« Le fascisme n’est pas un produit d’exportation. »
Benito Mussolini, 1925
C’est avec un mélange de répulsion et d’étrange fascination que beaucoup de gens ont réagi, lors de la dernière campagne électorale israélienne, au spot dans lequel on voit la ministre israélienne de la Justice utiliser un flacon de parfum imaginaire portant une étiquette littéralement idéologique. Idée géniale et message évident : ce que ses adversaires sentaient, ce n’était pas le « fascisme » mais une bonne gestion et un gouvernement solide. Le clip vidéo, comme nous le savons, n’a pas sauvé la campagne de Ayelet Shaked : le parti de celle-ci, Hayamin Hehadash [1] n’a pas franchi le seuil électoral [2] Toutefois, cette communication a soulevé un certain nombre de questions d’intérêt à la fois historique et actuel : quelle est l’« odeur » du fascisme ? Peut-elle être « sentie » en un rien de temps ? Y a-t-il déjà eu du fascisme en Israël, et si oui, est-il sur le chemin du retour ?
Parmi la gauche communiste, il y a une tendance générale à voir du fascisme dans toute manifestation du nationalisme, ou au moins à considérer le fascisme comme une forme extrême du capitalisme moderne. Dans les milieux de droite, au contraire, le fascisme est une malédiction qui doit être éludée, une sorte de soupçon tenace qui doit être rejeté – tel que l’illustre le clip très commenté du parfum.
Mais qu’est-ce que le fascisme ? Qu’est-ce qui le distingue des autres courants politiques de droite ? En 2004, Robert Paxton, dans son livre « L’Anatomie du Fascisme » [NDT : traduit en hébreu], a dressé une liste de sept caractéristiques qui, conjointement, pourraient définir la nature du fascisme en tant qu’idéologie et pratique politique : la certitude de la suprématie du groupe – national, ethnique – sur tout droit de la personne et la subordination de la personne au groupe ; la croyance que le groupe en question est victime d’autres groupes, ce qui justifie toute action entreprise contre ses ennemis (domestiques ou externes, réels ou supposés) ; la peur de nuisances frappant le groupe émanant de tendances libérales ou d’influences « étrangères » venues de l’extérieur ; le besoin d’une intégration plus étroite d’une communauté nationale « plus pure », soit par un accord, soit par la violence ; l’accent mis sur le droit du groupe à en gouverner d’autres sans aucune restriction – droit revenant au groupe grâce à sa spécificité et à ses compétences ; le sentiment de l’existence d’une grave crise, insoluble par une solution traditionnelle ; la croyance en la nécessité du pouvoir d’un dirigeant unique et à l’obéissance à ce dirigeant fondée sur la conviction qu’il possède des connaissances et des capacités surnaturelles.
Certains ajouteraient à cette liste la féroce opposition au socialisme sous toutes ses formes – caractéristique particulièrement évidente dans la pratique des mouvements fascistes actifs dans la seconde moitié du XXème siècle, même si cela ne faisait pas partie de leur idéologie affichée.
Les phénomènes habituellement définis comme fascistes sont associés aux régimes dirigés par Benito Mussolini et Adolf Hitler : les escouades d’action (bandes en Italie) ou les membres des troupes d’assaut nazies se déchaînant en chemises moires ou brunes, les défilés de masse, la subordination des médias indépendants au régime, l’élimination effective du pouvoir législatif, la réorganisation de l’ensemble de l’économie en une prétendue « harmonie », la persécution d’ennemis domestiques réels ou supposés, les camps de détention, les exécutions massives, la mobilisation de toute la nation et finalement, une guerre qui a conduit à une destruction totale - dans le cas de l’Italie et de l’Allemagne.
En fait, le Parti Fasciste de Mussolini et le Parti National-Socialiste de Hitler ont été les deux seules organisations fascistes qui ont réussi à se renforcer, à établir une audience importante de partisans et un pouvoir politique, à parvenir au pouvoir, à construire un nouveau régime et finalement à mener leur pays – dont ils avaient sapé et dégradé de l’intérieur les appareils d’Etat – dans une horrible guerre.
