Il faut toujours du courage pour aborder
la parole indicible de bourreaux
coupables de barbarie et de crimes
contre l’humanité. Il en faut aussi pour
construire avec eux, pas à pas, une relation
de confiance et de dialogue, pour
surmonter son dégoût et se garder, en
situation, de les mettre en accusation. Il
faut beaucoup de sang-froid et de lucidité
pour refuser obstinément de jouer le
rôle de procureurs ou de justiciers. C’est
ce qu’ont réussi à faire le Libanais Lokman
Slim et sa compagne allemande
Monika Borgmann, en signant un récent
documentaire bouleversant et « monstrueux
», âpre et radical, de 96 minutes
sur les tueurs du massacre de Sabra et Chatila Massaker.
Pendant près de quatre ans, les réalisateurs
ont cherché, enquêté, recoupé les
informations, pour identifier et retrouver
les tortionnaires, puis ils ont patiemment
tissé des relations personnelles
étroites, mais cloisonnées, avec chacun
d’entre eux, pour les convaincre de raconter,
23 ans après.
Les tueurs, au nombre de six, tous
d’anciens miliciens des Forces Libanaises,
n’ont pas de visage. La caméra,
intrusive, très mobile, semble en plongée
permanente. Elle parcourt, presque
haletante, les corps, leur collant à la peau.
La plupart du temps, les assassins sont
filmés sur une chaise disposée dans un
espace vide. Parfois, on les voit tourner
comme des fauves en cage.On ne saura
rien sur leur environnement actuel, les
objets, les gens qui les entourent. Hormis
le chat de l’un d’entre eux - objet
d’une sollicitude maternante et tatillonne.
Le dispositif des réalisateurs ressemble
à s’y méprendre à celui de l’interrogatoire,
mais sans policier ni juge. L’emploi
de filtres colorés, souvent fluorescents,
accroît la perte de repère, annule la profondeur
de champ, comme pour mieux
extraire les voix rauques et leurs débits
accélérés. Pour nous fixer sur les seuls
récits, sans échappatoire possible. Du
16 au 18 septembre 1982, pendant trois
interminables jours et deux nuits, sans
interruption. L’écriture filmique, le tempo,
le sens du cadre, tout concourt, malgré
le malaise profond, à nous empêcher
d’aller voir ailleurs. Et si l’on ferme les
yeux, par effroi, les voix nous rattrapent,
implacables.
- © Tarek Charara
Les six hommes parlent sans honte ni censure,
sans grande émotion, avec une précision
quasi horlogère. Dans leur longue
litanie d’atrocités sans noms, égrainée
avec force détails, la déshumanisation de
l’Autre est totale. « Notre devise était :
les vieux, les nouveaux-nés, pas de pitié » ;
« A la fin, tuer c’est comme jouer aux
billes. Le premier, le second à la rigueur,
mais après tu t’y fais très bien, t’es rodé,
tu t’amuses » ; « Les femmes sortaient
les premières. Elles avaient la mauvaise
habitude de se lamenter, de hurler, de
pleurer. Comme si on allait s’appitoyer !
Ca nous énervait plutôt. (...) On tirait sur
tout, l’âge, le sexe, aucune importance ».
Dans les récits qui se succèdent, on peine
à trouver traces de remords ou de culpabilité.
« Ce sont des scènes que tu
emmènes dans ta tombe » dit l’un, dans
les dernières minutes du film, comme
pour s’excuser d’un témoignage terrifiant
sur les peaux lacérées de ses victimes.
Un autre parle du « feu qui (le)
brûle », de « cauchemars qui (le) hantent
». Mais c’est le seul. De toute évidence,
après toutes ces années, la déshumanisation
de leurs victimes palestiniennes
perdure. C’est plus qu’inquiétant.
L’étroitesse absolue du point de vue sidère
aussi : chacun raconte le « nettoyage » et
« l’extermination » de « sa » rue, de « son »
îlot, comme si « sa » tuerie était autonome,
déconnectée de tout projet. Les
narratifs semblent frappés d’« aveuglement
», faute de liens. L’absence quasi
totale de recul, malgré le temps écoulé,
interroge profondément. Le « massacre »,
cette addition quantitative et qualitative
d’une barbarie préméditée, n’est jamais
formulé, ni même représenté. Comme
hors d’atteinte pour ses propres auteurs.
