Il peut arriver que des informations importantes qui auraient dû être rendues publiques restent confidentielles, et cela pour des raisons apparemment mystérieuses. C’est ce qui est arrivé en cette année 2020 aux conclusions d’une enquête commanditée par le secrétaire général des Nations unies António Guterres à propos des graves accusations qui avaient été proférées en 2018 contre le Suisse Pierre Krähenbühl, alors commissaire général de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA selon son acronyme anglais. Ce dernier avait fini par démissionner en novembre de la même année sous la pression de sa hiérarchie. Une enquête journalistique de la télévision suisse RTS vient de mettre au jour les conclusions des investigations onusiennes jamais divulguées, desquelles il ressort que le haut fonctionnaire suisse est lavé de la plupart des soupçons qui pesaient sur lui, à l’exception de quelques manquements d’importance mineure. Retour sur une affaire d’où émanent de forts relents géopolitiques.
« Népotisme, discriminations, abus d’autorité… »
Le premier rapport date de décembre 2018. Interne à l’UNRWA, il devait donc rester confidentiel et n’aboutir que sur le bureau d’António Guterres, qui décide d’ailleurs rapidement de lancer une enquête pour vérifier les allégations embarrassantes qu’il contient. Ces allégations fuitent pourtant six mois plus tard, et la presse s’en empare. Car c’est une bombe : l’auteur du texte, le Néerlandais Lex Takkenberg, chef du Bureau de l’éthique à l’UNRWA, y dénonce en effet entre autres « des agissements à caractère sexuel inappropriés, du népotisme, des représailles, des discriminations et autres abus d’autorité, commis à des fins personnelles, pour réprimer des divergences d’opinion légitimes »… Principal accusé : Pierre Krähenbühl, à qui il est en outre reproché d’entretenir avec une proche collaboratrice une relation sentimentale. Dans le monde entier, la presse doit bien le constater, « L’UNRWA est dans la tourmente », comme le titrent de nombreux journaux. Pressé par le secrétaire général de l’ONU de faire un pas de côté en attendant les conclusions de l’enquête qu’il a diligentée, Krähenbühl se sent désavoué et préfère démissionner le 6 novembre 2019. Fin de l’épisode.
Le gouvernement suisse reçoit durant l’été 2020 le rapport qui clôt l’enquête de l’ONU. Un travail sérieux de 129 pages dans lesquelles d’ex-policiers dissèquent les e-mails et SMS des cadres de l’agence onusienne concernée. Mais — première surprise — la gestion de Pierre Krähenbühl n’est nullement remise en cause. De toutes les accusations, il ne reste que deux nominations au sein de l’agence qui n’ont pas suivi complètement la procédure ad hoc. Peu de choses, finalement. Seconde surprise : ni le ministère suisse des affaires étrangères ni le bureau du secrétaire général de l’ONU ne rendent public ce rapport d’enquête qui exonère Pierre Krähenbühl de la plupart des fautes qui lui étaient reprochées. C’est ici qu’interviennent Xavier Nicol et Anne-Frédérique Widman, deux journalistes de la RTS. Leur reportage a été diffusé en Suisse dans le cadre de l’émission « Temps présent » le 17 décembre dernier. Le documentaire, intitulé Israël-Palestine : un Suisse dans la tourmente donne largement la parole, entre autres, à Pierre Krähenbühl.
Qui veut la peau de l’UNRWA ?
Le tableau qui en ressort évoque une cabale. Contre Pierre Krähenbühl ? Certes, mais surtout, à travers lui, contre l’UNRWA dont certains veulent la peau. Le contexte géopolitique de l’affaire explique en effet bien des choses. Le gouvernement israélien de Benyamin Nétanyahou ne cache plus depuis longtemps qu’il souhaite la disparition de l’agence pour les réfugiés palestiniens. L’UNRWA incarne pour lui une cause : le droit au retour de ces réfugiés, qu’il récuse radicalement. Et elle demeure comme un rappel perpétuel d’un passé qu’on préfère évacuer : le départ le plus souvent contraint de plus de 700 000 habitants palestiniens en 1948 et leur dépossession lors des événements qui aboutirent à la création d’Israël. Officiellement, Israël reproche plutôt pêle-mêle à l’agence de perpétuer « l’illusion » d’un retour des réfugiés dans ce qui est devenu Israël, de contenir en ses rangs nombre de militants du Hamas, de dispenser un enseignement qui répand la haine d’Israël, promeut la lutte armée et même le terrorisme, etc. Avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2017, le gouvernement israélien va par ailleurs se voir gratifier d’un soutien politique américain d’une ampleur sans précédent. Sur tous les dossiers, y compris celui des réfugiés palestiniens. Le milliardaire américain demande rapidement à son gendre Jared Kushner, connu pour ses affinités avec la droite extrême israélienne, de concocter un « plan de paix » pour enfin résoudre le conflit israélo-palestinien. Qu’allait-il préconiser pour les réfugiés ? Un courriel du 11 janvier 2018 adressé à plusieurs officiels de l’administration Trump, dont Jason Greenblatt, l’envoyé spécial de la Maison-Blanche pour le Proche-Orient, présente le mérite de la clarté, comme le révélait le 3 août 2020 le site américain ForeignPolicy.com. « Il est important de faire un effort sincère et honnête pour perturber l’UNRWA, écrivait Kushner. Cette agence perpétue le statu quo, elle est corrompue et ne contribue pas à la paix. Notre but ne peut être de garder les choses stables et comme elles sont. Parfois, il faut risquer de briser les lignes stratégiquement pour y avancer. »
Le ton est donné. Le gouvernement américain va d’ailleurs passer aux actes en réduisant son aide à l’UNRWA en 2018 de manière drastique, passant d’une contribution de 364 millions de dollars (296 millions d’euros) à 65 millions (53 millions d’euros) — qui seront même supprimés l’année suivante. Dans un budget global dépassant les 850 millions de dollars (691 millions d’euros), la sévère compression de la participation américaine se révèle donc dramatique pour le fonctionnement de l’agence humanitaire, qui fait travailler quelque 30 000 Palestiniens au service de 5,5 millions de réfugiés répartis à travers le Proche-Orient, de la Syrie à Gaza en passant par le Liban, la Jordanie, Jérusalem-Est et la Cisjordanie. On sait désormais également ce que le « plan de paix » de Jared Kushner, rendu public en grande pompe le 28 janvier 2020 à Washington, prévoyait pour l’UNRWA, à savoir sa suppression pure et simple. CQFD.
