Au cours des dernières décennies, les élevages industriels de vaches, de moutons et de poulets rattachés aux colonies israéliennes ont de plus en plus empiété sur les terres palestiniennes appartenant à des villages comme le nôtre dans les collines du sud d’Hébron, en Cisjordanie occupée.
Outre le fait qu’elles se développent au détriment de l’agriculture palestinienne traditionnelle, pratiquée par nos communautés depuis des siècles, les fermes des colonies présentent des risques sanitaires importants pour les résidents palestiniens, leurs troupeaux et l’environnement local, tout en bénéficiant d’infrastructures dont sont privés les villages palestiniens environnants.
En tant que Palestiniens vivant à Tuba et Umm al-Khair, deux des villages de la zone de Masafer Yatta, nous ne tirons aucun avantage de ces fermes. Tuba est entouré par les colonies de Ma’on et Havat Ma’on, cette dernière étant considérée comme un "avant-poste" ; toutes deux ont été construites sur nos terres, où nous avions l’habitude de cultiver des céréales et de faire paître nos troupeaux. Aujourd’hui, il y a des fermes d’élevage appartenant à des Israéliens entre la colonie et l’avant-poste, qui occupent toutes des terres auxquelles nous ne pouvons plus accéder.
Radwan Abu Jundiya, un habitant de Tuba, affirme que sa propre souffrance est un exemple de ce qui est arrivé à tous les habitants de son village, dont le nombre de moutons représente aujourd’hui moins de la moitié de ce que leurs parents avaient à l’époque où les constructions ont commencé dans les colonies environnantes, dans les années 1980.
"Nous avions plus de 300 moutons et chèvres, et quand j’étais enfant, ma famille en vivait bien", raconte Abu Jundiya. "Le troupeau était suffisant pour aider mes parents à m’élever ainsi que mes dix frères et sœurs. Aujourd’hui, je suis marié et père de trois filles, et je peux à peine payer la nourriture que j’achète pour nourrir mes moutons."
Toutes les eaux usées des fermes à vaches s’écoulent dans la vallée où paissent nos moutons et nos chèvres. Cette eau est pleine de produits chimiques nocifs qui sont utilisés pour laver les étables, contaminant ainsi la nourriture de nos troupeaux et provoquant soit un empoisonnement direct, soit une maladie et une mort progressive.
Selon Abu Jundiya, avant l’établissement des fermes industrielles, les troupeaux d’animaux n’avaient pas besoin d’être vaccinés. Aujourd’hui, "ils sont confrontés à des maladies que nous ne connaissions même pas auparavant et qui provoquent des décès en grand nombre."
Même si les agneaux, par exemple, sont en bonne santé à la naissance, après avoir consommé le lait de leur mère, "ils commencent à avoir la diarrhée, ce qui peut les tuer avant même qu’ils aient un jour." Le lait, explique Abu Jundiya, est clairement contaminé, comme l’ont confirmé des tests effectués par des vétérinaires.
La pollution causée par les fermes de colonisation tue chaque année plus de la moitié de ses agneaux nouveau-nés, affirme Abu Jundiya. "Cette année, j’ai déjà perdu 40 agneaux sur 70 au total".
À Umm al-Khair, pendant ce temps, nous sommes entourés sur trois côtés par la colonie israélienne du Carmel et ses fermes. Une énorme quantité de terres a été confisquée dans les années 1980 pour construire et équiper entièrement ces fermes. Lorsque la construction des fermes a commencé au début des années 90, notre communauté pensait qu’il s’agirait d’un projet ponctuel. Mais les confiscations ont continué, et plus de neuf élevages de poulets ont été construits, chacun occupant plus de deux dunams.
L’odeur des excréments de poulet et d’autres odeurs fortes provenant de ces fermes de colonisation peuvent persister dans nos maisons pendant des jours. La puanteur, parfois, est tout simplement insupportable. Umm Salem, 69 ans, qui vit à Umm al-Khair, souffre d’asthme et dit que l’odeur des fermes aggrave ses symptômes, provoquant une toux accrue et un essoufflement. Lorsque les odeurs sont les plus fortes, ajoute Umm Salem, elle ne peut même pas être dehors.
