Sommaire :
Au nom de quels principes peut-on prendre position sur le conflit israélo-palestinien ?(Alain Gresh)
Les fondements de notre engagement : le droit international
Le contexte de notre engagement
La question du génocide des Juifs
La question de l’antisémitisme
La question du terrorisme
Vers une situation encore plus incontrôlable ?
Document : Tentative de définition des bases d’une solidarité (Alain Gresh)
Introduction
Quelle solution pour le problème palestinien ?
Antisémitisme et solidarité avec les Palestiniens
Sionisme et peuple juif
Résistance, terrorisme et lutte armée
Extraits (Alain Gresh)
Lettre à ma fille, Avant-propos d’Israël-Palestine. Vérités sur un conflit
Au nom de quels principes peut-on prendre position sur le conflit israélo-palestinien ?
Cette conférence est un peu particulière car je ne parle-
rai pas beaucoup de l’histoire du conflit palestinien, mais je
poserai des questions sur le sens de l’engagement aux côtés
des Palestiniens, questions parfois dérangeantes, qui nous
amènent à réfléchir sur des points auxquels nous ne sommes
pas forcément habitués. Je veux aborder la dimension poli-
tique du problème, qui nous oblige à aller au-delà de la
dimension humanitaire, au-delà de la simple solidarité avec
les victimes, solidarité indispensable mais non suffisante.
Cette analyse du problème palestinien exclut aussi bien les
motivations religieuses que celles d’un nationalisme intégral.
Par ce terme, il faut entendre la position de ceux qui affirment
qu’une nation a des droits supérieurs aux autres. Si l’on observe le conflit yougoslave, on a eu affaire à ce même type de raisonnement de la part des nationalistes qui veulent légitimement défendre leur nation mais pensent en même temps que
les droits de leur peuple sont supérieurs à ceux du voisin. Il est
ainsi impossible d’argumenter face à celui qui dit : cette terre
de Palestine était la terre du peuple juif et ce peuple a aspiré
depuis deux mille ans à y retourner. Même s’il reconnaît que
cette installation s’est faite au détriment des Palestiniens, son
préalable est que le peuple juif a des droits inscrits dans une
histoire immémoriale que personne ne peut détruire. Toute
discussion sur le malheur des Palestiniens échouera au nom du
bon droit des Juifs.
Si je mets tout ceci en lumière, c’est que je pense que c’est
au nom d’autres prémisses qu’il faut prendre position sur le
conflit israélo-palestinien, mais qu’en même temps, il est
important de mettre en lumière le point de vue à partir duquel
on se place : ce n’est pas être pour les Palestiniens contre les
Israéliens ; notre solidarité ne se fonde pas non plus sur les
caractéristiques spécifiques du peuple palestinien qui comme
peuple aurait des qualités spécifiques et que cela leur donnerait des droits que d’autres peuples n’ont pas. Je crois qu’il est
important d’avoir une vision très réaliste de ces luttes.
J’appartiens à une génération qui a participé à des batailles,
non pas celle de l’indépendance algérienne, mais à celles de la
guerre du Vietnam, que nous avons menées parfois avec un
grand aveuglement. Nous avons mythifié la lutte du peuple
vietnamien, pensé exclusivement que c’était une résistance
héroïque et que ce peuple libéré allait construire quelque
chose de nouveau. De même, les porteurs de valise expliquaient parfois que la révolution algérienne allait créer le
socialisme partout en France.
Les fondements de notre engagement : le droit international
Les principes à partir desquels nous prenons position sont
ceux du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le refus de
l’occupation. Je ne mythifie pas le droit international, je sais qu’il
a des limites, qu’il est aussi le résultat d’un rapport de forces,
mais en même temps il me semble important de s’appuyer sur
lui parce qu’il est l’élément qui permet de structurer les relations internationales, d’éviter la loi de la jungle. Il faut aussi être
conscient que ce droit international s’applique dans un contexte donné, celui d’une hégémonie américaine totale sur le monde
et d’une alliance américano-israélienne stratégique.
