En décembre 2002, le dessinateur-auteur Philippe Squarzoni s’est rendu en Palestine avec la 41 ème mission de la Campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien (CCIPPP). Cette mission était uniquement composée d’adhérents de l’association Attac.
Il a tiré un ouvrage de ce bref séjour dans les territoires palestiniens. Torture Blanche est une bande dessinée qui commence le 23 décembre et s’achève le 28 décembre 2002. Récit linéaire d’une mission, d’une confrontation quotidienne avec « la violence géographique » distillée par les colonies israéliennes. Interrogations d’un militant altermondialiste sur les « connexions des différents réseaux palestiniens et du mouvement social international ». Prise de conscience brutale que « de quelque façon que les choses évoluent, le cycle actuel restera dans l’histoire comme une période infamante » (la mission se déroule au moment de l’Intifada Al Aqsa). Rencontre avec la violence quotidienne, avec la trouille, avec l’arbitraire, avec les barrages militaires, avec l’humiliation. Rencontre avec des acteurs de la société civile palestinienne, des militants israéliens.
Torture Blanche retranscrit tout cela, en planches noir et blanc, en un style dépouillé, efficace. Torture Blanche est un élément de plus qui vient nourrir la réflexion sur la façon dont le mouvement de solidarité international avec les Palestiniens s’organise, sur ce que le conflit nous dit de la marche brutale du monde.
Torture Blanche est une BD sur la Palestine, événement suffisamment rare pour être relevé dans ces colonnes.
Entretien avec l’auteur.
PLP : Lors de votre première manifestation à Béthléem,vous vous interrogez : “ Qu’est ce que la solidarité du mouvement social mondial peut bien représenter pour les Palestiniens ? ” Votre séjour sur place et le travail que vous avez ensuite mené pour écrire cet ouvrage vous ont-ils apporté une réponse ?
Philippe Squarzoni : Tout comme le CCIPPP, les associations palestiniennes que nous avons rencontrées souhaitaient la venue d’une mission composée de membres d’Attac. Les associations pacifistes israéliennes, celles qui se positionnent clairement sur la question coloniale, étaient aussi dans cette même optique.
Je crois que pour la population palestinienne la solidarité importe, mais qu’elle vienne du mouvement social mondial leur passe certainement à côté. D’une certaine façon, il y a un décalage entre les attentes « politiques » des organisations que nous avons pu rencontrer et ce que vivent tous les jours les Palestiniens. Ils sont soumis à des réalités très dures, et souvent confrontés à des luttes très immédiates, parfois même de l’ordre de la survie alimentaire. Ce décalage était assez flagrant lors du Forum Social Mondial de Ramallah, auquel nous avons participé, qui s’articulait principalement sur des questions de pouvoir entre organisations arabes, et s’était organisé en marge de toute la société civile palestinienne de Ramallah. Cela dit, dans ces conditions d’occupation, il est très difficile d’organiser d’une manifestation aussi large qu’à Porto Alegre, et de mobiliser une population soumise à d’autres impératifs.
PLP : Le “ mouvement social international ”, appellons comme cela la galaxie altermondialiste ou l’altermondialisme, n’évite plus la question palestinienne. Ce mouvement n’a-t-il pas notamment un rôle à jouer pour rappeler qu’il s’agit bien d’un conflit colonial, et non religieux, dont les modalités sont conformes à la façon dont l’ultralibéralisme veut organiser le monde ?
P. S. : Oui, et le décalage que j’évoquais plus haut ne veut pas dire, à mon sens, que rappeller ces réalités soit hors de propos. Au contraire. C’est difficile à faire dans un contexte d’occupation aussi brutale, mais la pertinence de l’analyse demeure. C’est précisément en soulignant la dimension politique du conflit, en écartant les arguments religieux qui viennent en parasiter la lecture, que l’on pourra pointer du doigt quels sont les enjeux réels du conflit israélo-palestinien et dévoiler sa véritable nature : un conflit colonial, qui a vu une minorité s’imposer sur un territoire, avec le soutien des grandes métropoles occidentales, et au détriment d’une population qui y vivait. On connait ce schéma : la quête d’un espace vital et l’usage de la force pour le conquérir. Bien sûr, il se sur-rajoute à ce conflit une dimension géo-politique, avec la « guerre contre le terrorisme », qui fait de cette zone un paradigme des logiques en cours au niveau mondial, et une dimension économique, particulièrement exacerbée avec la crise que connait actuellement l’économie israélienne. En Israël, c’est la population arabe, et particulièrement les femmes, qui paie le plus lourd tribut à la mondialisation et à la politique de Sharon. Mais une frange non négligeable de la population juive subit le même sort. Pourtant aucun lien solidaire ne semblait possible lorsque nous y étions en 2002, les différentes organisations ne semblaient même pas pouvoir l’envisager. C’est pourtant bien de là que pourraient émerger de nouvelles solidarités, à partir de liaisons transversales de classes, qui se feraient sur la base d’intérêts communs et qui verraient Palestiniens et Israéliens lutter non plus les uns contre les autres, mais s’unir comme pauvres, luttant contre un ennemi commun, les élites et le système qui les oppresse. Nous pensions lors de cette mission que, bien que la tâche soit immense, les réseaux du mouvement social mondial devaient s’employer à permettre l’émergence d’un tel dialogue.
