Voici comment une société se retrouve piégée dans un schéma de pensée : elle développe une longue argumentation, dans laquelle chaque partie se retranche avec des allégations recyclées. Au fil du temps, les participants au conflit s’enfoncent toujours plus profondément dans les mêmes positions et la pensée indépendante se fige et se paralyse. Mais de temps en temps, une crise apparaît qui secoue la société, brise ses schémas de pensée et offre une possibilité de s’ouvrir à de nouvelles idées.
Peter Coleman, psychologue social et professeur à l’Université Columbia à New York, explique cette dynamique à l’oeuvre pendant les crises les plus importantes de l’histoire des États-Unis ; souvent, observe-t-il, après la crise, les gens sont plus ouverts et leur mode de pensée est plus flexible qu’il ne l’était auparavant.
Après une crise, on ose écouter des idées qu’on rejetait, on ose réfléchir à des pensées jusqu’alors écartées grâce à l’effet intense et bouleversant de la crise. Pour ceux qui en font l’expérience, la crise affaiblit le lien émotionnel et l’identification à ce qu’ils étaient avant qu’elle ne frappe. L’affaiblissement de ce lien les rend capables de se réinventer.
Est-ce que ça nous arrivera aussi ? Après la crise du coronavirus, sentirons-nous que nos vieilles convictions appartiennent à d’autres et non plus à nous ? Peut-être une déchirure dans le continuum temporel crée-t-elle une rare opportunité de briser nos habitudes destructives de pensée.
S’il existe un domaine où notre pensée a été endormie par des idéologies hypnothisantes et des allégations recyclées, c’est bien le conflit israélo-palestinien. La crise du coronavirus nous invite à ouvrir notre esprit et à réveiller notre pensée de son coma. Ce n’est pas seulement à cause de l’effet libérateur qui caractérise les crises importantes mais aussi parce qu’en faisant face à l’épidémie actuelle, nous mettons en pratique une façon différente de penser.
Une des caractéristiques de notre mode de pensée face au coronavirus veut que nous ne cherchons pas à le faire disparaître. Personne n’a fixé un but de zéro décès. Si une prévention totale des décès était la raison de la fermeture du pays et de l’économie, alors il y a longtemps que nous aurions dû interdire le trafic routier pour empêcher les décès causés par les accidents de circulation.
Empêcher les décès provoqués par le Covid-19 n’est pas la raison pour laquelle les gouvernements ont mis en oeuvre des politiques qui enferment leurs citoyens et paralysent leur économie : ces mesures agressives visent à éliminer la menace qui pèse sur le système de soins de santé. Une augmentation exponentielle du nombre des patients dans un état critique pourrait bien conduire à l’effondrement de celui-ci. Or nous devons aussi sauver le système économique. Une fermeture de longue durée pourrait conduire à une profonde récession, peut-être même saper le système bancaire et provoquer un chômage chronique et désespéré. Il faudrait de nombreuses années pour se remettre de ces dommages.
Il semble que nous soyons pris au piège : sauver l’économie, c’est rouvrir le pays - ce qui pourrait menacer le système de santé. Préserver le système de soins, c’est poursuivre le confinement – ce qui nuirait à l’économie.
Le gouvernement israélien, comme partout ailleurs, essaie de trouver un moyen de sortir de ce piège. Des experts élaborent des théories pour résoudre cette équation : comment protéger le système de santé sans ruiner l’économie, comment sauver l’économie sans détruire le système de soins ?
Dans le discours, il y a de grands désaccords sur la manière d’aborder ces questions. Mais au fond se cache un large accord, tacite. Personne ne dit que l’objectif est d’empêcher le chômage, tout le monde sait qu’il y aura de nouveaux chômeurs. Les dirigeants n’essaient pas de cacher les deux problèmes mais travaillent à empêcher deux désastres.
Je ne connais personne qui pense que nous devrions détruire le système de santé pour sauver l’économie. Je ne connais personne non plus qui pense que nous devrions détruire l’économie pour sauver le système de soins.
Ce que tout le monde recherche, c’est la bonne décision qui empêchera un désastre sans en créer un deuxième. Il existe de profonds désaccords sur la bonne décision à prendre, mais il existe un consensus autour de ce double objectif.