Un homme à abattre
Pierre Krähenbühl représentait-il un obstacle encombrant sur la route des Américains et des Israéliens mobilisés pour programmer la mort de l’agence onusienne spécialisée ? C’est la thèse du documentaire suisse. Qui met en scène le diplomate genevois, seul au front, dressé contre les visées hostiles du puissant couple américano-israélien. Une chose paraît en tout cas évidente : le Suisse va, en 2018, multiplier les voyages, les initiatives et les réunions afin de renflouer les caisses de l’UNRWA. Et son succès se révèle aussi probant qu’inattendu puisque 43 pays ou institutions acceptent cette année-là d’augmenter leur financement pour combler le déficit. Qui plus est, Pierre Krähenbühl n’hésite pas à défendre son agence bec et ongles, y compris devant le Conseil de sécurité des Nations unies, où il contredit en direct depuis Gaza les orateurs américain et israélien. Le diplomate suisse ne s’était donc pas fait que des amis depuis son arrivée à la tête de l’UNRWA le 1er avril 2014, en provenance du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).
Dans son propre pays, d’ailleurs, il constatera à partir de 2018 qu’une personnalité en vue, le ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis, va se ranger parmi les adversaires de l’agence qu’il dirige. Ce dernier était inscrit au Parlement suisse parmi les membres du groupe d’amitié avec Israël. Il prend ses fonctions fédérales à Berne le 1er novembre 2017. Au retour d’un voyage au Proche-Orient au printemps 2018 où il avait rencontré Pierre Krähenbühl à Amman, Ignazio Cassis confiait ses impressions à quelques journalistes dans l’avion qui les ramenait au pays. « Pour moi, la question se pose : l’UNRWA fait-elle partie de la solution ou du problème ? », s’était-il demandé. Et de préciser sa pensée : « Tant que les Palestiniens vivent dans des camps de réfugiés, ils veulent retourner dans leur patrie. En soutenant l’UNRWA, nous maintenons le conflit en vie. C’est une logique perverse, parce qu’en fait, tout le monde veut mettre fin au conflit. » Des propos qui indignaient l’ex-diplomate suisse Yves Besson, un ancien directeur de l’agence en question : « Aujourd’hui, l’UNRWA est le dernier vestige de l’intérêt de la communauté internationale en faveur des Palestiniens et de leurs réfugiés, déclarait-il au site swissinfo.ch. De plus, dire une telle chose n’a rien de neutre, puisque cet argument a été un leitmotiv d’Israël et des États-Unis. »
Des accusations fondées sur des… « perceptions »
De fait, les éléments de langage adoptés par le ministre suisse semblaient sortir en droite ligne des chancelleries israélienne et américaine. Très logiquement alors, lorsque le rapport interne à l’UNRWA a mis le chef de l’agence sur la sellette en 2019, Ignazio Cassis n’a pas levé le petit doigt pour lui venir en aide ; au contraire, il ordonnait la suspension de l’aide suisse à l’UNRWA. Ce rapport, d’ailleurs, ne comportait pas de preuves contre le diplomate suisse, il colportait juste un certain nombre d’accusations grappiller au sein de l’agence. Lex Takkenberg, qui signait ce texte dont on a vu qu’il ne résistera pas au crible de l’enquête en profondeur réclamée ensuite à New York par António Guterres, reconnaît d’ailleurs dans le documentaire de Xavier Nicol et Anne-Frédérique Widman que les allégations qu’il rapportait se fondaient surtout sur des… « perceptions », rien de plus.
Aujourd’hui, Pierre Krähenbühl a tourné la page, non sans amertume. « Ce serait la moindre des choses pour les États-Unis et la Suisse de prendre position par rapport au contenu vide du rapport [qui m’a accusé] et de montrer une reconnaissance de ce que nous avons traversé », dit-il à la fin du documentaire sur l’affaire. Le pesant silence des autorités suisses et onusiennes, qui ont refusé de parler aux journalistes suisses et qui ne voulaient pas publier les conclusions de l’enquête de l’ONU favorables à Pierre Krähenbühl, ne plaident en tout cas pas en leur faveur.
Quant à l’UNRWA, désormais dirigée par un autre Suisse, Philippe Lazzarini, elle continue plus que jamais à se débattre dans des problèmes budgétaires inextricables, comme en atteste son incapacité à payer les salaires de ses employés pour le mois de novembre 2020 et ses doutes pour décembre. L’arrivée aux affaires à Washington du démocrate Joe Biden le 20 janvier 2021 correspondra-t-elle à une révision de la position américaine vis-à-vis de l’agence humanitaire ? La réponse, importante pour sa survie, tombera peut-être très vite.
Baudouin Loos
Journaliste, Bruxelles.