(L’Italie et l’Allemagne ont été les deux seuls pays dans lesquels de tels mouvements sont parvenus au pouvoir de façon autonome : les régimes fantoches que les occupants ont installé en Europe n’ont survécu que grâce aux baïonnettes des forces armées italiennes et allemandes, et se sont écroulés immédiatement au moment de l’expulsion de celles-ci.)
Cependant, après la 1ère Guerre mondiale, beaucoup d’autres groupes ou mouvements sont restés actifs (principalement en Europe) et ont fonctionné selon le modèle fasciste - des groupes qui ont cherché à répondre aux même besoins et à mettre en oeuvre des modèles semblables dans leur politique. Les Rexistes en Belgique sous la direction de Léon Degrelle, le Rassemblement National de Vidkun Quisling en Norvège, les Croix de Fer hongroises, la Légion de l’Archange Michel de Corneliu Cordeanu en Roumanie, la Phalange de José Antonio Primo de Rivera en Espagne, l’Union des Fascistes Britanniques créée par Oswald Mosley et le Parti Social Nationaliste Syrien créé par Antoun Saadeh au Liban – ceux-ci ne sont que quelques exemples des mouvements qui n’ont pas seulement fonctionné à la manière et avec les méthodes de Mussolini et de Hitler, mais qui ont aussi cherché à imposer des régimes semblables dans leur pays.
Chacun des mouvements mentionnés avait ses propres caractéristiques et poursuivait une stratégie politique légèrement différente, en accord avec l’ambiance politique, la structure du régime et les codes sociaux parmi lesquels il agissait ; cependant, aucun d’eux n’a réussi comme leurs partenaires italien ou allemand. Néanmoins, tous partageaient les caractéristiques de ce que les universitaires qualifient de « fascisme générique ». En fait dans les années 20 et 30, le fascisme était un phénomène politique qui a surgi et qui a fonctionné dans presque chaque société de masse moderne affectée, à l’époque, par une crise profonde.
Qu’en était-il de la Palestine ?
En comparaison avec l’horreur sans fin du front occidental pendant la 1ère Guerre mondiale, ou avec les batailles imprégnées du sang d’innombrables soldats en Europe orientale à la fois pendant le conflit et à l’apparition de l’Union Soviétique immédiatement après, la périphérie de l’Empire Ottoman demeurait relativement tranquille. Toutefois, l’agitation résultant de la guerre - y compris la dissolution de l’ancien ordre politique et les bouleversements économiques et sociaux qui ont suivi - n’ont pas complètement épargné la Palestine de cette période. Cela allait de la mobilisation de masse, de la confiscation de terres et de l’exil de populations entières, aux privations et à la faim, avec en plus des massacres et des actions meurtrières, aboutissant à l’écroulement total du vieil ordre politique supplanté par la nouvelle administration impériale britannique qui a préservé certaines caractéristiques de l’ordre ancien mais qui a aussi précipité les processus de modernisation de la société, l’économie et la politique.
Aux changements locaux en Palestine se sont superposées d’importantes vagues d’immigration, parmi lesquelles des immigrants d’Europe qui sont arrivés dans le Yishuv, la communauté juive en Palestine d’avant 1948. Comme toutes les communautés d’immigrants, ces Européens arrivaient pourvus du bagage culturel et des idées politiques de leur pays d’origine. Le système de communication, qui s’était amélioré à l’époque (téléphone, télégraphe, journaux), en même temps que les liens diplomatiques entre l’Europe et la Palestine et la relative liberté de mouvement entre les deux régions – rendaient possible et encourageaient même une circulation des idées entre les côtes orientales et septentrionales de la Méditerranée. En outre, un nombre non négligeable de migrants européens qui arrivaient en Palestine dans les années 1920 en venant du centre et de l’Est du continent (européen) étaient des « promus » de la 1ère Guerre Mondiale et des bouleversements consécutifs. Soient qu’ils fussent libérés récemment des armées allemande, austro-hongroise ou russe, soit qu’ils fussent les frères et soeurs des hommes qui y avaient servi, comme ceux de leur génération restés en Europe mais profondément marqués par la Grande Guerre.
