Depuis que l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) a adopté sa "définition de travail de l’antisémitisme" en mai 2016, diverses organisations israéliennes - dont certaines auraient des liens avec le gouvernement israélien - font la promotion de cette définition dans le but de discréditer et de saper le travail de la société civile qui conteste l’occupation de la Palestine par Israël.
L’un de ces groupes est NGO Monitor, qui a été critiqué pour avoir ciblé les sources de financement des organisations qui critiquent Israël. Un autre est l’International Legal Forum (ILF), un réseau juridique qui est considéré comme contrant la pression internationale contre les politiques du gouvernement israélien. Ces deux groupes font partie d’une campagne plus large qui, ces dernières années, a conduit au rétrécissement de l’espace civique pour la défense des droits et l’activisme sur Israël et la Palestine.
La définition de l’IHRA est devenue un projet majeur pour ces organisations de défense d’Israël. Au cours des dernières semaines, l’ILF, par exemple, a aidé à organiser une lettre ouverte d’universitaires en faveur de la définition. La définition figure également en bonne place dans le récent rapport de l’ILF, "Antisemitism & De-Legitimization". Le groupe dispose même d’une page web dédiée à la promotion d’une analyse juridique qui soutient que la définition "fournit, pour la première fois dans l’histoire (sic), une norme objective pour identifier les motifs ou les objectifs antisémites derrière les actes discriminatoires" et pour "identifier et comprendre clairement ce qui constitue l’antisémitisme".
Cependant, la définition de l’IHRA ne constitue guère une norme objective. Comme de nombreuses critiques l’ont souligné, la définition manque de clarté et de démarcation, ce qui la rend vulnérable aux interprétations erronées et aux manipulations. Les onze "exemples contemporains d’antisémitisme" joints à la définition de l’IHRA, dont sept concernent Israël, sont encore plus susceptibles d’être utilisés de manière arbitraire.
Ces exemples liés à Israël semblent être l’une des principales raisons pour lesquelles des groupes comme l’ILF sont si enthousiastes à l’idée de promouvoir la définition de l’IHRA. En effet, l’ILF ne considère pas la définition de l’IHRA comme une déclaration symbolique - elle veut qu’elle soit appliquée concrètement par les agences et les fonctionnaires du gouvernement, y compris la police, les procureurs et les juges.
Opérationnalisation de la définition
Malheureusement, la Commission européenne a joué le jeu de l’ILF et de NGO Monitor en publiant, le 7 janvier 2021, un "Manuel pour l’utilisation pratique de la définition de travail de l’antisémitisme de l’IHRA". Ce manuel représente un plan d’action ambitieux pour l’opérationnalisation et l’enracinement de la définition de l’IHRA dans de multiples domaines politiques, de l’éducation à la justice en passant par le financement de la société civile.
Une coalition d’ONG, de syndicats et de groupes de solidarité belges progressistes, appelée "11.11.11", a répondu par un document d’information utile et informatif soulevant huit préoccupations concernant ce manuel, dont certaines sont résumées ci-dessous.
Bien que le manuel ait été publié avec le logo officiel de la Commission européenne, il a en fait été rédigé par RIAS (l’Association fédérale des départements de recherche et d’information sur l’antisémitisme), un organisme financé par le tsar allemand de l’antisémitisme, le Dr Felix Klein, qui opère sous l’égide du ministère de l’Intérieur du pays. Klein a été une force motrice en Allemagne derrière l’instrumentalisation politique de la lutte contre l’antisémitisme, en particulier contre les groupes soutenant le BDS, ce qui a entraîné des appels à sa démission.
Selon le manuel, le RIAS s’est appuyé sur un certain nombre d’intervenants à motivation politique pour produire son contenu. L’un des contributeurs listés est le directeur des affaires gouvernementales du Centre Simon Wiesenthal, qui publie une liste annuelle des "10 pires événements antisémites".
Plusieurs éditions de cette liste ont présenté des événements qui ont peu à voir avec l’antisémitisme. Par exemple, en 2015, le Centre Wiesenthal a listé l’Union européenne comme antisémite pour sa décision d’étiqueter les produits des colonies israéliennes. En 2016, la France a été placée sur la liste pour la même raison. En 2018, le centre a listé une banque allemande comme antisémite pour avoir hébergé le compte d’un groupe juif qui soutient BDS. En 2019, il a qualifié d’antisémite l’ambassadeur allemand à l’ONU, Christoph Heusgen, suite à ses critiques d’Israël au Conseil de sécurité de l’ONU.
