Photo : Al-Aqsa le 5 avril 2023 (Eye On Palestine)
Le regretté archevêque Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel et militant infatigable contre l’apartheid sud-africain, a un jour fait remarquer que "si vous êtes neutre dans les situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur".
Depuis des décennies, la politique éditoriale de la BBC en matière de reportages sur Israël et la Palestine a toujours choisi le camp de l’oppresseur - et trop souvent, sans même prendre le parti de l’impartialité que la société prétend être au fondement de son journalisme.
Au lieu de cela, le radiodiffuseur public britannique choisit régulièrement un langage et une terminologie qui ont pour effet de tromper son public. Et elle aggrave cette mauvaise pratique journalistique en omettant des éléments de contexte essentiels lorsque ces informations supplémentaires présenteraient Israël sous un mauvais jour.
Le parti pris de la BBC - qui consiste à se faire l’écho impulsif du soutien de l’establishment britannique à Israël, cet allié hautement militarisé qui projette les intérêts occidentaux dans un Moyen-Orient riche en pétrole - a été une fois de plus mis en évidence cette semaine lors des reportages du diffuseur sur les violences à la mosquée Al-Aqsa.
Les médias sociaux étaient remplis de vidéos montrant la police israélienne lourdement armée prenant d’assaut le complexe de la mosquée pendant le mois de jeûne musulman du Ramadan.
On a pu voir des policiers pousser des fidèles musulmans pacifiques, y compris des hommes âgés, hors de leurs tapis de prière et les forcer à quitter le site. Dans d’autres scènes, la police a été filmée en train de frapper des fidèles à l’intérieur de l’Al-Aqsa plongée dans l’obscurité, tandis que l’on entendait des femmes crier en signe de protestation.
Ce qui ne va pas dans l’approche de la chaîne publique britannique - et de la plupart des autres médias occidentaux - est résumé dans un court titre de la BBC : "Des affrontements éclatent sur un lieu saint contesté".
Dans une phrase de six mots seulement, la BBC parvient à faire entrer trois mots faussement "neutres", dont la fonction n’est pas d’éclairer ou même de rapporter, mais de tromper le public - comme l’a averti Tutu - en l’amenant à se ranger du côté de l’oppresseur.
Un tollé
Bien que la vidéo des passages à tabac ait été plus tard incluse sur le site web de la BBC et que le titre ait été modifié après un tollé sur les réseaux, le reportage de la BBC n’a pas saisi le sens de la violence brutale et injustifiée de l’État israélien, ni sa logique malintentionnée.
Qualifier Al-Aqsa de "lieu saint contesté", comme le fait la BBC, revient simplement à répéter un argument de propagande d’Israël, l’État oppresseur, sous prétexte de réaliser un reportage neutre.
Les "affrontements" à Al-Aqsa, selon la BBC, supposent une rencontre violente entre deux groupes : Les Palestiniens, décrits par Israël et repris par la BBC comme des "agitateurs", d’un côté, et les forces de l’ordre israéliennes de l’autre.
Selon la BBC, c’est dans ce contexte qu’il faut passer à tabac les Palestiniens non armés en train de de se recueillir. Ce message est renforcé par la description que fait la chaîne de l’interpellation de centaines de Palestiniens au culte comme étant des "arrestations" - comme si une force de sécurité importune, occupante et belliqueuse présente sur la terre d’un autre peuple faisait respecter la loi de manière neutre et équitable.
L’utilisation du verbe "éclater" va dans le même sens. Il suggère que les "affrontements" sont une force naturelle, comme un tremblement de terre ou un volcan, sur laquelle la police israélienne n’a vraisemblablement que peu, voire pas du tout, de contrôle. Elle doit simplement faire face à l’éruption pour y mettre fin.
La référence au lieu saint "contesté" d’Al-Aqsa produit un contexte fallacieux qui légitime la violence de l’État israélien : la police doit être présente à Al-Aqsa parce que son travail consiste à rétablir le calme en empêchant les deux parties qui "contestent" le site de se faire du mal ou d’endommager le lieu saint lui-même.
