Le résultat des élections palestiniennes
a suscité une réelle
inquiétude, non seulement dans
les pays occidentaux mais également
parmi les « élites » du monde arabe qui
manifestent, en fait, comme une stupéfaction
de voir la société la plus politisée,
éduquée et sécularisée du monde
arabe voter en faveur d’un mouvement
islamique. D’autant que celui-ci non
seulement a fait de la lutte contre Israël
son principal slogan, mais développe
en outre un programme politique et social
islamique qui propose un modèle de
société très différent de celui de ces
élites.
- © AFP-Mahoud Hams
Une première réaction, apparemment
anodine, constate une méconnaissance
de la réalité des sociétés tandis que les
élites arabes déploient le projet d’une
modernité politique autour d’un discours
libéral, de pluralisme ou de liberté.
Mais une autre réaction, plus violente,
consiste à supposer que ces sociétés
s’engagent vers un suicide collectif et
que la société palestinienne, elle, connaîtra
une double occupation, celle d’Israël
et celles des islamistes. Ces deux réactions,
en tout cas, sont le signe d’une
profonde dichotomie entre ces élites et
des mouvements qui disposent d’une
forte assise populaire, agissent mais
écrivent peu, produisant peu d’analyses.
Aussi sommes-nous intellectuellement
mal outillés pour appréhender le phénomène.
Un contexte d’effacement du politique
Crise de gouvernance, crise de processus
de paix et crise de processus diplomatique
: c’est au fond ce qui explique
en grande partie le vote en faveur du
Hamas.
Depuis trois ans, il n’existe plus de
réelles dynamiques politiques internes
ni de dynamique internationale. Du côté
israélien, c’est le refus de toute négociation
politique. Avec la construction
du mur et un ensemble de décisions unilatérales
suivies d’actes unilatéraux, le
message est le suivant : les Palestiniens
ne sont pas des partenaires fiables. Dès
lors, la direction palestinienne, l’ANP,
voit sa légitimité s’effondrer. Elle ne
peut pas davantage subvenir aux besoins
vitaux des populations. A partir de 2002,
elle a tout d’abord subi un effondrement
financier et institutionnel, avant un effondrement
politique, avec un processus
diplomatique suspendu, seule restant
une coopération sécuritaire, avec l’aide
directe des services américains.
Mais la responsabilité palestinienne est
elle aussi importante. La crise n’est pas
gérée au sein du Fatah. Après la mort de
Yasser Arafat, on assiste à une très
grande fragmentation de la direction du
mouvement, qui a conduit au refus de
poser les problèmes et de les régler avant
les élections, par un congrès qui aurait
pu permettre de trancher pour une direction
ayant à décider du sort du mouvement.
L’absence de réflexion politique
quant à ce que devrait devenir le mouvement
a fortement pesé.
Sur le terrain, ensuite, ont cru les similarités
entre les cadres locaux intermédiaires
du Fatah et ceux du Hamas, bien
plus qu’entre « jeunes » du Fatah et
« Vieille garde ». Ils se rapprochent sur
le terrain pour des raisons d’ordre pratique.
Répondre aux urgences permanentes - destructions, raids sur les populations
civiles, problèmes sociétaux,
délinquance, drogue, trafic d’armes,
affrontements avec les colons, à quoi
s’ajoutent le mur et l’enfermement...-
les incite à coopérer, en particulier depuis
trois ans. Aussi assiste-t-on à des manifestations
régulières où Fatah et Hamas
se retrouvent côte à côte, mais aussi à
une coordination réelle pour certaines
opérations armées. Sur le plan politique,
en revanche, se joue entre eux une compétition
féroce pour gagner la faveur
des populations. Cela nécessite un minimum
de capitaux. Or, les moyens financiers
du Hamas ont sans cesse augmenté,
en provenance d’Arabie saoudite, du Golfe, du Hezbollah, du réseau islamique,
tandis que ceux du Fatah diminuaient,
du fait d’un financement de
plus en plus précaire. Les jeunes du
Fatah n’avaient pas le soutien de la direction
et étaient de plus pénalisés par la
réputation de corruption de leur propre
mouvement.
Enfin, pour la majorité de la population
palestinienne, s’est installée la conviction
que le salut ne viendrait pas d’un
accord de paix avec Israël et qu’il y a,
en revanche, nécessité urgente de remise
en ordre à l’intérieur.
Aucun sondage, cependant, n’avait prévu
la victoire du Hamas. En réalité, outre
leurs marges d’erreur importantes toujours
possibles, les informations brutes
sur les intentions de vote n’ont pas été
analysées en fonction du nouveau système
électoral mixte (une moitié sur
liste proportionnelle, l’autre moitié par
circonscription au scrutin uninominal).
C’est dans ce contexte que le Hamas a
obtenu 45% des voix et 56% des sièges,
tandis qu’ensemble, le Fatah, les indépendants
et les formations « laïques »
ont obtenu 55% des votes. Ainsi, le système
électoral s’est traduit par des sièges
supplémentaires pour le Hamas alors
que le système électoral avait été soigneusement
défini pour servir le Fatah...