Parmi les autres contributeurs au manuel figure le président du conseil d’administration de l’IIBSA (Institut international pour l’éducation et la recherche sur l’antisémitisme), une organisation allemande qui a publié en 2018 un rapport présentant le mouvement BDS comme antisémite.
Il est intéressant de noter que le manuel de la Commission européenne ne mentionne pas nommément le BDS. Cependant, il promeut comme "exemples de bonnes pratiques" deux résolutions adoptées par les parlements français et autrichien qui associent le BDS à l’antisémitisme. Heureusement pour ses auteurs, le manuel ne fait pas référence à l’arrêt historique rendu par la Cour européenne de justice en juin 2020, qui affirme que le BDS est un discours libre.
L’ambiguïté du manuel va au-delà des BDS. Il ne reconnaît nulle part les préoccupations croissantes concernant la définition de l’IHRA et la façon dont elle est instrumentalisée, comme l’ont exprimé d’innombrables universitaires et organisations de la société civile, y compris des groupes de défense des libertés civiles. Même Kenneth Stern, le principal rédacteur de la définition de l’IHRA, s’est prononcé contre l’instrumentalisation de la définition pour saper la liberté d’expression, en particulier dans les universités.
Des implications d’une grande portée
Les effets du manuel de la Commission européenne peuvent avoir des conséquences réelles et pratiques sur ceux qui défendent les droits des Palestiniens et critiquent la politique israélienne. Premièrement, il facilite le programme de l’ILF visant à attribuer un effet quasi-légal à la définition de l’IHRA, y compris ses exemples liés à Israël. Bien que le manuel reconnaisse que la définition n’est "pas juridiquement contraignante", il appelle les autorités chargées de l’application de la loi à utiliser la définition pour identifier, enregistrer, analyser et classer les crimes antisémites, et à ajouter des "références" à la définition de l’IHRA dans "la législation sur les crimes haineux et/ou la législation contre l’antisémitisme".
Deuxièmement, le manuel sert efficacement la campagne en cours d’NGO Monitor pour saper le financement international des ONG qui critiquent et défient le gouvernement israélien. Il propose que les gouvernements et les acteurs internationaux introduisent une conditionnalité sur leur financement basé sur la définition de l’IHRA, suggérant que "les initiatives et les organisations qui basent leurs actions sur la [définition]" devraient être prioritaires pour le soutien financier. Le manuel recommande également que les gouvernements et les acteurs internationaux utilisent la définition comme un "mécanisme de contrôle pour éviter le financement de groupes et de projets antisémites" - en d’autres termes, pour exclure les groupes ou les projets perçus comme violant la définition de l’IHRA, selon l’interprétation politique.
Dans ce contexte, le manuel traite les "exemples contemporains d’antisémitisme" comme une partie intégrante de la définition de l’IHRA. Cela contredit les déclarations antérieures de l’UE, dans lesquelles les exemples étaient délibérément omis. Maintenant, parce que le manuel les inclut, ses recommandations politiques pour les autorités chargées de l’application de la loi et sur la conditionnalité des financements s’étendent effectivement aux exemples liés à Israël joints à la définition. Cela pourrait avoir des implications de grande portée.
Il n’a pas fallu longtemps à NGO Monitor pour saisir l’opportunité présentée par le manuel. Dix-huit jours à peine après la publication du document par la Commission européenne, NGO Monitor a publié un document d’orientation intitulé "Mise en œuvre de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA pour le financement des ONG".
Cela révèle à quel point l’Union européenne s’est mêlée à des acteurs et à des programmes qui utilisent la définition de l’IHRA pour des motifs autres que la lutte contre l’antisémitisme. Ceci est particulièrement inquiétant à un moment où le gouvernement israélien accuse la Cour pénale internationale d’antisémitisme pour avoir l’intention d’enquêter sur des crimes de guerre présumés commis dans les territoires occupés. Ce même gouvernement israélien, sans surprise, a chaleureusement accueilli le manuel de la Commission européenne visant à faire de la définition de l’IHRA "un instrument central" dans la lutte contre l’antisémitisme.
Traduction : AFPS