Dans la communauté juive de France, la troisième plus grande au monde, vous ne trouverez pas beaucoup de personnes remettant en question la violence d’Israël contre les Palestiniens. Cette remise en question, tout comme celle du sionisme en général, est considérée soit comme un acte d’antisémitisme en soi, soit comme une distraction dangereuse par rapport à l’antisémitisme présent dans le pays.
Alors qu’il pourrait être intuitif de supposer que des populations juives plus importantes produisent une plus grande diversité de positions sur Israël-Palestine, la critique d’Israël est presque entièrement absente de la conversation franco-juive. Contrairement aux poches importantes de juifs américains, israéliens et britanniques de gauche qui critiquent publiquement l’occupation et l’apartheid israéliens, et rejettent le récit selon lequel la sécurité des juifs en Israël et en diaspora repose sur l’oppression palestinienne, ces poches sont rares en France.
Ce silence relatif trouve ses racines dans un ensemble complexe de facteurs : les modes d’organisation de la vie communautaire juive dans le pays, les tensions qui divisent les militants de gauche juifs français et les manifestations d’antisémitisme en France aujourd’hui. Ensemble, ces dynamiques ont empêché l’émergence d’un équivalent français de groupes tels que IfNotNow et Na’amod aux États-Unis et au Royaume-Uni, respectivement, tout en refusant un espace public dans lequel revendiquer une identité juive où la lutte contre l’antisémitisme est perçue comme étroitement liée à la lutte pour la libération de la Palestine.
Cet étouffement de l’activisme juif de gauche et anti-occupation en France perpétue le récit selon lequel la sécurité des Juifs français dépend de la sécurité d’Israël, tandis que l’association intensive de la critique d’Israël à l’antisémitisme brouille les pistes face à des incidents réels de violence anti-juive en France. Prises ensemble, ces tendances sapent à la fois la sécurité des Juifs et la libération des Palestiniens.
Un monopole communautaire
La vie juive en France est principalement régie par une institution centralisée : le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Le CRIF cherche à offrir une voix politique unifiée au nom des Juifs de France en développant des liens avec des acteurs politiques de haut niveau et en développant une forte présence médiatique. À cette fin, le CRIF organise un dîner annuel au cours duquel le chef de l’État français est invité à s’exprimer et à manifester son soutien à la communauté juive française. Le CRIF est ainsi devenu l’interlocuteur privilégié de l’État sur les questions juives.
Fondé en 1944 dans la France occupée, le CRIF est apparu comme une organisation clandestine représentant les Juifs français et étrangers, et a travaillé pour faire avancer la protection constitutionnelle de la vie juive et les réparations pour les Juifs dans la France d’après-guerre. Malgré des désaccords entre ses premiers membres, le Conseil comprenait initialement une diversité d’affiliations politiques (notamment des communistes, des bundistes et des sionistes) et de points de vue sur Israël. De plus, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs français continuaient à éprouver un sentiment d’appartenance à la nation française et, conformément aux idéaux français d’assimilation culturelle, s’identifiaient davantage à la République française qu’au nouvel État d’Israël - un statu quo qui se reflète dans l’accent mis par le CRIF sur les questions intérieures.
Cependant, la perspective et la mission centrale de l’organisation ont changé de manière significative à la suite de la guerre des Six Jours de 1967, comme le sociologue Samuel Ghiles-Meilhac l’a noté dans son étude, "Le CRIF : De la résistance juive à la tentation lobbyiste, de 1943 à nos jours". La menace perçue de la destruction d’Israël, puis sa victoire, ont transformé les sensibilités juives françaises et, en réponse, le CRIF s’est orienté plus exclusivement vers un soutien inconditionnel à Israël. Ce changement a été cimenté dans la charte du CRIF de 1977 qui établit un lien clair entre les Juifs français et Israël et appelle l’État français à développer une alliance franco-israélienne forte afin de défendre Israël contre les États arabes.