Le message d’un scrutin
Mais les sondages sont très utiles
aujourd’hui. A la fois pour comprendre
les motivations des électeurs et pour
adresser un message à la direction du
Hamas sur les préoccupations des Palestiniens.
Que disent-ils ? En fait, une
grande majorité d’électeurs ne partagent
pas les vues du mouvement Hamas
sur le « processus de paix ». Soixantequinze
pour cent - dont soixante pour
cent des voix Hamas - sont favorables
à un règlement négocié pour deux Etats
et à une réconciliation avec Israël.
Depuis les années quatre-vingt, tous les
sondages montrent une corrélation entre
le progrès du processus de paix et l’affaiblissement
du mouvement Hamas, et
inversement. En fait, deux considérations
prioritaires semblent avoir motivé
les électeurs. D’abord, la réputation de
corruption de l’Autorité palestinienne
a eu un effet ravageur. Elle fait écho à
une situation qui concerne toute la région
et les régimes voisins. Ensuite, l’insécurité
grandissante dans la vie quotidienne
des Palestiniens a joué également
un rôle majeur, engendrant une
demande d’intégrité et de discipline. A
ces considérations s’ajoutent évidemment
les conditions économiques. Enfin,
et l’argument n’est pas des moindres,
le processus de paix et le facteur israélien
ont pesé ; car la construction de
l’Etat et du système politique palestinien
sont inextricablement liées au processus
de paix.
L’on constate une contradiction entre
le vote en faveur du Hamas, lequel est
pour la lutte armée, et le sondage qui
indique qu’une majorité de la population
est favorable à la négociation. En fait,
les Palestiniens sont opposés à la stratégie
actuelle de négociation mais pas
à son principe. Et ils sont opposés à des
concessions unilatérales, notamment
quand il s’agit de remettre au pas des
groupes armés. Pour le Hamas et les
groupes du Fatah, accepter un tel démantèlement
équivaudrait
à un suicide et à sacrifier
leur popularité
politique. Une majorité
considère que
l’Intifada ne doit pas
s’arrêter.
Les résultats du scrutin
expriment-ils un
rejet de la légitimité
d’Israël ? La question
mérite d’être approfondie.
En effet, d’une
part, depuis plus de
dix-huit mois, la
population palestinienne
a pris conscience
qu’elle payait trop cher les actes terroristes - c’est-à-dire les opérations contre
des populations civiles. La culture de
la violence qui avait grandi avec la
relance de l’Intifada a reculé au cours des
dix-huit derniers mois. Les Palestiniens
ne veulent pas une confrontation avec
la communauté internationale et les
représailles israéliennes sont trop coûteuses.
Ils sont favorables au maintien
d’une résistance, le cas échéant armée,
légitime, contre l’occupation.
Mais d’autre part, si le Hamas conteste
la légitimité d’Israël les Palestiniens
sont en revanche très majoritairement
favorables à deux Etats.
Vers une islamisation de la société ?
Ces élections législatives auront en premier
lieu des conséquences quant à l’avenir
du mouvement national palestinien.
De ce point de vue, on peut avancer que
le Fatah ne survivra pas en l’état. Tout
est possible : une transformation profonde,
une recomposition, un éclatement,
une scission - en particulier à propos
du choix de s’allier ou non avec le
Hamas au gouvernement. En tout état de
cause, on assiste à l’émergence d’un
système politique bipartite avec deux
forces politiques équivalentes ayant chacune
une affiliation idéologique claire,
un projet de société clair ; une sorte
d’institutionnalisation d’un système politique
avec deux partis ayant des projets
à priori inconciliables.
Le projet de société
est également en jeu.
Certes, aujourd’hui,
la direction du Hamas
n’aura pas comme
priorité l’introduction
du voile, la charia ou
la prohibition de
l’alcool mais des éléments
du Hamas qui
contrôlent déjà des
quartiers, des municipalités,
des universités
et d’autres institutions
vont
s’estimer habilités à
imposer des mesures
en ce sens. D’autant que l’on constate
dans la société palestinienne une tendance
plus grande au conservatisme et
au refus de la mixité et un progrès de la
loi islamique dans les questions du statut
personnel, de la polygamie, du divorce
ou de la garde d’enfants. Cette tendance
était déjà amorcée sous Arafat ; celuici
laissait faire parce que ses priorités étaient ailleurs. Il n’y
avait pas cependant
de danger immédiat
d’islamisation de la
société. Quant aux
partenaires extérieurs,
il semble
qu’ils ne feront pas
de ces problèmes
socio-culturels une
question prioritaire :
la priorité sera à la
diplomatie, aux rapports
avec Israël et
à la violence.
En revanche, si le
Hamas ne réussit pas
sur les grands dossiers et
ne réalise pas ses promesses, le risque
existe qu’il compense ses échecs par un
raidissement sur les questions socio-culturelles,
celles de la création ou de la
liberté artistique par exemple.
