Le 3 juillet, Suleiman al-Ajoury, diplômé de l’université de 23 ans, s’est tiré une balle dans la tête.
Dans son dernier post sur Facebook le 3 juillet, il a écrit : « Ce n’est pas une vaine tentative. C’est une tentative de salut. Se plaindre à tout autre que Dieu, c’est une humiliation. »
On l’a trouvé mort dans sa maison familiale dans le faubourg de Sheikh Zayed à Beit Lahia, au nord de la ville de Gaza. La police de Gaza a dit qu’elle était en train de mener une enquête.
Son cas n’était que le plus éminent d’une montée inquiétante de suicides dans la Bande de Gaza.
Deux millions de personnes sont entassées dans l’enclave côtière palestinienne avec très peu d’accès au monde extérieur et une économie au bord de l’effondrement total.
En réalité, le suicide d’Al-Ajoury a été l’un des trois qui ont eu lieu en moins de 24 heures.
Un homme de 26 ans du camp de réfugiés Shati, Ayman al-Ghoud, est mort après s’être jeté du haut d’un immeuble de cinq étages. Ibrahim Yassin, 21 ans, est mort à l’hôpital une semaine après s’être immolé par le feu dans le même camp.
Il y en aurait eu quatre si une jeune fille de 18 ans de Khan Younis, dont le nom n’est pas cité dans les nouvelles, avait réussi son suicide par overdose. Elle vivait dans une situation de violence familiale et a tenté de mettre fin à ses jours.
Gaza est sous un étroit blocus israélien depuis 2007 et, avec un taux de chômage et de pauvreté qui dépasse les 50 pour cent, les jeunes ne nourrissent pas beaucoup d’espoir en l’avenir.
« Suleiman était un adolescent lorsque la guerre israélienne de 2008 a éclaté sur Gaza », a dit à The Electronic Intifada Muhammad Hammad, 24 ans, l’un des amis d’al-Ajoury.
« Il a vécu la deuxième guerre israélienne en 2012 et puis la troisième en 2014. Il ne connaissait rien du monde extérieur à cause du blocus israélien depuis 2007. Il n’y a pas d’aéroport et pas de passages ouverts à Gaza. Et, insulte suprême, il a été arrêté par les forces de sécurité du Hamas l’année dernière alors qu’il était l’un des meneurs des manifestations Nous Voulons Vivre. »
Les manifestations Nous Voulons Vivre ont éclaté en mars 2019. Principalement composées de jeunes, elles réclamaient de meilleures conditions de vie et ont été perçues comme un défi aux autorités du Hamas qui ont envoyé les forces de sécurité pour disperser les manifestants.
Un taux alarmant
Al Mezan, organisation de défense des droits de l’être humain située à Gaza, dit que le nombre de suicides a atteint un taux alarmant dans la Bande de Gaza.
L’association accuse les conditions économiques ainsi que la possibilité limitée de la population à exercer ses droits.
« Nous avons enregistré 17 suicides et des centaines de tentatives de suicide, principalement chez les jeunes », a dit Samir Zafout, directeur adjoint d’Al Mezan.
« Les conditions de vie difficiles, l’extrême pauvreté, le désespoir et le manque de liberté d’expression sont tous des facteurs de ces suicides », a-t-il dit à The Electronic Intifada.
Al Mezan a montré à ce reporteur des statistiques qui démontrent une montée régulière et significative du nombre de suicides et de tentatives au cours des cinq dernières années, situation jusque là pratiquement inconnue dans une région où attenter à sa vie est contraire aux enseignements et de la religion et de la tradition.
En 2015, d’après ces chiffres – compilés par l’unité de recherche d’Al Mezan, mais pas encore publiés – il y a eu dix suicides et 533 tentatives de suicide.
En 2016, il y a eu 16 suicides et 626 tentatives. En 2017, les chiffres étaient 23 et 566, en 2018, 20 et 504, et en 2019, 22 suicides et 133 tentatives.
Mustafa, 29 ans, a tenté de se suicider en avril. Il a refusé d’être davantage identifié pour cet article.
Menuisier professionnel, il avait son propre atelier et gagnait décemment sa vie. Mais son atelier dans le faubourg de Shujaiyeh de la ville de Gaza a été détruit au cours de l’attaque de l’armée israélienne de 2014 sur Gaza, et il attend toujours les indemnités.
