Didier Billion est un géopolitologue français, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Il est directeur adjoint de l’IRIS. Auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages sur la Turquie et les mondes arabes, il a aussi dirigé des publications telles que Les nouveaux visages de l’Europe élargie, Le rôle géostratégique de la Turquie ou encore Actualités de l’État palestinien. Il vient de corédiger un ouvrage très opportun : Désoccidentalisation – Repenser l’ordre du monde (Éditions Agone, Contrefeux, Paris 2023).
L’Afrique du Sud bouscule le monde occidental, par la requête déposée auprès de la Cour internationale de Justice (CIJ), que penser de la décision rendue le 26 janvier dernier ?
Didier Billion : La saisine de la Cour internationale de justice par l’Afrique du Sud revêt en effet une importance considérable. Tout d’abord, et avant tout, elle répond bien sûr à une situation d’urgence existentielle pour Gaza et la Palestine. Par ailleurs, elle illustre le basculement du monde à l’œuvre. Un État du Sud prend ainsi ses responsabilités et s’affirme sur la scène internationale sans attendre une quelconque autorisation des puissances occidentales. Il ne s’agit pas d’imaginer une sorte d’évolution linéaire des relations internationales à l’avenir, mais le processus est engagé. Les États du Sud, dans leur diversité – car l’expression « Sud global » est décidément trop imprécise et trop générale – ne veulent plus s’en laisser conter, ils n’ont plus « le petit doigt sur la couture du pantalon » devant les « grandes puissances ». Ce processus a déjà été visible au moment des processus de décolonisation, mais la structuration du monde de l’époque en bloc a empêché que les indépendances, aussi importantes fussent-elles, aillent à leur terme. Nous sommes désormais dans une nouvelle séquence.
Cette évolution peut-elle revêtir un aspect économique ou géostratégique ?
D. B. : Tout à fait ! Ainsi que démographique, politique, militaire et y compris au niveau des valeurs dont les puissances occidentales nous rebattent les oreilles. Nous savons qu’en réalité les valeurs que prônent les puissances occidentales s’arrêtent où commencent leurs intérêts. Le double standard récurrent de ces dernières n’est plus accepté par les États du Sud, sans que pour le moment ils ne soient parvenus à proposer un autre logiciel.
Mais revenons à la Cour internationale de Justice.
D. B. : Sa décision répond à une urgence existentielle et politique. En effet, une nouvelle fois, le double standard s’est trouvé illustré à propos de Gaza. Les citoyens des États du Sud ont une forte empathie, quasi spontanée, pour la cause palestinienne. Les puissances occidentales quant à elles se sont précipitées pour soutenir Israël, ce qui a été fort mal perçu au Sud. La différence de traitement entre les réactions occidentales à l’égard de l’Ukraine et celles concernant la Palestine sont patentes. En ce sens les ordonnances de la Cour internationale de Justice (CIJ) sont d’une grande importance et constituent un point d’appui considérable pour la suite.
Bien sûr, en dépit de ces aspects positifs les bombardements israéliens n’ont pas cessé à ce stade. C’est une nouvelle preuve que l’appli-cation du droit international est toujours affaire de rapports de force.
Si les ordonnances de la CIJ concernent avant tout la situation à Gaza, elles revêtent aussi une signification beaucoup plus générale : elles symbolisent le basculement du monde à l’œuvre… Ira-t-il à son terme ? Nul ne sait.
En tout état de cause cette décision de la CIJ, c’est le mieux que l’on pouvait escompter. À une écrasante majorité, les juges ont montré que les arguments exprimés ont porté. Ils ont bien relevé « une intention génocidaire », sinon un génocide, terme dont on doit comprendre qu’en droit international il mettra du temps à être établi.
Que penser des dernières auditions (19-26 février), et du rapport israélien remis par courrier le 26 février ?
D. B. : La contradiction, c’est que l’administration des « mesures conservatoires » est juridiquement contraignante, sans l’être politiquement. Si la CIJ incarnait le droit international « appliqué », Israël aurait dû s’y soumettre. Mais le plus problématique c’est que les autres États n’ont pas réagi à cette non-application des décisions par Israël. Au contraire a éclaté le cynisme abject des États-Unis qui, par trois fois, ont posé leur veto à des résolutions soumises au Conseil de sécurité exigeant un cessez-le-feu immédiat. Cette situation donne une nouvelle fois un sentiment d’impunité à Israël. Cela, de nombreux États et des millions de citoyens à travers le monde ne l’acceptent plus.
Peut-on parler de faillite et/ou de faille des organisations internationales et du droit international ?
D. B. : Oui, le droit international est bafoué, ce n’est pas nouveau : on pense aux nombreuses résolutions des Nations Unies qui n’ont jamais été appliquées. La 242 de 1967 par exemple, mais il y en a beaucoup d’autres. Pour mémoire par exemple, lors de la première guerre d’Irak, en 1990-1991, la résolution selon laquelle l’Irak devait se retirer du Koweït, non appliquée, a provoqué une rapide déclaration de guerre. Voilà ce que signifie la réalité du « deux poids deux mesures » … Cette perception de l’injustice est vivement ressentie. « Comment vous faire confiance ? » semblent dire les peuples des États du Sud aux grandes puissances ? Le questionnement est incontournable car le droit international est en effet fréquemment bafoué par les puissances occidentales.
Votre avis au regard du droit sur les manœuvres actuelles hostiles à l’égard de l’UNWRA ?
D. B. : La volonté d’Israël a toujours été de briser cette institution, car elle symbolise pour les Palestiniens le droit de revenir chez eux, le « droit au retour ». Pour les réfugiés palestiniens et leurs descendants, l’UNRWA, au Liban, en Syrie, en Jordanie, à Gaza, en Cisjordanie a une importance considérable pour tous les aspects de la vie quotidienne, tels l’éducation, la santé, les aides sociales. Ce n’est pas un hasard, si ces attaques contre 12 personnels de l’UNWRA, non prouvées à ce jour, interviennent le lendemain de la décision de la CIJ. Le gouvernement israélien essaie d’ouvrir un contre-feu pour tenter de desserrer les pressions internationales à son encontre, aussi insuffisantes soient-elles [1].
Les organisations internationales et les Nations Unies sont-elles totalement bafouées ?
D. B. : Oui revenons sur le sujet : le monde ne serait pas meilleur sans l’ONU, il serait sans doute pire. Son secrétaire général Antonio Guterres est un honnête homme, il incarne des principes, mais il est isolé. Que faire ? Pour ce qui concerne les États, il faut aller vers une convergence des pressions à plusieurs niveaux, à la fois politiques et économiques. J’attache pour ce faire une grande importance aux mobilisations citoyennes. Dans nombre d’États, le niveau de ces mobilisations est élevé : on peut citer Londres, Djakarta, Le Caire, Amman, Rabat… la liste est en fait très longue, ce qui constitue autant de points d’appui positifs. En France ? Le niveau de mobilisation reste encore insuffisant, la sensibilité à l’injustice grandit, comme l’empathie avec les Palestiniens. Il faut continuer inlassablement à travailler pour renforcer ce mouvement.
Entretien avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS le 8 mars 2024
Jacques Frochen