On peut avoir du conflit israélo-palestinien une vision purement « morale » et abstraite sous le prétexte que le droit international n’est que le résultat des rapports de force et qu’il a été
imposé aux Palestiniens à partir d’une injustice qui leur a été
faite en 1947 avec la division de la Palestine. J’imagine qu’il y
en a parmi vous qui partagent cette position. Elle est tout à fait
respectable mais pour moi, elle ne fonde pas la position d’une
association de solidarité, pour plusieurs raisons.
D’abord, parce que de façon pragmatique, je m’engage dans
les combats avec l’idée qu’on peut obtenir quelque chose. Je
ne m’engage pas dans les combats avec l’idée qu’on rencontre
souvent chez certains de nos amis palestiniens ou arabes,
d’une espèce de vision fataliste qui consiste à dire que « ça fait
cinquante ans que ça dure, ça peut durer encore deux siècles
et dans deux siècles nous gagnerons ». Cette position n’a ni
efficacité sur le terrain, ni possibilité de transformer la réalité.
Or ce qui m’intéresse, c’est de transformer cette réalité, de voir
ce qu’il est possible aujourd’hui de transformer : j’essaye de
fonder mes prises de position à partir de ce que j’appelle un
mélange du droit international et des rapports de forces tels
qu’ils sont et non tels que je les rêve.
Le contexte
de notre engagement
Je crois que c’est un débat important de savoir ce que nous
voulons, pour nous qui sommes dans un mouvement de solidarité et d’où nous parlons. Quand un Palestinien des
Territoires ou de la diaspora dit : « Je refuse la solution de compromis y compris celle de Taba et je veux un seul État », c’est
sa vie, c’est sa décision, c’est lui qui la prend. Mais que nous
nous disions de Paris des choses radicales, cela n’implique rien
pour nous sur le plan individuel et il est donc facile d’avoir un
discours plus radical. Chez les Palestiniens eux-mêmes, on
peut mesurer ce fossé que j’ai pu constater : dans la diaspora
riche, celle de la bourgeoisie palestinienne au Koweït, d’une
partie des Palestiniens des États-Unis, etc., on tenait un discours extrêmement radical dans les années 1970, beaucoup
plus radical que celui des territoires occupés. Ils tenaient ce
discours parce qu’ils étaient installés dans une situation où le
fait de repousser la solution à cinquante ans ne leur posait pas
problème car ils vivaient une situation plus que supportable.
Nous, nous travaillons en France, face à un public français et
nous sommes évidemment soumis à une situation particulière
qui n’est pas celle de militants qui vivent dans le monde arabe.
Un des problèmes évidemment nous est renvoyé avec force,
c’est la question du génocide des juifs, de l’antisémitisme.
La question
du génocide des Juifs
Le génocide des Juifs est un élément de l’histoire européenne qui pèse énormément, qui a beaucoup pesé dans la
sympathie qu’il y a eu à l’égard d’Israël, même si je pense qu’il
pèse beaucoup moins. En même temps il continue à jouer un rôle important dans les prises de position, dans les polémiques et je crois qu’il faut être, là-dessus, extrêmement clair.
Dans la réalité des débats, c’est une question qui évidemment revient constamment : « Les souffrances subies au cours
de la Shoah nous donnent le droit de... » Je crois que là aussi
il est important d’être capable de discuter de cela. Le génocide des Juifs est un problème qui est incontournable dans l’opinion française et européenne. C’est une partie de l’histoire
européenne. Mais il est important de dire que, comme pour
tout génocide, on peut en tirer deux leçons tout à fait différentes. Une interprétation qui est une interprétation ethnique
ou fermée, qui est de dire que ce génocide des Juifs leur donne
des droits que d’autres n’ont pas, leur permet de faire des
choses, que quoique fasse l’armée israélienne sur le terrain, ce
n’est pas grand chose à côté du génocide. Il y a un courant dans
la société israélienne qui se place sur ce terrain. Il y a une autre
leçon possible, que tirent d’autres personnes, aussi bien en
Israël que dans les communautés juives : le génocide des Juifs
est ce que j’appellerais, un patrimoine commun de l’humanité,
c’est-à-dire qu’il nous concerne non parce que ce sont des Juifs
qui ont été tués, mais en tant qu’êtres humains, parce que ce
sont des humains qui l’ont fait à d’autres êtres humains. En tant
qu’être humain, je suis concerné par le génocide des Juifs et
ceux du Rwanda et du Cambodge. Et je dirai : je suis plus
concerné par le génocide des Juifs parce qu’il a eu lieu en
Europe et que d’une certaine manière, les pays européens en
portent la responsabilité. Il est donc normal que les populations européennes y soient plus sensibles, mais il faut refuser
que ce génocide soit pris en otage, utilisé pour justifier les
politiques de répression et d’occupation.