Un partage des rôles ?
On assiste à un déplacement du centre
de gravité du système politique palestinien
après Arafat. C’est là le vrai changement
: le pouvoir n’est plus entre les
mains d’un homme fort. Maintenant,
c’est le conseil législatif qui va, entre
autres, déterminer la composition du
gouvernement à venir. Bien sûr, reste
le rôle de Mahmoud Abbas qui subit
paradoxalement le déclin d’une légitimation
pourtant récente, alors qu’il aura
été un catalyseur de la démocratie. Répugnant
aux pratiques autocratiques, il a
en effet permis la transition démocratique,
ce qui, d’une certaine façon,
l’affaiblit.
Une alternance du Hamas sera difficilement
compatible avec le dynamisme
de la société civile palestinienne, avec
des institutions organisées en dehors de
l’ANP et des mosquées. Des espaces
laïques et démocratiques forts sont déjà
mobilisés contre le Hamas. La population
s’auto-organise en permanence.
C’est la société civile la mieux organisée
du monde arabe.
La paix, elle, suppose une reconstruction
d’un système politique palestinien. Un
pouvoir politiquement
fort s’impose pour
ramener les factions
armées sous contrôle,
pour contrôler la violence.
C’est le cas également
pour faire
accepter un éventuel
compromis historique.
Or si le Hamas bénéficie
aujourd’hui d’une
véritable légitimité, il
préfère que Mahmoud
Abbas et l’OLP soient
responsables du processus
de négociations
et ce n’est pas un hasard
s’il a axé prioritairement
sa campagne électorale sur la
réforme et la corruption.
Pour autant, le Hamas n’a pas dénoncé
l’Autorité palestinienne comme « traître
qui négocie avec les sionistes », de même
qu’il n’a pas ressorti son slogan « la
Palestine de la Méditerranée au Jourdain
». Il a critiqué la stratégie mais non
le principe même d’une négociations et
n’est pas opposé à une négociation indirecte
sur des questions ponctuelles, par
l’intermédiaire de pays arabes ou européens.
Le Hamas est convaincu que l’erreur du
processus d’Oslo aura été l’absence de
définition d’une solution définitive.
L’absence d’un plan clair de ce que pourrait
être un règlement final a beaucoup
joué et il ne voudra pas négocier sans une
définition préalable des termes d’un tel
règlement. Mais il n’est pas encore
capable de mener à bien un tel processus
et évidemment ne pourra signer un
accord s’il ne garantit les intérêts fondamentaux
des Palestiniens.
On constate une évolution parallèle et
similaire sur la scène politique israélienne.
L’orientation unilatérale de Sharon
bénéficie d’un large soutien en Israël,
les Israéliens sont convaincus que les
négociations ne sont pas utiles. L’unilatéralisme
permet « d’avancer » sans qu’il
soit besoin de confiance dans des négociations
avec les Palestiniens. En réalité,
la société est favorable à un Etat palestinien,
mais aux frontières indéfinies.
Il n’y a pas aujourd’hui de processus
de paix. Les Etats-Unis et l’Union européenne
ne veulent pas sa reprise mais
exigent en revanche un engagement des
Palestiniens sur la reconnaissance d’Israël
et l’arrêt de la violence. Or, ces conditions
sont invalidées par l’absence d’exigences
similaires à propos d’Israël.
C’est en quelque sorte dans ce contexte
que le nationalisme palestinien tel qu’il
s’est constitué est en quelque sorte destitué.
Le mouvement islamique a repris
le flambeau de la résistance avec un discours
et une stratégie qu’il estime être
entendus par Israël. Il s’appuie en outre,
dans cette perspective, sur une réelle
profondeur stratégique : non seulement
il dispose d’un réseau de soutien financier
et logistique à travers le monde islamique,
mais de plus il a noué des liens
politiques avec des mouvements islamistes
modérés (Frères musulmans en
Egypte et en Jordanie) Il est intéressant
de noter que le Premier ministre jordanien
a averti les islamistes jordaniens
en leur disant : « Vous n’êtes que Jordaniens.
». Le score des Frères musulmans
en Egypte a donné confiance au
Hamas sur sa participation aux élections
pour parvenir au pouvoir. Par ailleurs,
l’importance des relations avec l’Iran
s’est accrue depuis deux ans.
Les islamistes à l’épreuve du pouvoir
vont être contraints de faire des choix responsables
et viables pour la population
et d’en assumer les conséquences.
Comme les autres forces, ils vont chercher
à plaire à leurs bases électorales.
Alors que les systèmes autoritaires -tels
que celui de l’Egypte- dépendaient plutôt
de leurs partenaires extérieurs tels
que les Etats-Unis, désormais, avec une
opinion publique susceptible de jouer
un rôle réel par la voie des élections, les
futurs régimes démocratisés seront davantage
des partenaires indociles pour la
communauté internationale.
Basma Kodmani