Photo : des soldats du Bataillon Nachshon surveillent un Palestinien arrêté pendant une opération d’arrestation de suspects dans le Camp de Réfugiés de Dheisheh, près de la ville de Bethléem, 8 décembre 2015. (Nati Shohat/Flash90. )
Le Procureur Général d’Israël, Avichai Mandelblit, a annoncé la semaine dernière sa décision de clore une enquête criminelle contre les interrogateurs du Shin Bet qui censément ont torturé un Palestinien accusé d’avoir effectué une attaque violente en Cisjordanie occupée.
Le Shin Bet, l’agence de sécurité intérieure d’Israël, détenait Samer Arbeed, âgé de 45 ans, depuis le 25 septembre 2019. L’agence l’a interrogé car il était suspecté d’avoir perpétré un attentat qui a tué l’Israélienne Rina Shnerb, âgée de 17 ans, en août 2019, près d’une source en Cisjordanie occupée.
Selon les reportages des médias, Arbeed a été vu par un docteur la nuit de son arrestation, puis à nouveau le matin suivant, et encore une fois ce soir-là. Ayant été soi-disant à chaque fois dans un état « raisonnable », il a été ramené à l’interrogatoire.
Le matin suivant, cependant, Arbeed a été emmené à l’hôpital dans un état critique. On a constaté qu’il avait des côtes fracturées et des signes de traumatismes sur les membres, le cou et la poitrine. Le lendemain, un responsable du Shin Bet a notifié l’avocat de la famille que Arbeed était à l’hôpital, inconscient et sous assistance respiratoire.
Écrire la mascarade
L’interrogatoire de Palestiniens sous la torture est une pratique de longue date du Shin Bet. Néanmoins, il est rare que les détenus palestiniens soient envoyés à l’hôpital à la suite de ces interrogatoires brutaux. L’hospitalisation d’Arbeed a fait la une des journaux et a soulevé de sérieuses questions sur la conduite du Shin Bet, poussant les pouvoirs établis israéliens à faire rapidement des promesses solennelles que la question était en cours d’examen.
Le premier obstacle de cet examen a été l’inspecteur chargé des plaintes contre l’Agence de sécurité israélienne, le service chargé de déterminer les soupçons de comportement criminel. Des centaines de plaintes sont passés par ce service au cours des années ; dans toutes, sauf une, l’agence a conclu qu’il n’y avait aucune présomption de comportement fautif, et à procédé à la clôture du dossier.
Habituellement le blanchiment s’arrête là ; mais dans l’affaire Arbeed, les scénaristes de la mascarade ont décidé d’aller plus loin et d’ouvrir une enquête pénale. Les interrogateurs ont été interrogés. Des témoins ont fait des déclarations. Des documents ont été saisis. Même le Centre national israélien de médecine légale a demandé un rapport.
Finalement - après que suffisamment de temps soit passé, et qu’il a semblé que le rideau pouvait être baissé sans que trop de sourcils se lèvent - le procureur général a annoncé le 24 janvier qu’il avait clos le dossier sur l’affaire d’Arbeed pour « absence de fondement pour justifier la commission d’un délit. »
Pourquoi cette base probante était-elle si insaisissable ? Ce n’était pas par manque de preuves ; c’est que les actes du Shin Bet qui ont envoyé Arbeed à l’hôpital ne sont pas en réalité interdits. Ils ne sont pas non plus exactement légaux ; hélas, le pays le plus moral du monde ne fait pas de telles choses. Et cependant, ces pratiques sont profondément ancrées dans les procédures internes du Shin Bet, rendant les conclusions de Mandelblit inévitables.
Justification de la torture
Les détails précis de ce que les interrogateurs sont autorisés à faire sont, bien sûr, tenus secrets. Mais des centaines de témoignages de Palestiniens au fil des ans dépeignent un tableau saisissant et terrifiant de ce qu’il se passe pendant ces interrogatoires - dont certains peuvent durer des semaines.