La BBC appuie cette idée en citant sans esprit critique une déclaration de la police israélienne accusant les Palestiniens de se trouver à Al-Aqsa pour "perturber l’ordre public et profaner la mosquée". Les Palestiniens sont donc accusés de profaner leur propre lieu saint simplement parce qu’ils y pratiquent leur culte, tandis que ne l’est pas la police israélienne qui a pris d’assaut Al-Aqsa et violemment perturbé le culte.
Les provocateurs israéliens
Le cadrage de la BBC devrait être manifestement absurde pour tout journaliste débutant à Jérusalem. Elle suppose que la police israélienne est un arbitre ou un médiateur à Al-Aqsa, qu’elle fait respecter la loi et l’ordre dans un lieu de culte musulman en toute sérénité, et ce, plutôt que la vérité : depuis des décennies, le travail de la police israélienne consiste à agir de manière provocatrice, sur ordre d’un État juif autoproclamé, pour saper le statu quo établi de longue date, à savoir le contrôle musulman sur Al-Aqsa.
Les événements se sont répétés pour la deuxième nuit de cette semaine, lorsque la police a de nouveau fait irruption à Al-Aqsa en tirant des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes alors que des milliers de Palestiniens étaient en train de prier. Les déclarations américaines appelant au "calme" et à la "désescalade" ont adopté la même fausse impartialité que la BBC.
Le site de la mosquée n’est pas "contesté", si ce n’est dans l’imagination des extrémistes religieux juifs, dont certains font partie du gouvernement israélien, et dans celle de la plupart des journalistes.
Il est vrai que l’on pense que les vestiges de deux temples juifs détruits depuis longtemps se trouvent quelque part sous le mont surélevé où Al-Aqsa est construite. Selon la tradition religieuse juive, le Mur occidental - qui aurait été le mur de soutènement de l’un des temples disparus - est un lieu de culte pour les Juifs.
Mais selon cette même tradition rabbinique juive, la place où se trouve Al-Aqsa est strictement interdite aux Juifs. L’idée que le complexe d’Al-Aqsa est "contesté" est une pure invention de l’État israélien - aujourd’hui soutenu par quelques rabbins colons extrémistes - qui exploite ce prétendu "différend" comme prétexte pour affirmer la souveraineté juive sur une partie extrêmement importante du territoire palestinien occupé.
L’objectif d’Israël - et non du judaïsme - est de dépouiller les Palestiniens de leur symbole national le plus cher, fondement de leur attachement religieux et émotionnel à la terre de leurs ancêtres, et de transférer ce symbole à un État qui prétend représenter exclusivement le peuple juif.
Qualifier Al-Aqsa de "lieu saint contesté", comme le fait la BBC, revient simplement à répéter un argument de propagande d’Israël, l’État oppresseur, et à prétendre qu’il s’agit de la neutralité d’un reportage.
"L’égalité des droits" à Al-Aqsa
En réalité, il n’y aurait pas eu d’"affrontements", d’"éruptions" ni de "contestations" si la police israélienne n’avait pas choisi de prendre d’assaut Al-Aqsa alors que les Palestiniens priaient pendant la période la plus sacrée de l’année.
Il ne s’agit pas d’un "clash". Ce n’est pas un "conflit". Ces termes prétendument "neutres" cachent ce qui se passe réellement : l’apartheid et le nettoyage ethnique
Il n’y aurait pas eu d’"affrontements" si la police israélienne n’appliquait pas de manière agressive l’occupation permanente des terres palestiniennes à Jérusalem, qui a empiété de plus en plus fermement sur l’accès des musulmans au complexe de la mosquée et sur le contrôle qu’ils exercent sur celui-ci.
Il n’y aurait pas eu d’"affrontements" si la police israélienne n’avait pas reçu d’ordres du dernier - et du plus extrémiste - des ministres de la police, Itamar Ben Gvir, qui ne prend même pas la peine de cacher son point de vue selon lequel Al-Aqsa doit être sous souveraineté juive absolue.
Il n’y aurait pas eu d’"affrontements" si la police israélienne n’avait pas activement aidé les colons religieux juifs et les bigots à changer la situation sur le terrain depuis de nombreuses années – en soutenant un programme politique israélien en évolution, qui cherche à obtenir des "droits égaux" à Al-Aqsa pour les extrémistes juifs, sur le modèle de la prise de contrôle par les colons de la mosquée historique d’Ibrahimi à Hébron.
