit être entretenue par des pratiques, sinon, elle se délite. Elle doit aussi s’alimenter à un imaginaire. Yezid Sayyegh a montré que la lutte armée palestinienne, si elle jouait un rôle dérisoire sur le plan militaire, avait permis d’affirmer un lien commun entre les réfugiés, malgré la dispersion. Il ne s’agit pas de revenir à une période révolue, mais de comprendre les causes d’un phénomène aussi complexe.
Le contexte libano-syrien n’a pas permis aux instruments de socialisation de l’OLP de fonctionner. Celle-ci était aussi très divisée, préoccupée par sa survie après 1991 et incapable de proposer une perspective politique et humaine aux réfugiés.
La communauté internationale porte aussi sa part de responsabilité, c’est évident. Une partie - minoritaire, mais significative - des réfugiés a donc décidé de redevenir acteurs, et de produire du sens et de la violence dans la région. Ils ont remplacé les frontières physiques et territoriales par des frontières imaginaires, et se sont autoproclamés défenseurs de l’islam sunnite au Moyen-Orient. Les effets combinés de l’épuisement de la lutte palestinienne, des frustrations du processus de paix, de l’environnement répressif syro-libanais, des ressources de la mondialisation ont été à l’origine de ce phénomène.
Le cheikh Jamal Khattab (imam de l’importante mosquée al-Nour à Aïn el-Héloué) par exemple, considère que la lutte est mondiale, qu’il faut couper la tête du serpent et frapper les Etats-Unis ; l’ennemi n’est plus seulement israélien. Finalement, ne s’agit-il pas de la même dialectique que Ben Laden ? Il existe probablement des liens organisationnels entre eux, mais ils ne peuvent être à ce jour prouvés.
Il est très clair que les acteurs palestiniens salafistes se reconnaissent entièrement dans ce discours et qu’ils le diffusent dans les camps en le recyclant et en le « palestinisant » un tout petit peu dans leurs prêches du vendredi. Evidemment, ils ne disent pas directement « la Palestine c’est fini ».
Plus subtilement, ils expliquent que les organisations nationalistes se sont trompées, précisément parce qu’elles sont nationalistes et que le nationalisme est, selon eux, un poison distillé par l’Occident au XIXème siècle pour détruire la Oumma, la communauté des croyants. Petit à petit émerge l’idée que la lutte n’est possible que parce qu’elle est mondialisée.
PLP : Qu’entendez-vous précisément par la « rupture de la figure de l’ennemi » ? Selon vous, l’ennemi n’a plus les traits du soldat ou du colon israélien, mais peut prendre celui du frère, du voisin...
B.R. : Le camp perçu comme une Palestine en miniature est un mythe révolu. Certes, les quartiers portent toujours les noms des villages d’origine et les villages sont incarnés par des familles, mais la mixité est considérable. A Aïn el-Héloué, même si on est loin de la situation de Chatila, un certain nombre de Syriens, pour ne citer qu’eux, ont installé des commerces.
Depuis 1982, les camps de réfugiés ont été le théâtre de nombreuses migrations, de larges recompositions familiales. Les comités de quartiers sont aujourd’hui absolument incapables de renouer les liens. Certes, on a toujours eu au sein d’une même famille des membres de sensibilités politiques différentes : un islamiste jihadiste, un Fatah, un Hamas etc.
Ce qui est inédit, c’est qu’ils sont prêts, aujourd’hui, à s’entretuer. Le lien familial ne fait plus écran à un affrontement idéologique ou politique. On n’invoque plus l’origine villageoise commune pour modérer, atténuer, neutraliser, le conflit possible. Pour le moment, cela n’a pas basculé, mais cette possibilité est réelle.
En mai 2003, les affrontements ont fait une dizaine de morts, dont une majorité de membres du Fatah. A la fin du mois d’août 2004, le responsable militaire du Fatah à Aïn el-Héloué a été assassiné. L’Intifada de 2000 n’a rien changé à cette situation de guerre civile larvée à Aïn el-Héloué et à Nahr al-Bâred.
La dissolution du lien national est perceptible. Lorsqu’on lit, par exemple, les communiqués de Usbat al-Ansar, les militants du Fatah sont dépeints comme étant des ennemis bien pires que l’armée israélienne, capables d’actions plus graves « que l’entrée de l’armée israélienne à Jénine ». Symboliquement, c’est énorme, lorsqu’on sait la portée de la chute du camp de Jénine, considérée, du point de vue palestinien, comme un événement traumatique au même degré que Sabra et Chatila. Le Fatah est décrit comme un ennemi de l’islam, prenant ses instructions du gouvernement israélien. Il est pire que la figure de l’Israélien.