Pour commencer, les interrogateurs peuvent garder les détenus isolés dans des cellules petites, obscures et crasseuses. Ils sont autorisés à refuser toute nourriture aux détenus pendant des jours ou à ne leur donner qu’une nourriture gâtée, non cuite et immangeable. Ils sont autorisés à les battre et à leur interdire d’aller aux toilettes. Ils peuvent menacer de les blesser ou de blesser leur famille, les insulter, et leur crier dessus. Ils ont le droit de les attacher à une chaise dans une position douloureuse pendant de longues périodes. Ils peuvent souffler de l’air froid dans leur cellule et rejeter leur demande d’avoir une couverture. Ils peuvent les empêcher pendant des jours de se doucher, de changer de vêtements, ou de se brosser les dents. Ils peuvent refuser un traitement médical approprié, et les priver de sommeil pendant des jours.
Rien de ceci n’est contraire au droit. La Commission Landau, formée en 1987 par le gouvernement israélien, a conclu que « la pression physique modérée » est la « seule » méthode qu’il est permis aux interrogateurs d’utiliser. Ce que cette pression représente réellement n’a jamais été défini, bien que le rapport de la Commission contenait une annexe secrète qui permettait des méthodes supplémentaires pour soutirer des renseignements aux détenus.
Dans son célèbre arrêt de 1999, la Cour Suprême israëlienne a renversé les conclusions de la Commission Landau et interdit l’usage d’une série de méthodes de torture. Toutefois, les juges ont encore laissé aux interrogateurs la possibilité d’invoquer l’« état de nécessité » - justifiant l’usage de la torture en affirmant qu’il était vital pour des raisons urgentes de sécurité, désignées par euphémisme comme une « bombe à retardement. »
C’est pourquoi les interrogateurs israéliens n’ont pas besoin de cacher quoi que ce soit à leurs supérieurs. Au contraire, ils enregistrent méticuleusement leurs interrogatoires dans des documents secrets, en indiquant quelles méthodes ils ont employé et pendant combien de temps, et ce qui peut être présenté aux tribunaux en cas de besoin. Des médecins examinent aussi les détenus, en confirmant aux interrogateurs si l’état de ceux-ci permet des interrogatoires supplémentaires. Les juges approuvent systématiquement les demandes de détention provisoire et prolongent souvent les ordonnances pour refuser aux Palestiniens en détenton l’accès à un avocat.
Arranger le maquillage
Dans l’ensemble, cet énorme réseau de règles et d’institutions sert de maquillage à Israël pour masquer le fait qu’il autorise, voire approuve, les interrogatoires par la torture. Ce maquillage fait un bon travail pour cacher les rides et atrocités d’Israël ; mais de temps en temps, quelque chose tourne mal et la vérité sort, comme cela s’est passé dans le cas de Samer Arbeed.
Lorsque cela se produit, les autorités israéliennes mettent tout l’équipage sur le pont - non pas pour enlever le maquillage, mais pour le raviver un peu plus. Les forces de l’ordre israéliennes, bien rompues au blanchiment de ces crimes, se mobilisent rapidement pour donner l’apparence d’une enquête sérieuse et approfondie visant à découvrir la vérité. Et quand tout est fini, tout le monde pousse un soupir de soulagement. Tout se remet en place, le sceau légal d’approbation est donné et, surtout, la torture elle-même reste légale.
Pourquoi, pourrait-on se demander, Israël se préoccupe-t-il tant de ce maquillage ? Pourquoi ne pas se contenter de dire que la torture des Palestiniens est acceptable ?
C’est peut-être parce que les Israéliens pensent que "les étrangers ne comprendraient pas." Peut-être qu’Israël serait confronté à un sérieux contrecoup de cette politique, et même qu’il en subirait quelques conséquences. Mais il y a peut-être une autre raison. La torture, de par sa nature, enlève à une personne son humanité ; elle en fait un vaisseau vide, un objet conçu pour nuire. Les Israéliens ne veulent pas admettre que c’est ainsi qu’ils voient un autre peuple. Lorsque le visage qui se reflète dans le miroir devient trop lourd à porter, le masque se remet en place instantannément.
Une version de cet article d’abord été publié en hébreu sur « Appel Local. »
L’Avocate Yael Stein est directrice de la recherche chez B’Tselem.
Traduit de l’original par Yves Jardin, membre du Groupe de Travail de l’AFPS sur les prisonniers politiques palestiniens