Ces jours-ci, nous pratiquons un mode de pensée qui a deux caractéristiques : il n’est pas utopique et il n’est pas binaire. Personne ne recherche une formule utopique qui supprimerait, ici et maintenant, les deux problèmes, et personne ne propose non plus de formule binaire qui empêcherait un des désastres tout en ignorant l’autre.
Cette manière de considérer les choses est tout à fait différente de celle dont nous avons l’habitude de penser le conflit israélo-palestinien. En temps normal, nous nous sommes habitués à l’envisager de manière utopique, en recherchant la solution qui mettrait fin à la violence et par conséquent, au conflit.
Nous nous sommes habitués à envisager le conflit de manière binaire : une des parties essaie d’éviter le grand danger démocratique inhérent à un état binational, et l’autre partie essaie d’empêcher le grand danger sécuritaire que représente le retrait sur la Ligne Verte - les frontières d’Israël d’avant 1967.
Une des parties s’écrie – à juste titre – que si nous restons dans les territoires, nous mettons en danger la majorité nationale et nous provoquons un chaos multinational, comme au Liban ou en Bosnie. L’autre partie s’écrie – à juste titre – que si nous quittons les territoires, nous mettons en danger la sécurité nationale et la région de Tel-Aviv pourrait finir comme les villages à la frontière de la Bande de Gaza. Sommes-nous condamnés à penser de façon binaire ? Est-il écrit que nous ne devons nous occuper que d’une seule menace tout en ignorant la seconde ? Lorsqu’il s’agit du conflit, le dialogue est neutralisé par la pensée qu’il est à la fois utopique et binaire.
Peut-être la pandémie de coronavirus va-t-elle guérir nos schémas de pensée en nous habituant à penser différemment, à poser de nouvelles questions. Au lieu de demander comment le problème disparaîtra, nous nous demandons comment éviter une catastrophe » ; au lieu de poser la question de la bonne solution, nous cherchons la bonne décision ; au lieu de ne prendre qu’une seule catastrophe au sérieux, nous prenons les deux au sérieux, et en même temps.
Une fois que nous trouvons la solution qui va sauver le système de santé sans détruire l’économie, nous pouvons reprendre la discussion sur le conflit et rechercher la décision qui empêchera Tel Aviv de devenir Sderot sans transformer Israël en Bosnie. Ne pensez pas de façon binaire, pensez en terme de corona.
Parfois, il ne faut pas chercher bien loin. La décision souhaitée est juste ici, dans l’accord du siècle du président Donald Trump. Si nous jetons un regard neuf sur le plan, pareil à celui de ceux qui ont traversé la crise du coronavirus, nous devrons y faire quelques modifications, essentiellement pour supprimer ses éléments utopiques : retirer les sections traitant de la signature d’un accord de paix mettant fin au conflit, en abandonnant le rêve utopique de la gauche, et également retirer les éléments sur l’annexion, en abandonnant le rêve utopique de la droite.
Que restera-t-il du plan une fois que l’aspiration à réaliser ces deux rêves utopiques aura été soustraite ? Pas mal de choses. Sans la paix et l’annexion, il deviendra une démarche efficace qui empêchera un glissement vers une situation à un État et la perte de la majorité nationale juive, sans prendre le risque d’un dangereux retrait et la perte de la sécurité nationale.
Comment cela fonctionnera-t-il ? Le plan demande à Israël de transférer aux Palestiniens des morceaux de la Zone C. Pour la première fois depuis de nombreuses années, les Palestiniens pourraient agrandir leurs villes et leurs villages. En outre, un nouveau système routier serait construit pour les Palestiniens, ce qui créerait une continuité souveraine de circulation.
Pour la première fois, les Palestiniens pourraient se déplacer de Hébron à Jénine sans rencontrer un seul soldat israélien parce qu’ils rouleraient pendant tout le trajet sous souveraineté palestinienne.
Le plan crée aussi une entière indépendance économique palestinienne, et décrit les dispositions relatives aux infrastructures et à l’organisation administrative qui permettraient à l’économie palestinienne d’importer et d’exporter librement des marchandises.
Le plan donne aux Palestiniens la liberté de mouvement, la liberté économique et la liberté de construction. Cela marquerait un bond spectaculaire dans le cadre de l’indépendance palestinienne étant donné que, pour la première fois, cela supprimerait les trois éléments qui ont engendré l’expérience de l’occupation dans la vie quotidienne.