Photo : L’ancien Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu rencontre le président français Emmanuel Macron au palais de l’Élysée, à Paris, en France, le 16 juillet 2017. (Haim Zach / GPO)
Selon Ghiles-Meilhac, l’arrivée en France de plus de 230 000 Juifs d’Afrique du Nord après la décolonisation de la Tunisie et du Maroc en 1956, et de l’Algérie en 1962, a également contribué à l’expansion du CRIF, les organisations juives séfarades étant incorporées au Conseil. L’immigration de Juifs d’Afrique du Nord a doublé la population juive de France, la rendant la plus importante d’Europe.
Depuis les années 1980, le CRIF a le monopole de la vie communautaire juive française. Aujourd’hui, il agit à la fois comme le principal organisateur de la vie juive en France, un lobby pro-Israël et la voix communautaire des Juifs français. Contrairement aux États-Unis, par exemple, où il existe d’une part le groupe de pression pro-israélien AIPAC, et d’autre part la Conférence des présidents des principales organisations juives américaines, qui représente une (relative) diversité d’organisations juives, le CRIF fusionne ces deux fonctions. Dans ce rôle, il a fait de la "solidarité avec Israël" une question de sécurité franco-juive plutôt que de politique étrangère.
Selon le journaliste Sylvain Cypel, auteur de "L’État d’Israël contre les Juifs", la confusion des missions organisationnelles des institutions juives est l’une des principales raisons pour lesquelles les Juifs français ne s’expriment pas publiquement contre l’occupation aujourd’hui. "Nous devons développer une vie communautaire juive indépendante des intérêts israéliens", a déclaré Cypel au magazine +972. En l’état actuel des choses, a-t-il souligné, le CRIF et ses dirigeants perçoivent toute critique d’Israël par les membres de la communauté juive comme une invitation à légitimer l’antisémitisme, créant ainsi une rhétorique officielle pro-israélienne qui empêche l’épanouissement d’un judaïsme véritablement pluriel - et une représentation politique communautaire diversifiée - en France.
L’élite politique française soutient pleinement le CRIF. Lors du dîner annuel de l’organisation en 2019, le président français Emmanuel Macron a approuvé le récit officiel du conseil, déclarant que "l’antisionisme est l’une des formes modernes de l’antisémitisme." La même année, l’assemblée nationale française a voté pour approuver la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui, entre autres, assimile l’antisionisme à l’antisémitisme. Le CRIF a soutenu et encouragé cette résolution, notamment par sa campagne virtuelle #VoteIHRA.
En opposition à cette position, 127 intellectuels juifs, principalement d’Israël, des États-Unis et du Royaume-Uni, ont publié une lettre ouverte dans le principal organe de presse français Le Monde, appelant les membres du Parlement français à rejeter la définition de l’IHRA. Seuls 12 des signataires de la lettre étaient français.
Divisions au sein de la gauche juive française
La gauche juive française est elle-même divisée sur la question de savoir si elle doit s’engager ou non en faveur d’Israël-Palestine. Si quelques nouveaux groupes juifs de gauche, antiracistes et dirigés par des jeunes sont apparus depuis 2015 - comme les Juif et Juives Révolutionnaires (JJR) et les Juif VNR (Juifs en colère) - leur priorité est de lutter contre la discrimination et les préjugés chez eux, parfois aux côtés d’autres groupes minoritaires, dans une lutte collective contre l’antisémitisme, l’islamophobie, le sexisme et le racisme. Ces groupes affirment qu’il est antisémite de confronter les organisations juives à des questions relatives à Israël-Palestine, au motif que les Juifs français, y compris les collectifs juifs antiracistes, ne devraient pas être tenus de parler d’Israël ou de le défendre (ce qui est, en revanche, un aspect essentiel de la mission du CRIF).
L’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) est le seul groupe anti-occupation dirigé par des Juifs en France. Créée en 1994, elle constitue une présence mineure dans la sphère culturelle et politique juive française, boudée par la communauté juive organisée et critiquée publiquement par d’autres organisations juives françaises de gauche, notamment pour son soutien public au BDS.
