B’Tselem, un important groupe israélien pour la défense des droits humains à récemment publié un rapport concluant qu’Israël est un pays pratiquant l’apartheid, avec un régime de suprématie juive s’étendant de la rivière du Jourdain à la mer Méditerranée.
Le rapport a trouvé qu’Israël répondait à la définition de l’apartheid telle que définie par le droit international comme des « actes inhumains, commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci ».
Le rapport a reçu une large attention des média internationaux et a été décrit comme un « tournant ». Mais c’était uniquement un tournant pour B’Tselem, qui utilisait le terme d’apartheid pour la première fois en 3 décennies d’existence, et pour la communauté internationale éprise des témoignages Israéliens. Pour les Palestiniens, rien de nouveau.
Dominer les Palestiniens
B’Tselem n’est pas la première organisation de défense des droits à appeler Israël un régime d’apartheid. En 2009, des chercheurs palestiniens et sud-africains ont publié un rapport complet déterminant qu’Israël commettait un crime d’apartheid. Deux organisations palestiniennes pour les droits humains, Adalah et Al-Haq, participaient alors à cette initiative.
Deux anciens rapporteurs spéciaux sur les droits humains en Palestine pour les Nations Unies sont arrivés à la même conclusion. En 2007, John Dugard a déterminé que « des éléments de l’occupation constituent une forme de colonialisme et d’apartheid ». Quelques années plus tard, Richard Falk a co-écrit un rapport concluant qu’Israël a établi « un régime d’apartheid qui opprime et domine le peuple palestinien dans son ensemble ». Le secrétaire-général des Nations Unies s’est rapidement distancié de ce rapport, ordonnant qu’il soit supprimés du site web de l’ONU.
A travers le prisme typique du racisme occidental, les Israéliens sont plus estimés et réputés plus fiables, et leurs contributions considérées comme plus légitimes que celles des Palestiniens qui subissent apartheid, colonisation et occupation tous les jours.
Le rapport de B’Tselem est malgré tout une heureuse surprise. Comme l’indique l’intellectuel Rafeef Ziadah, il arrive « au milieu d’une campagne préparée pour bâillonner et tenter de clôturer le débat avant qu’il n’ait commencé. En ce sens, il est intéressant qu’une organisation pour les droits humains israélienne déclare ce que les Palestiniens ont tenté d’argumenter depuis des années ».
Bien que l’utilisation du prisme de l’apartheid en lien avec Israël ne soit pas nouvelle, elle gagne du terrain au sein de la réalité de l’État unique. Alors que le paradigme de l’occupation est construit sur les fausses prémices de quelque chose de temporaire et maintient la distinction entre les frontières de 1948 et 1967, le prisme de l’apartheid désigne Israël comme pouvoir gouvernant de fait dans cette région, ou il impose un régime racialisé.
Crime contre l’humanité
L’apartheid est reconnu par le droit international comme un crime contre l’humanité – et les faits montrent clairement qu’Israël est un régime d’apartheid. Au travers de ce territoire entre le Jourdain et la mer, ses systèmes politiques et légaux sont organisés pour assurer la suprématie et domination raciale juive. Durant la pandémie de Covid-19, Israël a refusé de vacciner des millions de Palestiniens qui vivent sous son contrôle, tout en vaccinant les Israéliens, y compris les colons juifs, en Cisjordanie occupée.
Mais la Palestine ne peut être comprise seulement en termes d’apartheid, car cela ne permet qu’une compréhension limitée et partielle de la situation. Israël est un État de colonialisme de peuplement, pratiquant à la fois l’apartheid et l’occupation permanente.
La conversation s’engageant dans les circuits progressistes autour de l’apartheid et de la Palestine échoue à reconnaitre le colonialisme de peuplement comme structure primordiale de l’État israélien. Nous retrouvons ces dynamiques dans l’appel récent de Peter Beinart pour un État binational, dans lequel l’apartheid est reconnu, mais pas le colonialisme de peuplement israélien/sioniste.