La conjonction entre une économie vacillante, une société de masse dotée d’une structure politique moderne (comme c’était le cas dans le Yishuv), deux communautés nationales rivales, la déception devant l’inefficacité du système politique existant et la croyance limitée en la capacité des autorités mandataires britanniques à apporter protection et soutien à la population déclenchèrent la recherche de nouvelles réponses politiques. Comme en Europe, certains les trouvèrent dans le fascisme et un groupe fasciste a progressivement pris la forme du mouvement Sioniste Révisionniste.
Les débuts furent modestes. Comme beaucoup d’autres au milieu des années 1920, Itamar Ben-Avi, le fils de Eliezer Ben Yehuda – celui qui a fait revivre la langue hébraïque et rédacteur du journal Doar Hayom – faisait preuve de sympathie et même d’admiration pour Mussolini et ses actions. Contrairement à d’autres journalistes à cette époque, il aspirait à un dirigeant fort et convaincant pour le Yishuv et le trouva en la personne de Ze’ev Jabotinsky.
Abba Ahimeir, lui, avait commencé sa carrière politique et journalistique dans les milieux socialistes et au journal de l’organisation de gauche Hapoel Hatza’ir, et qui écrivait une chronique régulière pour Doar Hayom, sous le titre « Extrait du Bloc-Notes d’un Fasciste ». Conjointement avec un intellectuel frustré dans les milieux socialistes, écrivain et poète du nom de Uri Zvi Greenberg, et le médecin et essayiste Joshua Heschel Yevin, Ahimeir avait créé un groupe de jeunes gens appelé Brit Habiryonim (l’Alliance des Zélotes), dont le but était d’éclairer la jeunesse sur le nationalisme.
Les idées auxquelles adhéraient le trio, dirigeants de la faction maximaliste du mouvement révisionniste, trouvaient à s’exprimer dans la presse. Après une période où ils dirigeaient et éditaient Doar Hayom, ils ont créé en 1930 Ha’am (devenu Hazit Ha’am – Le Front populaire – l’année suivante). La vision du monde de ce triumvirat impliquait de marcher au bord du gouffre de la crise et de l’inquiétude au sujet d’une menace ininterrompue qui planait sur le Yishuv et l’entreprise sioniste. Ils voyaient les Juifs comme un ensemble, et les Sionistes en particulier, comme des victimes historiques en Europe mais aussi sur la terre d’Israël. Selon leur conception, leur mouvement avait surgi du « silence des champs de bataille » de la Grande Guerre, selon les mots de Yevin. En conséquence, ils n’avaient que mépris pour les libéraux, pour les modérés et pour quiconque faisait bon accueil à l’idée d’arriver à des compromis avec les Arabes ou avec les Britanniques.
Leur glorification de la violence politique – telle qu’utilisée principalement contre les socialistes et les communistes, mais aussi contre les libéraux et les opposants en général – coïncidait bien avec leur penchant pour les milieux d’extrême-droite en Europe. Ils ne faisaient pas secret de leur souhait d’un dirigeant unique et adulé : dans une réunion du mouvement révisionniste à Vienne en l’été de 1932, un autre membre du groupe, Wolfgang von Weisl, proposa que Jabotinsky soit désigné dirigeant suprême du mouvement et investi d’un pouvoir illimité (Jabotinsky rejeta cette idée).
Brit Habiryonim se disloqua à la fin de 1933, quand Ahimeir et deux autres militants révisionnistes (Zvi Rosenblatt et Avraham Stavsky) furent accusés d’avoir assassiné Chaim Arlosoroff, dirigeant travailliste sioniste, en juin de la même année. Ahimeir fut acquitté de l’inculpation de meurtre mais fut reconnu coupable de diriger une organisation illégale et condamné à deux ans d’emprisonnement. Doar Hayon fut fermé et cessa sa publication.
