Amy Goodman : Nous nous adressons maintenant au journaliste palestinien Mohamed Omer, qui vient d’être primé. Il a 24 ans, il est journaliste et photographe, et a fait l’objet de mauvais traitements tant physiques que psychologiques de la part de responsables de la sécurité israélienne le mois dernier. Il est correspondant de l’agence de presse Inter Service (IPS à Gaza), et était sur le chemin du retour vers Gaza après avoir reçu à Londres le prestigieux prix de journalisme ’Martha Gellhorn’.
Mohamed Omer dit qu’il a été interrogé, a fait l’objet de fouilles corporelles et a été battu par huit responsables armés du Shin Bet [2]. Il a été hospitalisé pendant une semaine après cette rude épreuve. Interrogé, le Shin Bet a fait savoir que Omer "a fait l’objet d’un traitement normal et qu’aucune mesure spécifique n’a été prise à son encontre". A 24 ans, Omer a déjà vu la plupart de sa famille tuée ou blessée.
Il est le plus jeune gagnant du prix ’Martha Gellhorn’, du nom de cette fameuse correspondante de guerre américaine, et qui est remis aux journalistes qui mettent à nu la propagande du pouvoir en place. Lors de la remise du prix, il a été souligné que : "Chaque jour, il fait un reportage d’une zone de guerre, dans laquelle il est aussi prisonnier. Son pays, Gaza, est assiégé, affamé, attaqué, et oublié. Il symbolise un témoin particulièrement humain de l’une des plus grandes injustices de notre époque. Il est la voix des sans-voix".
Mohamed Omer nous rejoint maintenant par téléphone de Gaza.
Mohamed Omer : Amy, merci beaucoup.
Amy Goodman : Peux-tu nous raconter ce qui s’est passé et quand cela s’est passé ? Tu étais sur le chemin du retour, après avoir reçu ce prix à Londres ?
Mohamed Omer : Oui, mais juste une précision avant de commencer, qui est que j’écris aussi pour le Washington Report section Moyen-Orient à Washington D.C. Alors que je revenais de la cérémonie de remise du prix et aussi d’une conférence que j’ai faite, j’ai été bloqué pendant près d’une heure et demie avant qu’un un responsable du Shin Bet ne vienne à moi et prenne mes bagages, qui avaient déjà été contrôlés.
J’avais déjà dû attendre pendant qu’ils avaient pris mes bagages et les avaient contrôlés. Le responsable du Shabak [3] est venu vers moi et m’a dit "Tu es un fou". J’ai gardé mon calme et ai écouté ce qu’il avait à dire. Il m’a dit : "Comment donc est-ce que quelqu’un qui est allé aux Pays-Bas, en France, en Suède, en Grèce et au Royaume-Uni peut revenir à Gaza ? Pourquoi reviens-tu à Gaza ? Gaza est sale, les gens y sont sales. Pourquoi reviens-tu vivre dans un tel endroit, où il n’y a ni électricité ni essence, et des tas de problèmes ? Pourquoi ne vas-tu pas vivre en France à la place ?". J’ai continué à expliquer à ce responsable du Shabak que j’avais décidé de revenir à Gaza parce que je veux rester la voix des sans-voix. Je veux être celui qui transmet des informations en provenance de la Bande de Gaza, et pour concourir à permettre au monde de comprendre ce qui s’y passe. Il m’a répondu : "OK, Mohamed, c’est ton choix. Tu as choisi de souffrir". Je lui ait dit : "Pas vraiment. Je n’ai pas fait le choix de souffrir. J’ai fait le choix de dire la vérité".
Alors, il a commencé à me demander combien d’argent j’avais avec moi. Je lui ait dit que j’avais des Dinars jordaniens, des Shekels israéliens, des Euros, et aussi des Livres anglaises. Il m’a dit : "Mets tout cet argent sur la table" puis m’a demandé "Combien de Livres anglaises as-tu ?". J’ai répondu : "J’ai 480 Livres". Il m’a dit "Non, tu en as beaucoup plus". Je lui ai répondu : "Non, pas plus". Il a dit : "Tu es un menteur". Je lui ai répondu : "Je ne suis pas un menteur. Tout l’argent que j’ai est là". C’est alors que j’ai compris ce qu’il demandait au sujet des Livres anglaises, et lui ai dit : "Si vous recherchez l’argent que j’ai gagné avec ce prix Martha Gellhorn, je ne l’ai pas avec moi, il doit faire l’objet d’un virement bancaire".