La domination raciale est traitée comme une caractéristique à part de l’État d’Israël, déconnectée de l’entreprise du colonialisme de peuplement en Palestine. Même lorsque l’apartheid est reconnu, il n’y a pas de refus du sionisme en tant que mouvement et idéologie raciale.
Le rapport de B’Tselem est un exemple parfait de cette nouvelle approche qui arrive en première ligne des critiques progressistes d’Israël. Le rapport ne mentionne pas une seule fois la colonisation ou le colonialisme de peuplement. Paradoxalement, un des membres du bureau de B’Tselem déclarait : « Tout changement commence par un vrai état des lieux de la réalité que l’on va chercher à modifier ; regarder cette réalité les yeux ouverts et l’appeler par son nom ».
Il semblerait que pour B’Tselem le colonialisme de peuplement ne fasse pas partie de cette réalité.
Compréhension limitée
L’utilisation de l’apartheid comme seul prisme s’inscrit dans la continuité des tentatives répétées de limiter l’analyse de la question Palestinienne à de rigides catégories légales. Le droit international est important, et doit être utilisé à notre avantage. Mais il serait dangereux de laisser le droit international seul guider notre compréhension de la réalité en Palestine, ou la nature de nos demandes politiques. La question palestinienne est politique, pas seulement légale.
Il est vrai que le colonialisme de peuplement en soi n’est pas illégal au regard du droit international [1] – mais ce n’est pas une raison pour limiter notre compréhension de la Palestine au droit international seulement. En ne prenant en compte que le droit international, nous risquons de parler uniquement de la domination raciale en ignorant la domination coloniale. Nous devons parler des deux, et nous devons reconnaitre que la domination raciale et l’apartheid israélien font partie intégrante de la domination par le colonialisme de peuplement.
Cela ne signifie pas que nous devons abandonner le prisme de l’apartheid, mais plutôt que nous devons être prudent avec les lectures progressistes de l’apartheid israélien. Les Palestiniens utilisaient l’analogie de l’apartheid bien avant qu’il ne devienne un crime contre l’humanité. Comparer la Palestine avec l’apartheid sud-africain a une longue histoire qui prédate la « récente » découverte de l’apartheid par certains Israéliens. Les Palestiniens ont vu l’Afrique du Sud, comme la Palestine, comme un état racialisé et colonial et eux-mêmes comme faisant partie d’un mouvement anticolonial, anti-impérialiste et anti-raciste plus large.
Les Palestiniens proposent des analyses politiques et intellectuelles sur la question de la Palestine depuis des décennies. Mais même lorsque les Palestiniens utilisent l’apartheid comme cadre d’analyse, cela ne se fait pas au détriment du prisme du colonialisme de peuplement, cela le complète.
Démanteler le colonialisme de peuplement
Les organisations israéliennes, les chercheurs et activistes ne sont pas – et ne doivent pas être – les arbitres de ce qu’est ou n’est pas Israël, ou de ce que la solution doit être. L’effacement des colonies de peuplement dans la conversation sur l’apartheid israélien risque de remplacer l’idée de décolonisation au profit d’un projet progressiste d’égalité. Il prépare la réduction de la Palestine à une question de progrès et non de colonisation.
La décolonisation n’est pas une métaphore ou un terme en vogue jeté à tort et à travers. Bien qu’elle soit difficilement définissable, la décolonisation n’est certainement pas un synonyme pour un projet progressiste d’égalité, même si elle est de plus en plus cooptée en ce sens. A la différence de l’égalité progressiste, la décolonisation demande le démantèlement du colonialisme de peuplement et de ses institutions et ses logiques. Nos libertés en dépendent.
Traduit de l’anglais original par BHS pour l’AFPS
Lana Tatour est professeure adjointe en développement mondial à la School of Social Sciences, University of New South Wales (Sydney, Australie).