Les liens avec l’Axe
Brit Habiryonim ne fut active que pendant une courte période et son soutien partiel aux politiques hitlériennes en Allemagne au printemps de 1933 (tel qu’exprimé dans le journal Hazit Ha’am et qui mit Jabotinsky en fureur) a été d’une durée plus courte encore ; quelques membres du mouvement ont même effectué une manifestation contre le gouvernement nazi et ont dérobé le drapeau arborant la svastika au consulat allemand à Tel Aviv. En revanche, les liens du mouvement révisionniste avec le régime de Mussolini ont duré au moins jusqu’en 1938, quand l’Italie a édicté des lois sur la race semblables à celles promulguées par les nazis. De même que les cadets de l’école navale du mouvement révisionniste, qui a fonctionné de 1935 à 1937 dans la ville de Civitavecchia sous le patronage du régime fasciste italien, d’autres jeunes révisionnistes étaient étudiants dans des universités italiennes.
Zvi Kolitz était un de ces étudiants qui, à son retour en Palestine après ses études, publia un livre intitulé « Mussolini : sa personnalité et sa doctrine ». La biographie flatteuse du Duce comprenait aussi une sélection de ses lettres.
(Le séjour de Kolitz en Italie et son inclination pour son dirigeant ne l’empêcha pas de s’enrôler par la suite dans l’Armée britannique.)
Au même moment, Avraham Stern recevait son diplôme de l’Université de Florence. A son retour en Palestine, il progresse dans la hiérarchie de la Irgun Tzvai Leumi (l’Organisation Militaire Nationale des Révisionnistes) qu’il quittera après l’éclatement de la 2ème Guerre mondiale pour créer un mouvement distinct appelé le Lehi (acronyme de Combattants pour la Liberté d’Israël) – connu aussi sous renom de Groupe Stern.
D’un point de vue idéologique, Stern prévoyait dans le manifeste « Principes de la Naissance », une renaissance nationale qui correspondait étroitement aux modèles fascistes de l’époque (version très romantique). En pratique, Stern recherchait la coopération avec les forces de l’Axe dans la lutte contre le Mandat britannique. En janvier 1941, après l’échec d’une tentative pour prendre contact avec la représentation italienne en Palestine, Stern envoya un de ses hommes prendre langue avec le représentant allemand à Beyrouth. Cette initiative n’aboutit pas non plus (dans une large mesure en raison des supputations sur le coût et le bénéfice de la chose du ministère allemand des Affaires étrangères) mais incita les Britanniques à intensifier leur traque de Stern et des membres de son organisation.
Les liens entre le mouvement révisionniste et les régimes fascistes étaient-ils fondés sur une affinité profonde et sincère, ou seulement sur des intérêts communs dans la lutte contre la domination de la Grande-Bretagne dans la Méditerranée ? Dans le cas de Jabotinsky, qui était loin d’être un socialiste mais qui défendait l’importance des valeurs libérales démocratiques, on peut présumer qu’i s’agissait d’une connexion temporaire d’intérêts. Mais à en juger par les discours, les articles, les chansons et les motions à l’ordre du jour des membres des milieux plaidant pour une approche maximaliste en Palestine, et par la suite de l’Irgun, ses membres considéraient le fascisme comme un chemin qu’il était digne et même souhaitable d’emprunter.
Le fascisme hébreu de cette époque a disparu en 1942, entre Florentine et El-Alamein. En février de cette année, dans un petit appartement du quartier de Florentine au Sud de Tel Aviv, Stern fut capturé et tué sur place par la police britannique ; en novembre, les forces de l’Axe furent vaincues en Afrique du Nord. Même si ce ne fut pas le commencement de la fin, ainsi que le soutenait Winston Churchill, ce fut la fin du commencement : la montée du fascisme sur la scène internationale fut enrayée, son prestige effacé et son aura atténuée de façon importante. Pendant des décennies après 1945, le fascisme fut considéré comme honteux, impropre à une société décente – non pas un parfum attirant mais une mauvaise odeur dont il fallait se débarrasser.