PLP : Dans deux de vos précédents ouvrages, Zapata et Garduno, vous passez du Chiapas à la Croatie, des paradis financiers à la dette, d’une clinique lyonnaise aux guerres impérialistes. Les dates aussi s’entremêlent. Dans Torture Blanche, c’est le contraire. C’est un carnet de route brut, relatant au quotidien un bref séjour dans les territoires palestiniens. Pourquoi ce choix ?
P. S. : Oui, Garduno et Zapata traitaient des thèmes beaucoup plus vastes et développaient une narration compliquée, basée sur des boucles, des cycles, pour illustrer cette conception zapatiste du temps historique : un temps qui ne se déroule pas de façon linéaire, mais qui se répète, en cycles. Pour Torture Blanche, je suis revenu à quelque chose de plus linéaire, et de plus dépouillé, une narration qui convenait mieux, d’après moi, à la description du dénuement et de l’apreté. J’estimais que moins je ferais d’effets de manche, plus la violence et l’énormité des situations décrites seraient mises en valeur. C’est un exercice difficile que de faire sentir la tension, la peur, l’angoisse, la violence ordinaire, qui caractérisent, en fait, l’essentiel de la vie des Palestiniens. Bien sûr, il y a des pics de violence. Mais je voulais plutôt me concentrer sur leur « jour le jour », fait précisément de tension constante. Le récit brut des faits semblait le plus apte à cela.
PLP : En plus du récit des actions militantes, vous mettez en scène votre démarche personnelle et celle de votre groupe. Les doutes, les peurs, les colères qui vous traversent sont donnés au lecteur. Comme un autre angle d’approche de la situation ?
P. S. : Je me suis dit très vite, quand j’ai commencé à travailler sur ce livre, que je ne pourrais pas faire ressentir au lecteur ce que ressentent et vivent les Palestiniens. C’est trop loin comme expérience. Impossible à appréhender à travers un livre. Mais que je pouvais certainement leur faire ressentir ce que nous, membres de la mission, avions ressenti au contact des Palestiniens. Et que nous pouvions être le filtre, par nos émotions, du contact avec les Palestiniens. C’est pourquoi j’ai développé un peu ces scènes avec les autres membres, en pensant que ce serait le lien permettant de se projeter en Palestine.
PLP : Torture Blanche est une BD-reportage, avec, par exemple, l’introduction de photographies dans les planches. Les deux tomes du Photographe de Guibert Lefèvre Lemercier [1] se situent également dans cette veine. La bande dessinée est-elle un bon outil pour raconter le monde tel qu’il est ? Pensez-vous que Torture blanche, en tant que BD, touchera un autre public que celui des militants de la cause palestinienne ?
P. S. : Le travail d’Emmanuel Guibert est vraiment excellent, probablement l’un des meilleurs livres que j’ai pu lire dernièrement, d’une grande finesse, et très intelligent. La bande dessinée est un outil ni moins bon ni meilleur qu’un autre pour raconter le monde, ou une fiction d’ailleurs. Il se trouve juste que c’est le mien. Quant à la question du public, je crois que mes livres touchent une population qui n’est pas celle des militants (altermondialistes ou de la cause palestinienne), mais des gens ... qui se savent pas trop. Toute une partie de la population qui se pose des questions, ces gens qui ne sont pas organisés politiquement, ni lecteurs réguliers du Monde Diplo, mais qui perçoivent confusément que quelque chose dysfonctionne dans le monde. Et qui trouvent dans mes livres une porte d’accès à ces questionnements pas encore formulés, des arguments, des chiffres qui viennent corroborer des choses qu’ils percevaient mais sans armature idéologique pour les exprimer. Si je peux, avec Torture Blanche, leur proposer de faire un petit pas de côté, et les amener à regarder le conflit sous l’angle politique, alors ce sera pari gagné.
Propos recueillis par
Emmanuel Riondé
(1) : Le Photographe d’Emmanuel Guibert.
Ed. Dupuis, collection Aire libre. A ce jour, deux tomes sont parus en 2003 et 2004. Construite de dessins et de planches contacts, cette bd retrace le voyage, en 1986, d’un photographe aux côtés d’une équipe de MSF en Afghanistan.