C’est une très grande rupture. On a là des acteurs qui ne se considèrent plus comme faisant partie de la même scène palestinienne. Aujourd’hui, deux mondes cohabitent à l’intérieur du même espace, avec des instruments de socialisation différents.
PLP : Vous expliquez que le Hamas introduit dans les camps de réfugiés du Liban est instrumentalisé par Damas dans la lutte contre les Arafatistes. Pourtant, les salafistes ne sont-ils pas les premiers adversaires du nationalisme séculier et, à ce titre, ne présentent-ils pas une opportunité politique inespérée pour le régime syrien ?
B.R. : Les salafistes palestiniens considèrent leur présence au Liban comme légitime, puisqu’ils sont sur une parcelle de Dar el-islam. Ils n’ont aucun problème pour vivre et demeurer au Liban et poursuivre leur combat en faveur de l’islam et contre les Ahbaches. Les frontières de l’imaginaire ont remplacé les frontières nationales.
Finalement, les salafistes ont réussi là où les Israéliens et les gouvernements arabes avaient échoué : ils sont parvenus à la dissolution du lien national, des mécanismes de solidarité et à s’inscrire dans un espace déterritorialisé, qui n’est plus palestinien. C’est là le grand problème, car on peut négocier, y compris avec le Hamas ou même avec des organisations qui recourent à l’action violente ou même au terrorisme parce qu’ils ont une revendication territoriale. Les salafistes, eux, ne s’inscrivent dans aucun rapport de négociation, ils sont porteurs d’une violence identitaire qui s’insère dans une logique religieuse universaliste. Lorsqu’il y a déterritorialisation, la négociation n’est plus possible.
En attendant, les acteurs salafistes connaissent parfaitement les rapports de force, les ont intériorisés et savent tactiquement exploiter le contexte au mieux de leurs intérêts. A l’intérieur des camps, ces nouveaux entrepreneurs identitaires ont réussi remarquablement à exploiter le contexte régional syro-palestinien, pour investir les lieux et affaiblir le Fatah. Ils ne critiquent jamais la Syrie ou le parti Baas lors de leurs prédications, n’incitent jamais publiquement à l’action violente, alors qu’entre eux ils poussent sans arrêt à la violence concrète contre l’Etat libanais et contre le Fatah.
- (© Bruno Hadjih)
PLP : Quelles sont les conséquences de cet ancrage salafiste sur les termes de la négociation politique sur les réfugiés et sur les perspectives d’un règlement dans l’avenir ? Que cache la hantise du tawtin [5] et son instrumentalisation par toute la classe politique libanaise ?
B.R. : L’usage interne libanais est de ?« faire passer la pilule » de la présence syrienne au Liban et de reconstituer l’alliance entre le régime syrien et les élites chrétiennes. Les relais chrétiens de la Syrie au Liban utilisent sans arrêt, dans leur discours sur le tawtin, le précédent de 1976 : la Syrie nous a sauvés d’une défaite militaire face aux Palestiniens, elle va nous sauver à présent d’une menace existentielle pouvant entraîner la minorisation définitive des chrétiens au Liban. Ce discours dramatise sciemment la présence palestinienne au Liban, l’amplifie, les chiffres les plus fantaisistes sont cités. De la part des Syriens, c’est très habile de jouer sur cette peur existentielle, vécue en tant que telle.
La notion de tawtin est très floue : est-ce la naturalisation ? l’implantation ? la résidence permanente ? On sait, par exemple, que les Palestiniens sont probablement déjà moins nombreux que les travailleurs syriens au Liban. C’est donc aussi une façon de cacher la présence massive syrienne : on s’attaque à l’arbre qui cache la forêt syrienne.
Ce discours est également tenu par les élites chiites. Il y a un sentiment anti-palestinien très fort, essentiellement de la part des cadres d’Amal, mais aussi d’une grande partie de la population qui s’alimente du souvenir de la résistance palestinienne dans les années soixante-dix, de ses excès, des représailles israéliennes très lourdes etc. Ce discours est parfois aussi utilisé comme une menace. Comme par hasard, au moment où certains milieux chrétiens ont demandé le redéploiement de la Syrie et un rééquilibrage des relations libano-syriennes, cheikh Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, a réagi en faisant un discours soutenant une implantation définitive des Palestiniens au Liban.
Le tawtin est en fait utilisé par tout le monde. Outre le fait qu’il est entendu comme un discours de stigmatisation par les réfugiés eux mêmes, le drame est qu’il est retourné par les salafistes. Ces derniers disent avec une certaine logique : « pourquoi sommes-nous persécutés ? C’est parce que nous sommes sunnites bien entendu ; les Palestiniens chrétiens ont été naturalisés par le président Chamoun dans les années cinquante, toute la communauté arménienne a été intégrée et a obtenu la nationalité et une représentation politique En vérité, si on nous en veut autant, c’est bien parce que nous sommes sunnites ».
