Photo : Attaque de colons, Jit, Cisjordanie, 16 août 2024 © Activestills
Le présent article est une ébauche de réflexion, déclenchée par le Sommet international des pensées arabes organisé par l’IMA , en collaboration avec le CAREP , les 14 et 15 novembre. Ce sommet avait un triple objectif :
- Affirmer la vitalité de la production intellectuelle arabe ;
- Mettre en lumière les figures majeures de cette production et de la circulation des idées et des savoirs ;
- Promouvoir l’échange entre les pensées arabe et européenne
On connaît la pensée arabe classique, mais les pensées arabes actuelles, en prise sur le réel, très diverses, sont souvent mal connues. Existe-t-il une pensée spécifique au monde arabe ? Si oui, comment la définir ? Quels en sont les thèmes structurants ? Comment évoluent les supports de production et de circulation des savoirs ?
Ouvertes par Leila Seurat et Mathieu Gousse (CAREP), les rencontres ont commencé par un panel sur « la pensée arabe en révolution ». En quoi les soulèvements de 2011 constituent-ils une césure dans la production intellectuelle arabe ? Comment interagissent idées politiques et processus révolutionnaires, violences et pensée ?
L’historienne Leyla Dakhli critique la causalité réciproque, tentante, entre révolution et pensée, vieux thème propre à l’histoire de la Révolution française et des Lumières. Car, si les contraintes historiques sont sûrement créatrices, la pensée féministe a permis d’autres dynamiques. De même que le travail des archiveurs·euses de la vie publique, privée, ou familiale. Les révolutions arabes n’ont pas fait table rase mais ont surajouté.
Pour le juriste Yadh Benachour, l’invisible est à l’œuvre dans les sociétés arabes, à travers un essentiel mais imperceptible cheminement : ainsi apparemment les révolutions arabes de 2011 n’auraient laissé que des traces régressives ? Réfléchissons. Que penserait un jeune Français ayant eu 15 ans en 1789 de la première moitié du xixe siècle qui a vu le Consulat, l’Empire, la 1re puis la seconde Restauration, la Monarchie de Juillet, le Second Empire, et les révolutions sanglantes de 1830 et 1848 ? Il penserait que c’est une régression. Et pourtant. Les révolutions se font souvent dans l’invisible qui déstructure et restructure les pensées. Ainsi le monde arabe est en train de s’éloigner -même si ce n’est pas immédiatement visible- d’une histoire théologique selon laquelle à l’instauration divine primitive, créatrice, a succédé une déstructuration due aux vices humains (révolutionnaires impies, criminels), à laquelle met fin une restauration, en tant qu’intervention directe de Dieu -ou du pouvoir. Cette structure est celle de l’histoire de l’islam depuis les origines : qui veut changer « l’ordre du monde » doit être détruit comme nuisible. Pourtant, le monde arabe n’irait-il pas aujourd’hui vers une conception séculière de l’histoire, où la volonté des individus et des peuples s’exprimerait, à l’opposé de la conception théologique ? Optimisme ?
Mais pouvons-nous, nous militants, « penser la Palestine et son avenir » avec les Palestiniens ? Une pensée neuve qui ne soit pas celle « du désastre » ou de la « catastrophe » (naturelle, ou tragique) ; une pensée qui s’éloigne de celle de la guerre, dans laquelle l’ennemi veut écraser, humilier, anéantir l’Autre, sans se soucier de « le penser » et encore moins de penser une relation avec lui. Est-il possible de penser un avenir après que le vol et la haine aient été érigés en principes de gouvernement, après ce qu’il faut bien appeler une guerre contre la vie même ?
L’histoire présente des exemples fameux de « réconciliation » : celle, longue, de la Turquie et de la Grèce après la « grande catastrophe » de 1922 ; celle de l’Allemagne après le nazisme, avec ses voisins, celle de l’Afrique du Sud grâce à la « Commission de la vérité et de la réconciliation » de 1995, à l’initiative de Nelson Mandela, pour dépasser l’apartheid et amener enfin la paix civile, sans pour autant réussir à faire disparaître les inégalités raciales. Il y faut du temps et une volonté politique affirmée de dialogue, fort éloignée aujourd’hui. Il y faut des responsables politiques qui voient loin. Qui refusent l’exploitation des traumatismes subis par les deux parties . Qui cherchent des solutions impartiales et durables. Car toute force finit par s’épuiser.
Reste l’espoir actif des militant·es que nous sommes : je me souviens d’un échange avec notre ami Munther Amira, je m’étonnais de sa force, de sa sérénité, de son sourire ; il me répondit que les Palestiniens étaient forts, et gais, qu’ils aimaient la vie, et qu’ils triompheraient, alors que les soldats israéliens étaient toujours sévères, tendus et tristes ! La force de vie palestinienne nous montre le chemin.
Jacques Fröchen