Vestiges fascistes
Quatre-vingts années après, que reste-t-il du fascisme hébreu dans la politique israélienne contemporaine ? Un certain nombre d’attributs du fascisme sont clairement perceptibles dans le discours de la droite actuelle. Beaucoup d’Israéliens croient en la primauté des besoins de la nation sur tout droit de la personne et en la subordination de la personne à la nation : de l’adoration du totem du service militaire et de la responsabilité de l’institution rabbinique pour s’occuper des questions matrimoniales, au mépris pour ceux qui font le choix d’émigrer.
De la même façon, il n’est pas difficile de déceler l’inébranlable conviction que « les Juifs » sont victimes d’autres groupes : de l’instrumentalisation de l’assassinat de millions (de personnes) en Europe pendant la 2ème Guerre mondiale au paradigme du « quelques-uns contre beaucoup » ici, en Israël (par exemple, les guerres contre les Arabes et les deux intifadas) – même s’il faut noter deux excuses générales faites pour l’usage excessif de la force militaire par l’Etat d’Israël.
La crainte que « les valeurs de la nation » soient altérées par les principes libéraux universels ou par les influences « étrangères » fait aussi partie intégrante de la vision de nombreuses personnes de la droite israélienne, que ce soit dans une forme passive de crainte, de la part d’organisations comme le Nouveau Fonds Israélien, de « gouvernements étrangers » et d’ « organisations internationales » ou de façon active, par des projets pour « renforcer l’identité juive » dans la population.
La croyance dans le besoin de créer une communauté « plus pure » est aussi très répandue : des voyous de l’organisation anti-assimilationniste Lehava [3] et leur hostilité déclarée à l’égard des demandeurs d’asile, à la stigmatisation de toute « personne de gauche » non en tant que rival politique, mais en tant qu’élément étranger devant être expurgé. Pour finir, la croyance au droit du Peuple élu à dominer les autres indéfiniment se manifeste chaque jour depuis plus d’un demi-siècle en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza.
Cela dit, un certain nombre de caractéristiques essentielles du fascisme classique n’existent pas dans la vie politique israélienne contemporaine. A commencer par le sentiment largement répandu de faire face à une crise existentielle grave et décisive qui ne serait pas configurée pour une solution traditionnelle. Il est très possible que le sentiment permanent de crise dans lequel la conscience politique israélienne a été plongée depuis des décennies, empêche la création d’une impression de crise unique, nette et aigüe. L’état d’urgence continu (constitutionnellement et dans la conscience collective) atténue le dard de l’urgence : quand des roquettes s’écrasent de façon régulière dans des parties du pays, elles aussi deviennent routine, même si c’est une routine mortelle. Parallèlement, les institutions politiques et juridiques d’Israël ont aussi été soumises à la lente érosion. D’une part, en l’absence de constitution, il est impossible de la suspendre et de déclarer une situation d’urgence (qui est, comme mentionné ci-dessus, déjà la norme), quitte à la modifier progressivement ; d’autre part, les organisations alternatives (congrégations religieuses, associations, sociétés privées, tribunaux rabbiniques) supplantent l’Etat dans de nombreux domaines. Ces alternatives offrent une gamme d’options à différents niveaux pour répondre aux besoins sociaux et politiques des différentes communautés.
Une autre caractéristique du fascisme qui est absente, c’est la demande d’un dirigeant unique et de la soumission à ses capacités. Un des traits qui caractérisent la société israélienne, c’est le scepticisme envers le pouvoir et la non-obéïssance à une seule personnalité. Ici, les dirigeants sont complètement seuls : tandis que le « dirigeant fort » entouré de soupçons et manipulant ses partisans et adversaires par des flatteries fait preuve de signes d’autoritarisme et de populisme, il ressemble davantage à quelqu’un qui surtout essaie d’échapper au procès, même au prix d’une justification de la corruption et en corrompant les autres, plutôt qu’à quelqu’un qui essaie d’établir un large mouvement de masse.