Ce discours violent est recyclé à l’intérieur des camps et retourné contre l’ensemble de la société libanaise ; il est utilisé pour exacerber l’identité sunnite. C’est très malsain.
En fait, tout le monde évite de clarifier ce que le tawtin sous-entend, dans ses dimensions sociales, juridiques et politiques. C’est un discours de peur et c’est pour cela qu’il est entretenu.
- (© Bruno Hadjih)
L’Autorité palestinienne et les personnes chargées du dossier des réfugiés ont toujours parfaitement su ce qui se passait au Liban. Deux éléments en attestent : le retour du Fatah et le fait qu’Arafat ait réinjecté de l’argent, des combattants, à Rachidiyye, à Ain el Héloué et dans les camps du sud, à partir de 1998-1999, en prévision des négociations. Le but était d’éviter que des opérations militaires soient commises à partir des camps et que le gouvernement palestinien soit accusé de rallumer un front.
Il est étonnant de voir comment cette attitude responsable a été dénoncée au Liban sous la formule ?« Contre qui le fusil du Fatah est-il déployé ? » Toute la classe politique mais aussi l’ensemble des médias n’ont eu qu’une seule réponse : l’Autorité cherche à protéger la frontière israélienne.
PLP : Dans ces conditions, le projet politique séculier porté par la révolution palestinienne depuis vingt ans de partage de la Palestine en deux Etats, dotés d’une légitimité, bénéficie-t-il encore du moindre soutien au Liban ?
B.R. : La société palestinienne du Liban est totalement éclatée socialement et idéologiquement. Les camps deviennent des espaces de cohabitation de groupes qui ne partagent plus les mêmes options ni les mêmes appartenances. Pourtant, beaucoup de Palestiniens du Liban disent encore : ?« Finalement, seule l’Autorité palestinienne est en mesure de nous protéger, elle est la seule à pouvoir nous donner un passeport reconnu, qui nous permettra d’émigrer si on le souhaite ».
Ce qui empêche aujourd’hui toute mobilité, c’est bien l’absence d’un Etat palestinien. D’où l’absurdité de la politique libanaise dont la seule excuse est qu’elle est menée par les Syriens. Au Conseil des ministres libanais, on ne parle jamais de la question palestinienne ou des réfugiés. Ces questions n’ont jamais été mises à l’ordre du jour depuis dix ans. La seule gestion du problème est exclusivement sécuritaire, il n’y a pas de politique et ce fait est assumé. C’est très grave : le fait, par exemple, de fermer tous les emplois aux Palestiniens déqualifie les jeunes qui sont aujourd’hui moins formés que leurs parents ; sans diplômes ils ne sont même plus capables d’émigrer… Il y a là une politique très négative pour les intérêts du Liban lui-même.
Mais pour le moment, les réfugiés palestiniens sont aussi utiles que les fermes de Chebaa au sud Liban [6] : c’est une simple carte de négociation pour le futur.
Chercheur à l’IFPO (Institut français du Proche-Orient), Bernard Rougier, aujourd’hui en poste à Amman, a longtemps vécu au Liban et notamment à l’intérieur du camp palestinien de Ain el-Héloué où il continue à faire des séjours fréquents. Il a écrit deux articles dans la revue Maghreb-Machrek sur les Palestiniens au Liban : « Le destin mêlé des Palestiniens et des Libanais au Liban »
(n°169, juillet-septembre 2000) et « Dynamiques religieuses et identité nationale dans les camps de réfugiés du Liban » (n°176- Eté 2003). Il vient de publier « l’islamisme face au retour de l’islam » dans la revue Vingtième Siècle (avril-juin 2004). Il a tiré un ouvrage de sa thèse sur les mobilisations religieuses dans les camps palestiniens, à paraître aux Presses Universitaires de France (PUF) en octobre 2004.
Bruno Hadjih est un photographe indépendant qui sillonne depuis plus de vingts ans la planète en solitaire. Depuis plus d’une décennie, il poursuit un travail de recherche sur le soufisme. Kabyle d’origine, auteur d’un ouvrage remarqué sur la jeunesse algérienne - « Avoir 20 ans à Alger » - aux Editions Alternatives, il caressait depuis longtemps l’idée d’approcher la... ... réalité palestinienne. C’est au détour d’un séjour à Damas, avec l’aide d’une association, qu’il se décide à aller se rendre compte par lui-même des conditions de vie dans un camp palestinien. Il n’existe quasiment aucune image sur les réfugiés palestiniens de Syrie. Les camps, étroitement contrôlés, bouclés, muselés, sont à « l’abri » de tout témoin extérieur.