Pourtant, la préméditation saute aux yeux
au fil des récits. De toute évidence, les
exécutants-bourreaux ont été instrumentalisés,
mis en condition. Etrangement,
ils ne s’en saisissent jamais, ne seraitce
que pour incriminer leurs dirigeants
et alléger, ainsi, leur terrible fardeau. Ce
travail, par ricochet, sur la vérité est l’une
des contributions importantes du film.
Massaker balaie définitivement la légende
qui voudrait que les miliciens des Forces
libanaises (FL) aient trouvé, ivres de rage,
le chemin des camps palestiniens pour
venger leur chef charismatique, Béchir
Gemayel. On apprend, au détour de
phrases, l’existence du bataillon « Sadm »
(« de choc »), dirigé par Maroun Méchaalani.
« Tous des tueurs », dit en ricanant l’un
des assassins filmés, qui en faisait partie.
Au lendemain de l’attentat contre Béchir,
Méchaalani rassemble le groupe « Sadm » :
« Vous êtes prêts ? Vous voulez vous venger
? Alors là on y va pour de bon ; cette
fois, pas d’état d’âme ». A un des exécutants
qui lui demande : « on doit être
prêt à quoi ? », Méchalani répond d’un
geste de la main : « Tous, tous, tous ». Le
massacre a commencé depuis une journée
et demie, « nous sommes tout seuls,
raconte un autre, quand surgit Elie Hobeika
(chef des services de sécurité des FL). Il
nous dit : “bon travail les gars, je ne
veux pas en voir un seul vivant. Les blessés
? vous les achevez”. Nous lui répondons
: “à vos ordres président” ».
La coopération étroite entre la direction
des FL et l’Etat israélien est, aussi, abondamment
étalée sans censure. Plusieurs
tueurs reviennent sur leur fameux « stage
de survie » de trois mois, près de Haïfa,
durant l’été 1982. 300 hommes, triés sur
le volet, ont été embarqués par une vedette
israélienne. « On nous a entraînés à être
“cuisinés”, à torturer, à toutes les techniques.
(...) On devait rester des jours
dans des citernes brûlantes, on nous a fait
faire les choses les plus inimaginables.
Le seul truc, c’est qu’il fallait pas parler
en arabe. » Les souvenirs sont plutôt
bons. L’un brandit son ancien uniforme
estampillé « IDF ». Plus loin, un autre
évoque l’officier « Shlomo » arrivant dans
sa caserne et désignant le groupe qui
« doit aller à Sabra ». Un troisième, se
remémore le 18 septembre 1982. « Ils
nous ont dit : tout doit disparaître, faut
tout nettoyer (...). On n’avait ni chaux,
ni sacs en plastique, ni rien, on jetait les
corps dans la fosse. On respirait l’odeur
de la mort (...) Puis, les sacs en nylon sont
arrivés : les juifs avaient pensé à tout,
ils avaient tout préparé » (rires).
Pour les réalisateurs, il ne s’agit ni d’une
parodie de tribunal, ni d’une séance de
thérapie. Cette parole - c’est la première
fois que les tueurs racontent - doit, selon
eux, ouvrir, au-delà de ce massacre, une
réflexion sur la violence collective. Ils ont
l’intention de montrer Massaker aux
côtés de documentaires sur le Rwanda et
la Tchétchénie notamment, en septembre
prochain, à Beyrouth, pour enclencher des
débats sur la « banalité du mal ». Que
peut-on apprendre d’une entreprise de
déshumanisation de l’Autre ? Pour Lokman
Slim, il s’agit aussi « de briser un
certain tabou ». « Ce n’est pas parce que
la guerre est finie ou qu’une loi d’amnistie
a été votée qu’on tourne la page. C’est
un film pour la mémoire mais aussi pour
légitimer le travail de mémoire. Cohabiter
en secret avec les démons de sa
mémoire n’est pas la bonne solution. Il
faut les mettre ensemble ».
Claire Moucharafieh