L’ancien ministre de l’Education (4) qui avait la prétention de devenir ministre de la Défense a été expulsé (au moins pour le moment) de la Knesset après n’avoir enregistré qu’un succès partiel parmi ses électeurs escomptés : ils n’ont pas été impressionnés par le parfum que lui et son collègue commercialisaient. Et parmi les généraux qui essaient d’arriver au pouvoir par une campagne électorale centriste modérée, il est difficile de voir un dirigeant qui engendre, par la seule force de sa personnalité, un mouvement résolu de gens prêts à se sacrifier. Une petite organisation possédant des caractéristiques nazies a véritablement remporté un certain succès lors des dernières élections d’avril mais les kayanistes [4] ont un petit problème : leur dirigeant est mort il y a plus d’un quart de siècle.
Le danger des prévisions
Il est bien connu qu’il est difficile de faire des prévisions, particulièrement sur l’avenir. En Israël, cela peut être dangereux : en 1991, quand le recueil de nouvelles de Uzi Weill, « Le jour où ils ont abattu le Premier Ministre » a été publié, l’idée qu’une telle chose pouvait arriver, était considérée au mieux comme une blague, au pire comme une satire légèrement tirée par les cheveux. Quatre ans plus tard, le meurtre était devenue réalité. Entre la Méditerranée et le Jourdain, ce qui à un certain moment paraît inconcevable s’est produit.
En même temps, il est important de ne pas considérer les mouvements fascistes comme une menace monolithique et non-historique : comme toute chose dans ce monde, ils sont en évolution constante. Ainsi, les gens changent et leurs idées aussi. Wolfgang von Weisl, par exemple, qui a appelé Jabotinsky à assumer des pouvoirs dictatoriaux illimités, a commencé son activité politique au sein de l’organisation sioniste-religieuse Mizrachi. Après la 2ème Guerre mondiale, quand Menachem Begin a pris le contrôle de la droite en Israël, il a considérablement réduit son activité politique. Ahimeir est devenu un des rédacteurs en chef de l’Encyclopédie Hébraïque, Yevin s’est concentré sur la pensée spirituelle et biblique et Kolitz est devenu producteur de films en Amérique.
Parallèlement, les mouvements fascistes, comme tous les mouvements politiques modernes, gagne de nouveaux adhérents mais en perdent aussi. Ainsi, en 1936, l’année où Kolitz et Avraham Stern font le voyage de la Palestine vers l’Italie pour faire connaissance directement avec le fascisme, le chef d’orchestre Arturo Toscanini – proche des fascistes tout en grandissant à Milan mais opposé au régime et exilé – a dirigé le concert inaugural de l’Orchestre de Palestine (par la suite, l’Orchestre Philharmonique d’Israël).
Le monde hésite aujourd’hui au bord d’une crise environnementale et économique sans précédent, qui donnera naissance à une pauvreté de grande ampleur, au manque et à la détresse. Des millions de gens qui nourrissaient l’espoir d’un meilleur avenir voient ces espoirs s’effacer, avec la fin de l’époque de l’abondance, de la prospérité et de la « croissance » du demi-siècle passé, face aux vagues déferlantes des migrations mondiales et à l’approfondissement des disparités économiques et de inégalités sociales. Il y a déjà beaucoup d’électeurs mécontents et de citoyens qui en ont marre des programmes politiques qui sont proposés. Est-ce que la déception devant le système et le ressentiment envers lui seront canalisés vers un fascisme ravivé ? Cela ne peut pas être exclu, même si ses caractéristiques seront en partie différentes de celles du fascisme d’autrefois.
En Israël aussi, certaines des composantes du fascisme classique sont déjà présentes. La combinaison d’une crise constitutionnelle, d’une menace sur la nation qui dépasse la routine, une grave situation économique et l’apparition d’un dirigeant charismatique et incontrôlé pourrait compléter le mélange et mener à une nouvelle époque de fascisme en Israël.
Nous n’en sommes encore pas là, mais nous pourrions très bien être sur la route qui y mène.
Le Dr. Dan Tamir est l’auteur de « Le fascisme hébreu en Palestine - 1922-1942 »
(Edit. Palgrave Macmillan, 2018).
Traduit de l’anglais original par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers.