Photo : rassemblement en solidarité avec Masafer Yatta, Cisjordanie le 20/05/2022 (Heather Sharona Weiss)
De nos jours, la plupart des efforts déployés pour démanteler les systèmes israéliens d’apartheid et de colonisation du peuple palestinien, semblent suivre une perspective juridique.
Les universitaires, les activistes et même les décideurs politiques investis sur le sujet, suggèrent de plus en plus que la voie vers la libération palestinienne passe par l’obtention d’un avis juridique, qui définirait officiellement l’expulsion violente des Palestiniens par Israël comme de l’apartheid et du colonialisme.
La récente résolution de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) - qui demande à la Cour internationale de justice (CIJ) de rendre un avis sur les conséquences juridiques de l’occupation illégale des territoires palestiniens par Israël - est le dernier exemple de cette tendance.
Je soutiens et encourage de tout cœur ces efforts, et je suis heureux que l’AGNU ait adopté cette résolution importante. Bien que sceptique, j’espère vraiment que l’avis de la CIJ reflétera les conditions de vie réelles dont souffrent les Palestiniens et contribuera à dissiper la propagande israélienne. Cependant, je ne pense pas qu’il soit productif ou raisonnable que tous les efforts de libération de la Palestine soient réduits au seul cadre des droits de l’Homme et du droit international.
La lutte palestinienne pour la libération doit être multiforme et multidimensionnelle. Nous devons veiller à ce que l’approche juridique ne devienne pas la devanture principale de la lutte palestinienne. Elle n’est et ne doit rester qu’un de ses fronts. Après tout, le cœur de la lutte palestinienne n’a jamais été et ne sera jamais une lutte juridique. C’est une lutte de et pour la justice, pas pour le droit. Il existe une différence essentielle entre les deux.
L’approche juridique présente plusieurs faiblesses : ainsi, si elle devait être menée exclusivement ou présentée comme la perspective principale de la lutte, elle nuirait à la cause palestinienne.
D’abord, le système juridique international ne parvient souvent pas à présenter correctement la violence d’État comme une question politique. Il la traite comme une question exclusivement juridique. En conséquence, il n’associe la justice qu’à la punition d’auteurs individuels et il n’analyse ni ne s’attaque aux structures politiques complexes, à la logique et aux dynamiques qui sont à la base du problème.
Ensuite, les tribunaux internationaux se heurtent à d’importantes restrictions - y compris sur le périmètre de leur compétence -, chaque fois qu’ils tentent de définir juridiquement et de rendre un verdict sur la violence perpétrée par les États qui appartiennent au bloc de puissance impérialiste des États-Unis (dont Israël fait partie).
Ainsi, si un tribunal, tel que la CIJ ou la Cour pénale internationale (CPI), ose désigner Israël comme un État d’apartheid, il sera attaqué par les alliés puissants et influents de ce dernier. De plus, leur positionnement ne conduira probablement pas à une action punitive significative contre Israël par les dirigeants de la communauté internationale, mais à une édulcoration du sens des termes utilisés pour définir ses actions violentes.
Au-delà de ces limites, il faut tenir compte du fait que le système juridique international a été créé par des puissances impériales pour protéger leur hégémonie et servir leurs intérêts. En effet, les structures juridiques sur lesquelles les opprimés et les marginalisés sont censés s’appuyer pour faire face à la violence impérialiste et coloniale, sont elles-mêmes un élément crucial du système politique qui a engendré cette violence. Elles légitiment, maintiennent et justifient activement la violence impérialiste et coloniale, y compris celle d’Israël contre les Palestiniens.
Le droit international, censé être un vecteur neutre de justice, est en fait une forme de violence en soi. Lorsque je dis que « le droit est une forme de violence », je ne fais pas référence à la façon dont l’État colonialiste l’utilise pour légitimer ce que ses militaires ont acquis par l’usage brut de la force. Je fais plutôt référence à la manière dont le droit lui-même est un résultat et une continuation de la violence coloniale et impérialiste. La violence perpétrée par les puissants valide la loi, lui donne un but, une légitimité et une puissance. Ainsi la loi est-elle conçue pour étouffer, et non pour renforcer, la résistance palestinienne.
Tout cela ne signifie pas que le système juridique ne peut pas être utilisé par les opprimés pour progresser vers la libération - il le peut, et il le devrait. Mais les origines et la nature violentes et coloniales des structures juridiques actuellement utilisées signifient que nous, Palestiniens, ne devons pas concentrer nos efforts de libération et de justice uniquement sur le droit.
Nous devons nous rappeler que la validité de notre cause ne dépend pas de la reconnaissance par les institutions juridiciaires que la violence d’Israël à notre égard est de l’apartheid, du colonialisme de peuplement ou autre chose. Les institutions judiciaires chargées de prendre de telles décisions font partie intégrante de l’ordre politique qui a ouvert la voie à l’établissement de la colonie de peuplement israélienne. Elles font partie intégrante du système qui œuvre pour protéger Israël et dissimuler sa véritable nature et la brutalité de son agression et de sa violence.
Il est peu probable qu’un tribunal décrive avec précision la violence d’Israël et recommande à la communauté internationale des mesures de réparations et des sanctions significatives dans un avenir proche. Mais même si nous parvenions à manœuvrer sur un terrain politique difficile et à obtenir un avis juridique reconnaissant Israël comme un État colonial pratiquant l’apartheid, nous n’obtiendrions pas nécessairement justice. Bien sûr, un tel résultat aurait un effet thérapeutique au niveau socioculturel et donnerait un nouvel élan à la lutte palestinienne. Cependant, il ne produirait pas les résultats souhaités sur le front politique et ne conduirait pas à un changement systémique. Au lieu de cela, les désignations d’"apartheid" et de "colonie de peuplement" seraient probablement cooptées et édulcorées pour préserver Israël des investigations, de la même manière que des concepts comme la "décolonisation", l’"antiracisme" ou la "diversité" ont été édulcorés et vidés de leur substance ces dernières années.
Nous ne devons jamais oublier que nous n’avons pas affaire à un système juridique intrinsèquement neutre qui subit des pressions de la part d’acteurs puissants. Ce à quoi nous avons affaire, c’est à un système juridique qui a été conçu pour légitimer et maintenir la violence même que nous essayons de définir et à laquelle nous essayons de mettre fin.
Pour que le système juridique international devienne un outil réellement utile à la cause palestinienne, il doit passer par un processus de décolonisation radicale. Nous pouvons et devons avoir un débat distinct sur ce à quoi ce processus doit ressembler, et sur les stratégies à mettre en œuvre pour y parvenir. Mais en tant que Palestiniens, nous ne devons jamais perdre de vue ce qu’est réellement le droit international et les limites de ce qu’il peut faire pour nous à l’heure actuelle.
Dans notre quête de libération, nous devons nous concentrer non pas sur la légalité mais sur la justesse de notre cause, telle qu’elle est définie et déterminée par nos expériences vécues de l’oppression et nos aspirations à une vie libre et décolonisée. Ce qu’Israël et ses puissants alliés impériaux ne comprennent pas, c’est que la violence même qu’ils infligent aux Palestiniens est une source de résistance, à partir de laquelle la justesse de notre lutte est continuellement révélée.
Traduction : AFPS