Photo : Une manifestation de soutien à la Palestine, et de protestation contre l’assaut israélien sur la bande de Gaza et la poursuite de la colonisation et du nettoyage ethnique du peuple palestinien, Paris, France, 15 mai 2021.
Le groupe, qui compte une trentaine de membres actifs, travaille simultanément sur les questions relatives à Israël-Palestine et à l’antiracisme domestique. Il demande le retrait d’Israël des territoires occupés depuis 1967 et la fin du système d’apartheid, et défend le droit au retour des Palestiniens, notamment par la publication de déclarations en ligne et la création d’alliances avec des groupes de solidarité avec les Palestiniens et de lutte contre l’islamophobie. Contrairement à IfNotNow et Na’amod, créés principalement par de jeunes Juifs, la grande majorité des membres de l’UJFP sont retraités et l’organisation s’engage rarement dans des actions directes autonomes.
"Il est très compliqué en France aujourd’hui de participer à la vie juive organisée et d’avoir des positions antisionistes, sans parler de les exprimer publiquement", a déclaré Simon Assoun, membre du comité national de coordination de l’UJFP, à +972. Les attaques antisémites très médiatisées en France depuis le début des années 2000 ont laissé les jeunes Juifs français "marqués", a poursuivi Assoun, et ils ont le sentiment que "la gauche radicale n’a pas pris cette question au sérieux". Ceci est également lié au travail idéologique du CRIF et des forces pro-israéliennes au sein de la communauté juive organisée en France, qui ont créé un fossé entre la communauté juive et la gauche, a ajouté Assoun.
D’autre part, bien que les JJR se décrivent comme anticolonialistes et révolutionnaires, ils ne s’engagent pas activement sur les questions relatives au colonialisme d’Israël. Le groupe a fait une exception en mai 2021 lorsqu’il a publié une déclaration condamnant la répression violente des Palestiniens et encourageant les Juifs français à évaluer de manière critique leur soutien inconditionnel au gouvernement israélien. Cependant, le texte insistait surtout sur l’antisémitisme dirigé contre les Juifs français en raison de la situation en Israël-Palestine, déclarant : "Pour nous, la solution à cet antisémitisme n’est ni l’assimilation, ni le sionisme, mais la lutte ici et maintenant, en diaspora."
Dans une interview qu’ils ont accordée à l’organe socialiste Revue Ballast en 2019, les JJR ont expliqué que s’ils ne s’opposent pas nécessairement à la critique du colonialisme israélien par l’UJFP, ils sont profondément critiques de l’approche du groupe en matière de lutte contre l’antisémitisme en France. Les JJR ont accusé l’UJFP d’analyser l’antisémitisme en France exclusivement à travers le prisme du sionisme et de se présenter comme les "bons juifs" avec lesquels la gauche radicale peut collaborer pour tenter de faire taire l’antisémitisme qui circule dans ses rangs.
Cette perception de l’antisémitisme de gauche intervient, en outre, dans un contexte de succession d’incidents antisémites en France depuis le début des années 2000, qui ont créé un sentiment d’insécurité croissant, façonnant l’image que les Juifs français ont d’eux-mêmes et leur relation à la fois à la France et à Israël. Il s’agit notamment des meurtres de personnes ciblées parce qu’elles étaient juives (Ilan Halimi, Sarah Halimi, Mireille Knoll, entre autres) ; des attaques contre des établissements juifs (comme la fusillade de 2012 à Toulouse qui a tué sept personnes dont trois enfants dans une école juive, et les attaques dans un supermarché casher de Paris en 2015 dans lesquelles quatre Juifs ont été tués) ; et la normalisation des tropes et de l’imagerie antisémites (plus récemment, une fresque dans la ville d’Avignon).