Ce plan donne aux Palestiniens quelque chose dont ils ne disposent pas actuellement : une masse critique de gouvernement. Toutefois, les dispositions sur la sécurité dans l’accord du siècle sont très traditionnelles. La responsabilité de la sécurité dans toute la région entre la Mer Méditerranée et le Jourdain restera aux mains d’Israël. Les postes d’alerte israéliens resteront profondément ancrés dans l’état palestinien, Israël restera dans la vallée du Jourdain et les Forces de Défense d’Israël conserveront leur capacité déploiement afin de contrer les attaques terroristes.
Des dispositions strictes garantissent que les risques pris dans le plan de désengagement de la Bande de Gaza en 2005 ne se reproduiront pas dans l’accord du siècle. Certes, ces éléments de sécurité maximalistes limiteront considérablement la souveraineté palestinienne et par conséquent, les critiques qui diront que le plan apporte aux Palestiniens presque un État, et non un État, sont justifiées.
La combinaison entre souveraineté accrue pour les Palestiniens et dispositions sécuritaires qui la limitent, crée pour Israël une situation optimale. Une entité palestinienne réelle et indépendante va voir le jour ; 2,5 millions de Palestiniens qui vivent en Cisjordanie vivront dans une entité politique qui sera distincte d’Israël. Cependant, en raison des dispositions sur la sécurité, cette entité ne sera pas en mesure de menacer Israël. Ce changement va réussir ce que beaucoup considéraient comme impossible : neutraliser le problème démographique sans mettre la sécurité en danger. Et ainsi, en une décision, Israël s’éloignerait du désastre à un État sans tomber dans le danger que comporte la solution à deux États.
Les Palestiniens ne sont pas de tenus de payer le prix de leur indépendance en reconnaissant Israël, en renonçant au droit au retour et en signant un document de « cessation du conflit ». Et les Israéliens ne sont pas tenus de payer le prix de leur séparation d’avec les Palestiniens par une prise de risques stratégiques. Supprimer la paix et l’annexion de l’accord du siècle réduit ce qui en est attendu : de plan de réalisation des rêves, il devient plan de prévention des catastrophes, démographique et sécuritaire.
De plus, cette démarche apporte une prime inattendue : ce plan plus modeste, moins utopique, satisferait le consensus politique silencieux en Israël. La plupart des Israéliens ne souhaitent pas gouverner les Palestiniens, mais ils s’inquiètent de toute décision qui les exposerait à une menace de la part des Palestiniens. Ces deux souhaits s’opposent, en faisant reposer ce consensus israélien caché sur une contradiction interne douloureuse. Mais dans sa version d’après coronavirus, l’accord du siècle devrait optimiser les deux souhaits israéliens apparemment incongrus. Il réduirait de façon spectaculaire l’étendue de la domination israélienne sur les Palestiniens sans réduire le champ d’application de la sécurité des Israéliens.
La droite rejettera ce changement parce qu’il accroît la souveraineté palestinienne dans les territoires, tandis que la gauche le refusera parce qu’il ne supprime pas entièrement la présence des Israéliens des territoires.
Il est très difficile de lâcher prise sur les schémas de pensée mais essayez de ne pas penser en mode binaire, pensez en un mode corona.
Confrontés à la pandémie, nous recherchons le bon dosage, le montant exact et le type de restrictions – assez pour préserver le système de santé sans blesser mortellement l’économie. Sur le conflit israélo-palestinien aussi, nous devons changer notre mode de penser et transformer un souhait qualitatif en question quantitative : quelle est la décision qui donnera aux Palestiniens assez de souveraineté pour être séparés d’Israël, mais pas assez de souveraineté pour menacer Israël ?
Traduction Yves Jardin, GT Prisonniers de l’AFPS
L’opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle de l’AFPS.
*Micah Goodman est diplômé en pensée juive de l’Université hébraïque de Jérusalem où il enseigne. Il est aussi chercheur à l’institut Shalom Hartman de Jérusalem. Il y dirige Ein Prat, collège pour jeunes adultes. Il est l’une des voix qui comptent sur le judaïsme et le sionisme.
Son dernier ouvrage paru est Catch 67 : The Ideas Underlying the Conflict Tearing Israel Apart [Catch 67. Les idées qui sous-tendent le conflit et déchirent Israël], USA, Presses universitaires de Yale, août 2018 — qui dresse un bilan peu complaisant de la victoire de juin 67 à l’occasion de son 50e anniversaire.