Il a débuté en tant qu’apprenti menuisier alors qu’il n’avait que 14 ans et a commencé à travailler en indépendant à 19 ans quand il a construit son atelier. Après sa destruction, il a dû accepter les offres qui se présentaient, travaillant à différents endroits. Parfois, il ne travaillait que trois jours par semaine, parfois un jour seulement.
« Je n’avais pas assez d’argent pour nourrir mes enfants », a-t-il dit à The Electronic Intifada. « J’ai dû emprunter pour ouvrir un petit atelier. Malheureusement, cela n’a pas marché à cause des difficiles circonstances économiques. Je me suis encore plus endetté. »Avec aucune possibilité de sortir de Gaza pour chercher d’autres opportunités et aucune fin en vue de la crise économique, Mustapha a commencé à avoir des idées suicidaires.
Comme il l’a dit, ce n’était pas très surprenant.
« Nous vivons dans une prison à ciel ouvert. Il n’y a pas de place pour l’espoir. »
Grâce à des conseils et au soutien de sa famille, Mustapha se sent plus fort maintenant, mais ils sont nombreux ceux qui comme lui mènent un combat psychologique.
Aucune place pour l’ambition
Samir, le pus jeune frère de Muhammad Khader, s’est donné la mort en septembre de l’année dernière. Maintenant, chaque fois qu’il entend parler d’une autre suicide, Muhammad, 35 ans, pense à son frère plein de talents.
« Mon frère était un adolescent ambitieux », se souvient Muhammad. « Il a obtenu d’excellents résultats au lycée et une bourse pour poursuivre ses études en Algérie. »
Mais ses espoirs de partir à l’étranger ont été contrecarrés lorsqu‘en 2013, Israël lui a refusé un permis de sortir par le checkpoint d’Erez. Le passage de Rafah étant alors fermé à une époque de sérieux troubles en Egypte, Samir a finalement été obligé de rester à Gaza.
Cependant, Il a quand même bien réussi à l’université, obtenant un diplôme d’administration des affaires en 2015.
Pourtant, il lui fut impossible de trouver du travail. Il eut beau essayer encore et encore, il a dû faire des travaux de nettoyage pour joindre les deux bouts.
Sans perspectives, tous les rêves qu’il faisait de se marier et d’élever une famille furent mis de côté. Son humeur se détériora.
« Il cherchait un espoir, mais à la fin, il l’a perdu », a dit Muhammad. « Un jour, à notre réveil, nous l’avons trouvé mort d’une overdose de médicaments. »
Désespoir
Issam Younis, directeur d’Al Mezan, a dit qu’une sensation de désespoir prévaut chez les jeunes de Gaza et qu’elle est directement liée à l’économie.
Cette situation a été imposée par l’occupation israélienne, est exacerbée par la division politique entre le Hamas et le Fatah et a empiré avec la pandémie de la COVID-19.
« Plus de 60 pour cent de la population de Gaza a moins de 30 ans. Ils ne voient aucun espoir vers un avenir meilleur. Cela a forcé beaucoup d’entre eux à émigrer pour chercher des opportunités à l’étranger », a-t-il dit. Pour ceux qui restent, « le taux de suicides a atteint des niveaux graves et sans précédent. »
Par ailleurs, au-delà du bouclage, les autorités ne sont absolument pas préparées à s’attaquer à la question du suicide.
D’après Rana Hadaib, qui a publié début juin un article d’enquête sur la question du suicide à Gaza avec la Commission Internationale de Soutien aux Droits des Palestiniens, plus de 210.000 Palestiniens de Gaza souffrent gravement ou moyennement de détresse psychologique, le plus souvent attribuable à la situation économique de Gaza.
Selon les statistiques citées dans son étude, plus de 50 pour cent des suicides peuvent être attribués au stress provoqué par les inquiétudes concernant la situation économique. Le reste est attribué à quantité de facteurs, dont les disputes familiales, l’extorsion et les désordres émotionnels.
« Malgré la gravité de la situation et l’oppression vécue par les jeunes de Gaza et au vu des suicides continus, aucune stratégie nationale n’est mise en place pour résoudre la crise », à dit Hadaib à The Electronic Intifada.
« A la fin de l’année dernière, le ministère de la Santé a annoncé l’écriture d’un projet de plan national en partenariat avec d’autres institutions pour prévenir le suicide. Pourtant, ce type de politique est inadéquat si l’on regarde les facteurs économiques et politiques en jeu dans la décision des gens à sacrifier leur vie. »
Ola Mousa est une artiste et écrivaine de Gaza.
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
Source : The Electronic Intifada