Avi m’a emmené dans une pièce vide et à part, où il m’a dit : "Déshabille-toi". Je lui ai répondu : "Je ne vais pas me déshabiller, parce que des diplomates hollandais qui sont avec moi m’attendent dehors". Ensuite, j’ai dû me déshabiller car il m’a dit : "Enlève ton T-shirt" et je l’ai enlevé. Puis mes jeans, et ensuite mes chaussures et chaussettes. Il s’est alors rapproché de moi et a dit : "Enlève tes sous-vêtements". Je lui ai répondu : "Je ne vais pas enlever mes sous-vêtements. Il y a des diplomates qui m’attendent". Il m’a dit : "Je sais que des diplomates t’attendent. Enlève tes sous-vêtements". Je lui ai dit : "Je ne le ferai pas". Il a alors mis la main sur son arme et m’a regardé. "Mohamed, enlève tes sous-vêtements". Je lui ai répondu : "Je ne les enlèverai pas, parce que c’est humiliant. Tu essaies de m’humilier. Ce n’est pas un contrôle de sécurité, parceque je suis déjà passé par tous les contrôles de sécurité comme tout le monde, et tu me traites différemment". Il a dit : "Enlève-les". J’ai répondu : "Non, je ne le ferai pas".
Alors, il s’est penché vers moi, et a enlevé mon slip pour me laisser tout nu. Je l’ai regardé, et lui ai dit : "OK, qu’essaies-tu de faire là ?". Il a répondu : "Tourne-toi à droite, puis à gauche". Je lui ai dit : "Je ne vais tourner ni à droite ni à gauche. Je suis tout nu".
C’est alors qu’il a commencé à m’humilier et à se moquer de moi. Et j’ai continué à lui expliquer "Pourquoi me traites-tu de cette façon ? Je suis un être humain, et je ne mérite pas ce genre de traitement". Il a répondu alors : "Pour l’instant, tu n’as encore rien vu. Tu vas voir la suite". Il a continué à m’interroger et à me fouiller, alors que j’étais nu. Puis il m’a dit : "Remets tes vêtements". Je me suis rhabillé, et suis retourné dans le couloir par où passent les voyageurs à l’arrivée.
C’est là que j’ai retrouvé les agents du Shabak, en train de tout fouiller et tout contrôler. Ils ont pris tous les documents que j’avais dans mes valises. Ils ont pris tous les éléments contenant des informations, comme mon téléphone portable, mes cartes à mémoire, les cartes de visite des membres du Parlement britannique, hollandais et grec que j’avais rencontrés. Et il a recommencé : "Oh, tu es allé à la BBC World Service !". Je lui ai répondu : "Bien sûr, j’ai parlé à la BBC au sujet de Gaza et de la situation humanitaire qui y règne". "Tu es allé à tel et tel parlement, tu y as parlé là et là aussi ?". "Oui, bien sûr", puisqu’il pouvait constater par lui-même tous ceux que j’avais rencontrés, avec leurs cartes de visite que j’avais avec moi.
Puis il a dit : "Alors, j’ai juste un problème" qui était celui que je parlais trop. Je lui ai dit : "Mais c’est mon boulot de parler, et c’est ce que je veux faire, et c’est mon choix. Je veux que le message soit diffusé". Alors il m’a dit : "Si j’avais su que tu rentrerais à Gaza, je ne t’aurais sûrement pas laissé sortir. Je croyais que ton rêve était celui de tous les autres Gazaouis, celui de tous ces jeunes hommes qui sortent de Gaza et n’y reviennent jamais". Je lui ai dit : "Eh bien, ce n’est pas mon rêve. Je veux y retourner, parce que Gaza c’est chez moi, et je veux être la voix des sans-voix". Il a continué à tout vérifier minutieusement, y compris mes vêtements, prenant mes carnets de note et tous les informations et documents y compris de réflexion stratégique que j’avais reçus des parlementaires. Il s’est moqué des parlementaires que j’ai rencontrés, y compris ceux du Parlement britannique. "Tu crois vraiment que ces gens-là vont t’aider ?" m’a-t-il demandé. Je lui ai répondu : "J’essaie de faire sortir les informations. Je ne demande pas leur aide. J’essaie juste de les informer sur ce qui se passe à Gaza".