Au-delà de la puanteur, les résidents palestiniens affirment que l’impact le plus durable des fermes est la présence constante d’essaims d’insectes dans la région ; ces insectes nous attaquent, en particulier en été, et il est impossible d’y échapper. Les fermes font également du bruit en permanence, que ce soit à cause des ventilateurs géants qui fonctionnent en continu, ou des camions qui chargent régulièrement des poulets pour les emmener à la vente.
Une partie de notre dépossession
Dans nos deux communautés, il y a un sentiment clair qu’il était scandaleux pour l’occupation israélienne de construire ces fermes si près de nos villages, sans se soucier le moins du monde de l’impact sur les personnes vivant dans la région. Les industries agricoles dans les colonies ont été approuvées par le gouvernement israélien, sachant pertinemment qu’elles utilisent une technologie moderne qui nuit à notre bétail palestinien traditionnel et qu’elles dévoreront les champs dans lesquels paissent nos moutons.
À Masafer Yatta, nos moutons sont notre moyen de subsistance et notre principale source de survie dans la zone C, les deux tiers de la Cisjordanie qui tombent sous le contrôle civil et militaire total d’Israël. L’occupation nous empêche de développer toute autre économie, mais toutes ses pratiques ont simultanément rendu nos méthodes de vie traditionnelles impossibles. Par conséquent, les membres de nos communautés sont contraints de chercher d’autres sources de subsistance, notamment dans la construction en Israël.
À Umm al-Khair, nous trouvons particulièrement absurde que les élevages de poulets disposent de meilleures infrastructures que nos résidents. Nous souffrons d’un manque constant d’eau et on nous empêche de nous connecter au réseau électrique ; les fermes, quant à elles, ont un accès constant à l’eau et sont non seulement connectées en permanence à l’électricité mais disposent également de générateurs de secours en cas d’urgence. Le fait de voir les lignes électriques passer directement au-dessus de notre village nous rappelle constamment que les animaux ont des droits que nous, Palestiniens, nous refusons délibérément.
Plus important encore, nous savons que la construction de ces fermes à Masafer Yatta est une autre stratégie de l’occupation pour nous déplacer, nous les Palestiniens, de nos maisons, et qu’elle n’est pas moins dangereuse que sa politique consistant à déclarer 12 de nos villages comme faisant partie de la zone de tir 918 - sanctionnant ainsi notre déplacement.
Israël utilise même encore le code foncier ottoman dépassé dans les territoires occupés pour transférer les pâturages palestiniens en "terres d’État", qu’il loue ensuite aux colons afin d’établir d’autres types de fermes. Il s’agit de multiples lois et politiques, mais elles servent toutes un même objectif : s’approprier les terres palestiniennes.
Le droit international interdit de tels déplacements forcés, que ce soit par des expulsions directes ou en créant des conditions qui obligent une personne à quitter son domicile. Les politiques d’Israël à notre encontre sont un exemple clair de ces deux types de mesures. L’expansion des fermes de colonisation et la paralysie de notre mode de vie ne sont pas aussi flagrantes que lorsque l’armée israélienne force les gens et leurs biens à monter dans des camions et les jette dehors, comme elle l’a fait à Masafer Yatta en 1999. Mais ces autres politiques ne font pas moins partie de la dépossession violente et de la destruction intentionnelle de nos communautés.
Traduction : AFPS
Ali Awad est un militant des droits de l’homme et un écrivain originaire de Tuba, dans le sud des collines d’Hébron. Il est diplômé en littérature anglaise et obtient actuellement une maîtrise en anglais à l’Université Al-Quds.
Awdah Hathaleen est un militant et membre du collectif Umm al-Khair dans les collines du sud d’Hébron. Il est professeur d’anglais dans son village, ayant étudié l’enseignement de l’anglais à l’Université d’Hébron.