Et il n’y aurait pas eu d’"affrontements" si les Palestiniens n’étaient pas pleinement conscients que, depuis de nombreuses années, un petit mouvement marginal de colons juifs complotant pour faire exploser la mosquée Al-Aqsa et construire un troisième temple à sa place n’a cessé de se développer, prospérant sous le parrainage de politiciens israéliens et d’une couverture médiatique israélienne de plus en plus sympathisante.
Une couverture pour la violence
Avec l’armée israélienne, la police paramilitaire israélienne est le principal vecteur de l’assujettissement violent des Palestiniens, alors que l’État israélien et ses colons émissaires dépossèdent les Palestiniens, les confinant dans des enclaves de plus en plus petites. Il ne s’agit pas d’un "affrontement". Ce n’est pas un "conflit". Ces termes prétendument "neutres" cachent ce qui se passe réellement : l’apartheid et le nettoyage ethnique.
Tout comme les crimes commis par Israël à l’encontre des Palestiniens présentent un schéma cohérent et perceptible, il existe un schéma parallèle et perceptible dans les reportages trompeurs des médias occidentaux sur Israël et la Palestine.
Les Palestiniens de Cisjordanie occupée sont systématiquement dépossédés par Israël de leurs maisons et de leurs terres agricoles afin d’être entassés dans des villes surpeuplées et dépourvues de ressources.
Les Palestiniens de Gaza ont été dépossédés de leur accès au monde extérieur, et même aux autres Palestiniens, par un siège israélien qui les enferme dans une enclave côtière surpeuplée et dépourvue de ressources.
Dans la vieille ville de Jérusalem, les Palestiniens sont progressivement dépossédés par Israël de l’accès et du contrôle de leur ressource religieuse centrale : la mosquée Al-Aqsa. La source la plus importante de leur attachement religieux et émotionnel à Jérusalem leur est activement volée.
Qualifier d’"affrontements" l’un ou l’autre de ces processus étatiques violents - soigneusement calibrés par Israël pour qu’ils puissent être rationalisés aux yeux des étrangers comme une "réponse sécuritaire" - revient à commettre le même péché journalistique que celui contre lequel Tutu nous a mis en garde. En fait, il ne s’agit pas seulement de se ranger du côté de l’oppresseur, mais d’intensifier l’oppression, de contribuer à la dissimuler.
Cette semaine, Francesca Albanese, l’experte de l’ONU sur l’occupation israélienne, a souligné ce point. Elle a écrit dans un tweet à propos de la couverture par la BBC des violences d’Al-Aqsa que "La couverture médiatique trompeuse contribue à permettre l’occupation israélienne incontrôlée et doit également être condamnée/expliquée."
Du mauvais journalisme
Il peut y avoir des raisons pour faire du mauvais journalisme. Les journalistes sont humains et commettent des erreurs, et ils peuvent utiliser un langage irréfléchi, en particulier lorsqu’ils sont sous pression ou que les événements sont inattendus.
Mais ce n’est pas le problème auquel sont confrontés ceux qui couvrent Israël et la Palestine. Les événements peuvent évoluer rapidement, mais ils sont rarement nouveaux ou imprévisibles. La tâche du journaliste devrait être d’expliquer et de clarifier les formes changeantes de la même histoire centrale, qui se répète sans cesse : la dépossession et l’oppression continues des Palestiniens par Israël et la résistance palestinienne.
Le défi consiste à donner un sens aux variations d’Israël sur un même thème, qu’il s’agisse de la dépossession des Palestiniens par la construction et l’expansion illégales de colonies, des attaques de colons soutenues par l’armée, de la construction de murs et de cages pour les Palestiniens, des arrestations arbitraires et des raids nocturnes, du meurtre de Palestiniens, y compris d’enfants et de personnalités, de la démolition de maisons, du vol de ressources, de l’humiliation, de l’encouragement d’un sentiment de désespoir ou de la profanation de lieux saints.