Il a recommencé à m’interroger, puis a dit : "Pourquoi rapportes-tu tous ces parfums ?". Je lui ai dit : "Désolé, mais peux-tu me rendre un service ? Une fois que tu as tout vérifié, peux-tu tout remettre en place comme c’était ? Cela m’est égal que tu vérifies tout, pas de problème, mais remets tout en ordre". C’est alors qu’il m’a dit en hébreu : "Sheket", ce qui veut dire ’ferme-la’. Je lui ai alors dit : "Bon, comme journaliste, je n’ai pas l’habitude de la fermer, mais je vais rester calme". Alors, il a redemandé : "Pour qui rapportes-tu tous ces parfums ?". Je lui ai dit : "Ces parfums sont pour des amis et des gens que j’aime, ce sont juste des cadeaux". Il a dit : "Ah, parce que l’amour fait aussi partie de votre culture ?!". Je lui ai répondu : "Bien sûr !".
L’interrogatoire a continué, et il vu un trophée de l’Union des journalistes grecs, trophée que j’ai reçu en 2008 comme journaliste courageux de Gaza. Il m’a alors demandé : "Qu’est-ce que c’est ?". Je lui ai expliqué que c’était un trophée de l’Union des journalistes grecs. Il m’a dit :
" Mohamed, tu sais que la Grèce est l’amie des Palestiniens ? Uniquement des Palestiniens, et pas d’Israël ?". Je lui ai répondu :"Moi, cela m’est égal, et cela ne me regarde pas. C’est un pays. J’ai reçu une invitation du parlement grec, et je suis allé là-bas pour y parler après — ou avant d’aller recevoir mon prix".
Pendant l’interrogatoire, j’ai fini par m’évanouir, en tombant par terre. Et j’ai commencé à vomir partout. Les soldats ont commencé à se rassembler autour de moi. Je pense que j’ai dû vomir par terre pendant près d’une heure et demie. Et l’un des officiers du Shabak — j’étais inconscient la plupart du temps, mais je peux me rappeler l’une des choses qu’ils me faisaient — et celui-là utilisait ses ongles pour me pincer partout, pour me faire mal juste sous les yeux, là où c’est sensible. Je me suis dit que ce que ces gens étaient en train de me faire, c’était en quelque sorte de me torturer. Et c’est ce que faisait l’un d’entre eux, en me pinçant avec ses ongles derrière les oreilles, et cet autre qui a mis ses chaussures sur mon cou. Je pouvais sentir le contour de ses chaussures sur mon cou, pivotant de droite à gauche.
J’ai recommencé à vomir, encore et encore, et plus particulièrement après que l’un des soldats a appuyé avec deux de ses doigts dans le creux entre le cou et la poitrine. Il y a ce creux, et il a appuyé très fort, et essayé d’agripper mes os à plusieurs reprises. Cela a été le plus douloureux. Il y a aussi eu celui qui a tenté de mettre ses mains sur ma poitrine et qui s’y est appuyé de tout son poids. Il essayait véritablement de me casser, et de casser ma cage thoracique, car il y mettait tout son poids. Et l’autre soldat qui continuait à mettre ses pieds et ses chaussures sur mon cou, cela ne peut pas s’apparenter à des soins d’urgence. Lorsque j’ai raconté aux médecins de Gaza ce qui m’est arrivé, ils sont dit que ce n’était pas des soins d’urgence, mais de la torture.
Ils ont continué comme ça jusqu’à ce qu’un soldat me tire par les pieds, avec ma tête et mon dos restant à terre. Il m’a traîné sur plusieurs mètres, et là ils ont commencé à se moquer de moi et à rigoler. Je pouvais les entendre rire alors que j’étais à terre. C’est alors que j’ai réalisé ce que ce devait être pour un Africain noir sous le régime d’apartheid. C’est ce que j’ai ressenti à ce moment-là. J’avais des moments d’inconscience, puis j’ai réalisé qu’ils me mettaient sur une chaise roulante et ils m’ont dit que j’avais eu une attaque.