Les Juifs français sont significativement impactés par ces incidents antisémites et par une atmosphère de peur intraitable. Selon une enquête de 2018 de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne sur les expériences et les perceptions de l’antisémitisme, les Juifs de France sont plus inquiets d’être victimes d’un crime haineux que les Juifs des autres pays européens (environ 70 % des répondants s’inquiètent que des membres de leur famille ou des amis proches soient victimes d’insultes verbales, de harcèlement et d’attaques physiques).
Photo : Des personnes en deuil se tiennent près des tombes de quatre juifs tués dans une attaque islamiste contre un supermarché casher à Paris, lors de leurs funérailles au cimetière de Jérusalem, le 13 janvier 2015. (Oren Ziv/Activestills)
Cependant, les Juifs d’autres pays européens signalent des taux plus élevés de membres de la famille et d’amis attaqués (20 % des personnes interrogées en France contre, par exemple, 28 % en Belgique), ou d’être eux-mêmes témoins d’une attaque (par exemple, 22 % des personnes interrogées en France contre 32 % en Pologne). Cet écart de perception témoigne du cadre contemporain de la peur parmi les Juifs français, qui a contribué à son tour au soutien inconditionnel de l’establishment juif français à Israël, ainsi qu’au désir des militants juifs de gauche d’éviter toute discussion sur Israël-Palestine.
Opposer la sécurité des juifs français à la libération de la Palestine
Certaines de ces tensions sont cristallisées dans un guide de 2018, "Soyons clairs sur l’antisémitisme" rédigé par le Collectif Seum, un groupe de femmes noires, musulmanes, juives et arabes. Le texte, largement partagé sur les médias sociaux par des organisations juives de gauche et d’autres organisations antiracistes, comprend une liste de 45 points qui cherchent à expliquer les différentes manières dont l’antisémitisme se manifeste au sein des mouvements antiracistes en France. Ce faisant, la liste finit par présenter la solidarité palestinienne et la lutte contre l’antisémitisme comme incompatibles.
Si le texte reconnaît l’occupation et la persécution des Palestiniens, et ne condamne pas le travail de solidarité palestinien, il demande - peut-être par inadvertance - que ce travail soit fortement réglementé afin de protéger exclusivement le bien-être des Juifs. Cette liste, et son succès sur les médias sociaux, souligne à quel point il est difficile en France de s’opposer à l’antisémitisme et de défendre les droits des Palestiniens, étant donné que ces deux éléments sont si souvent présentés comme des projets politiques antagonistes, même au sein de la gauche juive.
Le silence des Juifs français sur l’occupation et l’apartheid israéliens est donc lié à une constellation de facteurs : la position résolument pro-israélienne du CRIF, l’approbation de cette position par le gouvernement français et la nature réductrice de la communauté institutionnelle juive française qui en découle ; les désaccords fondamentaux au sein de la gauche juive entre les antisionistes, les gauchistes sionistes et ceux qui souhaitent éviter toute discussion sur Israël-Palestine ; et la série d’attaques antisémites très médiatisées à travers la France, qui ont façonné à la fois un profond climat de peur parmi les Juifs français et un désir de donner la priorité à la lutte contre l’antisémitisme au niveau national et de légitimer la lutte contre les ennemis arabes et palestiniens perçus.
Les acteurs institutionnels juifs, le discours officiel de l’État et les segments de la gauche juive reproduisent tous le récit selon lequel la sécurité des Juifs français et la libération palestinienne sont fondamentalement incompatibles, sous-tendu par l’idée que la sécurité même des Juifs en France dépend de la sécurité d’Israël. Selon cette mentalité dominante, nommer et critiquer l’occupation et l’apartheid israéliens risque de mettre en danger les Juifs français dans un pays dont les dirigeants politiques cherchent encore à se faire pardonner leur rôle dans l’Holocauste, et où le discours institutionnel ferme toute possibilité de lutte simultanée pour la sécurité des Juifs et la libération des Palestiniens.
Deborah Leter est une doctorante franco-américaine en anthropologie culturelle à la City University of New York - Graduate Center.
Traduction et mise en page : AFPS / DD