Personne, et surtout pas les journalistes de la BBC, n’aurait dû être surpris par les événements de cette semaine à Al-Aqsa.
Le mois de jeûne musulman du Ramadan, au cours duquel Al-Aqsa est au cœur de l’observance islamique pour les Palestiniens, a coïncidé cette année avec la fête juive de la Pâque, comme l’année dernière.
C’est à cette occasion que les extrémistes religieux juifs espèrent prendre d’assaut le complexe de la mosquée Al-Aqsa pour y faire des sacrifices d’animaux et recréer ainsi un âge d’or imaginaire du judaïsme. Ces extrémistes ont réessayé cette année, comme ils le font chaque année, mais cette année, avec un ministre de la police qui n’est autre que Ben Gvir, chef du parti fasciste "Pouvoir juif" et personnellement favorable à leur cause.
Les attaques violentes des colons et de l’armée contre les agriculteurs palestiniens en Cisjordanie occupée, en particulier pendant la récolte des olives à l’automne, sont un élément essentiel des reportages sur la région, tout comme les bombardements intermittents de Gaza ou les tirs de snipers sur les Palestiniens qui protestent contre leur incarcération de masse par Israël. Il s’agit d’une série infinie de répétitions que la BBC a eu des décennies pour comprendre et trouver de meilleures façons de couvrir.
Ce n’est pas une erreur ou un échec journalistique qui pose problème. C’est un choix éditorial qui fait que le radiodiffuseur public britannique oriente ses reportages dans la même direction : faire passer Israël pour un acteur judicieux poursuivant des objectifs légaux et rationnels, tandis que la résistance palestinienne est présentée comme un comportement colérique, mû par des pulsions incontrôlables et inintelligibles qui reflètent l’hostilité envers les Juifs plutôt qu’envers l’État israélien oppresseur.
"La queue d’une souris"
M. Tutu a développé son point de vue sur le fait de se ranger du côté de l’oppresseur. Il a ajouté : "Si un éléphant a son pied sur la queue d’une souris et que vous dites que vous êtes neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité".
Cette semaine, une conversation entre Ben Gvir, le ministre de la Police d’extrême droite, virulemment anti-arabe, et son chef de police, Kobi Shabtai, a été divulguée à la chaîne de télévision israélienne Channel 12 News. Shabtai aurait fait part à Ben Gvir de sa théorie sur "l’esprit arabe" : "ils s’assassinent les uns les autres. C’est dans leur nature. C’est la mentalité des Arabes".
Cette conclusion - pratique pour une police qui a lamentablement échoué à résoudre les crimes commis au sein des communautés palestiniennes - implique que l’esprit arabe est tellement dérangé, tellement assoiffé de sang, que la répression brutale du type de celle observée à Al-Aqsa est tout ce que la police peut faire pour conserver un minimum de contrôle.
Ben Gvir, quant à lui, pense qu’une nouvelle "garde nationale" - une milice privée que lui a récemment promise le Premier ministre Benjamin Netanyahu - peut l’aider à écraser la résistance palestinienne. Les voyous de rue des colons, ses alliés politiques, pourront enfin porter des uniformes et obtenir une licence officielle pour leurs violences anti-arabes.
Tel est le véritable contexte - celui qui ne peut être reconnu par la BBC ou d’autres médias occidentaux - de la prise d’assaut par la police du complexe d’Al-Aqsa cette semaine. C’est le même contexte qui sous-tend l’expansion des colonies, les raids nocturnes, les points de contrôle, le siège de Gaza, l’assassinat de journalistes palestiniens et bien d’autres choses encore.
Le suprémacisme juif sous-tend toutes les actions de l’État israélien à l’égard des Palestiniens, tacitement approuvées par les États occidentaux et leurs médias au service de l’avancement du colonialisme occidental dans le Moyen-Orient riche en pétrole.
La couverture de la BBC cette semaine, comme les mois et les années précédents, n’était pas neutre, ni même exacte. Il s’agissait, comme l’avait prévenu Tutu, d’un tour de passe-passe destiné à convaincre le public que la violence israélienne est toujours justifiée et que la résistance palestinienne est toujours inacceptable.
Traduction : AFPS