Ils m’ont conduit à un médecin militaire, dont je pouvais voir le M-16 alors même qu’il tentait de me soigner. Il a tenté d’installer sur moi une machine contrôlant le cœur. Et soudain, alors qu’il y avait cette machine sur une table, il a commencé à me pincer, et à tenter de me torturer de la même façon. Et je pense que c’est celui qui m’avait déjà fait cela au début. Ils ont continué. Ensuite, j’ai entendu les soldats crier en hébreu. Et j’ai entendu le mot anglais à plusieurs reprises " ambulance, ambulance, ambulance", après qu’ils ont réalisé que j’avais encore perdu conscience.
Ensuite, ils m’ont emmené dans une ambulance du Croissant Rouge, et j’ai été conduit ailleurs. Alors, avant que l’ambulance ne démarre avec le chauffeur de l’ambulance et l’infirmier qui était un Palestinien de Jéricho, un officier du Shabak a tapé sur la portière. Je crois que c’était Avi, ce soldat qui m’avait demandé de me déshabiller complètement. Ils ont dit : "Mohamed, tu dois signer ceci". Je n’avais pas vraiment idée de ce qu’il voulait que je signe compte tenu de mon état, mais il voulait que je signe un papier sur lequel je reconnaissais que ni le Shabak ni le Shin Bet israéliens n’étaient responsables de ce qui m’arriverait dès que je serai parti. Je ne l’ai pas signé, parce que j’étais inconscient. Et les types avec moi, comme le chauffeur de l’ambulance, ont dit : "Mohamed est inconscient, il ne peut rien faire ni signer un document".
Cela a continué jusqu’à ce que le chauffeur leur dise : "Dois-je informer l’ambassade de Hollande ? Ils attendent dehors. Dois-je leur dire de nous suivre et de venir à l’hôpital, et leur dire que Mohamed est dans l’ambulance ?". La réponse a été : "Écoute bien, cela n’est pas ton problème. Ne dis pas aux Hollandais que Mohamed est dans l’ambulance. Conduis-le à l’hôpital, et c’est tout. Ne dit rien à personne de ce qui s’est passé".
J’ai alors été amené à l’hôpital, et je me suis retrouvé entouré de médecins, et je leur ai demandé où j’étais. "A l’hôpital de Jéricho" m’ont-ils dit. L’hôpital a appelé l’ambassade, et ils sont venus me chercher. J’ai été transféré de Jéricho à Gaza, à l’hôpital européen de Gaza, où j’ai passé plusieurs jours, cela fait six jours que j’y suis.
Amy Goodman : Mohamed Omer, on n’a plus que deux minutes, et je voulais te demander ceci : John Pilger, qui t’a remis le prix, et qui est un journaliste australien connu qui réside en Grande-Bretagne, et qui est aussi un réalisateur, a écrit un papier sur ce qui t’est arrivé en disant notamment : " L’ex-ambassadeur Jan Wijenberg a dit que "ce n’était en aucun cas un cas isolé, tout cela fait partie d’une stratégie à long terme pour détruire la vie sociale, économique et culturelle des Palestiniens... Je sais que Mohamed Omer peut être tué par des snipers israéliens ou avec une bombe dans un futur proche". C’est donc ce qu’a dit l’ex-ambassadeur des Pays-Bas. Quel commentaire de ta part, pour conclure ?
Mohamed Omer : Oui, je crois que c’est une possibilité. Si les Israéliens ont pu tuer notre collègue, le caméraman de Reuter, ils peuvent me tuer aussi. Je croyais qu’avoir reçu ce prix international m’apporterait une forme de protection, mais qui s’en soucie ? Israël s’en fout. Israël tente de provoquer l’opinion publique. Ils tentent de provoquer tout le monde, et de torturer les gens, et de les tuer. Je veux dire, est-ce que Israël va se préoccuper de tuer un journaliste ? Bien sûr que non. Ils ont tué toute une famille sur la plage de Huda Ghaliya. Huit membres de cette famille ont été tués. Ils ont tué cinq enfants qui ramassaient des fraises il y a deux ans. Et ils continuent de tuer des gens chaque jour, d’un jour à l’autre. Vont-ils se préoccuper de moi ? Bien sûr que non !