Les sites archéologiques de Cisjordanie passeraient donc de l’administration d’occupation militaire actuelle, qui a également la responsabilité des affaires civiles, dont l’archéologie, à une institution d’État. Un tel transfert de pouvoirs, sous prétexte de « conservation » du patrimoine juif, entraînerait une annexion de facto de quelque 7000 sites recensés en Cisjordanie ou, en d’autres termes, une annexion « culturelle » et une colonisation par d’autres moyens.
Instrumentalisation politique de l’« archéologie biblique »
Le début du XXe siècle a marqué l’instrumentalisation politique de « l’archéologie biblique » pour les objectifs nationaux et coloniaux du projet sioniste en Palestine. Depuis lors, l’archéologie a été mobilisée comme un moyen privilégié pour façonner une identité nationale juive et justifier une appropriation territoriale, au nom d’une présence juive historique en Palestine. L’appropriation exclusive de l’histoire et des vestiges juifs en Palestine, dans ce que certains qualifient de « nationalisme sacré », est à la fois une hiérarchisation patrimoniale qui gomme, ou pour le moins réduit, des pans entiers de l’histoire culturelle, cultuelle et civilisationnelle à une histoire subalterne. En outre, ce même héritage, incluant le patrimoine juif, est tout simplement confisqué aux Palestiniens autochtones qui, par une manipulation incroyable, se voient effacés de tout ou partie de leur passé.
D’Éliézer Ben-Yehouda à David Ben-Gourion, jusqu’à l’actuel ministre du Patrimoine, Amichai Eliyahu, membre du parti suprématiste Force juive, l’idée d’un lien immuable entre un passé choisi et le présent a été sans cesse invoqué, afin de justifier l’appropriation du patrimoine et du territoire. Lors de sa prise de fonction en 2022, le ministre du Patrimoine déclarait : « Le patrimoine, de part et d’autre de la Ligne Verte, sera entièrement protégé… La principale responsabilité sera de préserver les biens patrimoniaux de la terre biblique et du peuple éternel. » La messe est dite ! Dans la même veine, le préambule du projet de loi invoque le Premier Livre des Maccabées (1Macc 15, 33), écrit vers 100 avant J.-C. et qui relate la fondation du royaume hasmonéen au iie siècle av. J.-C. Pour les historiens et les archéologues qui l’ont dénoncé, la « revendication [d’une continuité entre ce royaume juif de l’époque hellénistique et l’actuel État d’Israël] ne contredit pas seulement la réalité historique, elle témoigne d’une confusion entre le passé et le présent qui est contraire à la définition même de la recherche historique et archéologique. » (tribune publiée dans Libération, le 30/07/2024).
L’archéologie en bandoulière ou la colonisation par d’autres moyens
La majorité des sites archéologiques supposés représenter « l’héritage national du peuple juif » en Cisjordanie, dont Jérusalem-Est, sont contrôlés par Israël. Sans relâche, les gouvernements israéliens ont multiplié les mesures et l’allocation de budgets pour l’aménagement de sites archéologiques, d’infrastructures touristiques et de programmes éducatifs, en particulier à Jérusalem-Est (Tunnels du Mur des Lamentations et Parc national de la Cité de David), mais aussi dans toute la Cisjordanie.
À Jérusalem-Est, territoire palestinien annexé et séparé du reste de la Cisjordanie, la gestion des sites relève aussi bien d’organismes publics (Autorité israélienne des Antiquités, Autorité des parcs et des réserves naturelles d’Israël, etc.) que privés. Le site désigné sous le nom de Parc national de la Cité de David, dans le quartier palestinien de Silwan, est un véritable cas d’école. L’ambition de l’État israélien et de la municipalité est de transformer ce quartier situé au pied des remparts de Jérusalem en un site touristique majeur. Elad, une organisation de colons présente dans le quartier depuis 1997, s’est même vue confiée les fouilles, l’extension du site et l’aménagement du parc : « le seul endroit sur terre où le seul guide touristique nécessaire est la Bible elle-même », précise-t-elle ! Depuis des années, les projets d’agrandissement du complexe planifié menacent d’expulsion des milliers de Palestiniens, tandis que leur expulsion du passé est déjà actée, par ceux-là mêmes qui se la sont appropriée.
En Cisjordanie, depuis les accords d’Oslo, la majorité des grands sites archéologiques se situent dans la zone C, contrôlée par l’administration civile et militaire israélienne. Les services archéologiques palestiniens ne sont pas autorisés à y intervenir. Au nom de la « conservation » du patrimoine, l’administration d’occupation peut, à sa guise, décider de la saisie de terres, de l’expulsion forcée ou de la démolition de maisons, ou au contraire, favoriser l’aménagement d’infrastructures au bénéfice d’une colonie. Récemment, la colonie de Evyatar s’est installée sur la commune de Beita, au sud de Naplouse, au nom d’une « présence juive » sur un site archéologique de la première moitié du ier millénaire av. J.-C. Le 28 juin 2024, une colonie a été officialisée par le gouvernement israélien sur la commune de Battir, proche de Bethléem. La menace se profilait depuis des années. Dans un effort de protection, l’ensemble des terres du village, avec ses terrasses cultivées et son système d’irrigation uniques, a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial en péril de l’UNESCO, en 2014. Au même moment, le 24 juillet 2024, c’était au tour des habitants de Sabastya de recevoir un ordre militaire les informant de la saisie de 1 300 m² sur le sommet du site archéologique pour l’installation d’une zone militaire. Ils craignaient une intervention sur le site au nom de l’archéologie, elle sera finalement militaire, ou les deux. En Cisjordanie, de nombreux sites archéologiques sont gérés par l’Autorité des parcs et des réserves naturelles d’Israël (Qumran, Nabi Samuel, le Mont Garizim, l’Hérodion, Qasr al-Yahud, Le Bon Samaritain…), d’autres le sont par les conseils régionaux de colons (Susya, Shiloh). Qumran, près duquel furent découverts les célèbres manuscrits de la mer Morte, est devenu l’un des plus fréquentés. Au sud de Bethléem, le site de l’Hérodion, ancien palais-forteresse du roi Hérode, attire également les visiteurs et les équipes de fouilles israéliennes. L’exposition du musée d’Israël en 2013 sur le roi Hérode le Grand a mis en lumière l’ampleur de ces campagnes, avec le transfert de 30 tonnes d’objets fouillés et illégalement transférés sur le territoire israélien.
De 1967 aux années 1980, la bande de Gaza est aussi le théâtre de campagnes de prospections et de fouilles archéologiques, mais aussi de transferts d’antiquités. Parmi les pièces majeures illégalement saisies, on peut citer la mosaïque figurée byzantine du Roi David à la harpe ou David-Orphée, ou encore les remarquables sarcophages anthropoïdes du xive et xiiie siècle avant J.-C., découverts à Deir al-Balah. En revanche depuis un an, il n’y est plus question d’appropriation du patrimoine palestinien, mais d’une destruction systématique et effroyable.
La logique coloniale ne souffre aucune ambiguïté. Idéologisée à l’extrême, l’approche patrimoniale promue par les adeptes d’une littéralité biblique se heurtent parfois à certains professionnels israéliens inquiets d’une perte de crédibilité scientifique. Mais ce que certains ont décrit comme la « guerre des ruines » a montré dans le temps son efficacité. Dans ce qui relève d’une guerre ouverte contre les Palestiniens, le projet de loi du 10 juillet 2024 n’est que la dernière manœuvre en date, transformant l’archéologie en un simple outil pour asseoir la domination israélienne sur la Palestine.
Sabri Giroud
Photo : Colonne Sabastya © DR