Il nous faut aussi prendre en compte que ce génocide, inscrit dans l’histoire, a créé des peurs réelles, des peurs réelles
dans les communautés juives du monde ainsi qu’en Israël. Lors de la première Intifada, un ami journaliste, au retour de sa première visite en Israël et dans les Territoires occupés m’a dit :
« Je suis étonné, les gens qui ont peur là-bas, ce sont les
Israéliens, pas les Palestiniens. » Bien sûr, cette peur est, en
partie, manipulée par les gouvernants, mais en même temps,
elle est réelle. Il faut faire attention à la manière dont on
s’adresse aux gens, pas seulement à la communauté juive, mais
plus largement. On ne peut pas simplement dire que cela est
fantasmatique, on peut affirmer qu’il n’y a jamais eu l’équivalent en France, contrairement à ce qu’ont prétendu certains
intellectuels, de la Nuit de Cristal au moment du déclenchement de la seconde Intifada. Dans le même temps, les
attaques antisémites étaient réelles et elles ont créé dans la
communauté juive une grande peur. Elles ont aussi permis à la
direction de cette communauté de créer une espèce de sursaut
« patriotique ». De même que les attentats, sur lesquels je
reviendrai, ont créé en Israël un sursaut d’unité nationale
autour d’Ariel Sharon. Faisons attention à la manière dont nous
nous exprimons. Je pense que c’est important, non pour des
raisons tactiques, mais pour des raisons de fond.
La question
de l’antisémitisme
De ce point de vue, je prendrai un exemple : dans un certain
nombre de manifestations, il y a eu des cris et des tracts « État
sioniste = État nazi ». Je crois que c’est inacceptable, non pour
de raisons tactiques, mais parce qu’on est dans une comparaison qui n’a pas de sens. Qu’est-ce qui différencie l’État nazi des
autres États dictatoriaux ou autoritaires ? C’est l’extermination
systématique, industrielle, de millions de Juifs, mais aussi de
Tsiganes, de Slaves, etc. Dresser ce parallèle est non seulement
faux, mais provoque à juste titre dans les communautés juives et
en Israël un malaise et facilite le travail de tous ceux qui veulent
discréditer toute critique de la politique israélienne.
Une comparaison me paraît, en revanche, plus convaincante
: celle de la France pendant la guerre d’Algérie. L’État français
qui menait la guerre en Algérie était un État démocratique, pour
les Français, pas pour les Arabes. Il va commettre des crimes, il
va tuer des centaines de milliers de gens, mais c’est un État de
droit où règne le multipartisme, la liberté de la presse, etc.
Israël aujourd’hui est un État démocratique pour sa population
juive. Malheureusement, le fait d’être un État démocratique
n’empêche pas du tout de commettre des crimes. Dans ce
conflit, on trouve un aspect colonial qui fait la particularité du
mouvement sioniste par rapport à d’autres mouvements nationalistes. Le mouvement sioniste est né à la fin du XIXe siècle en
Europe de l’Est, avec les mêmes caractéristiques que tous les
mouvements qui y naissent à cette époque, celle de la crise des
empires et du surgissement des nationalismes ethniques. La
base essentielle du sionisme, ce sont les communautés des
ghettos de Russie et de l’est de l’Europe, dont les populations
ont des caractéristiques proches des nationalités (langue commune, territoire, communauté de destin, etc.). Le discours du
mouvement sioniste est proche de celui des autres nationalismes ethniques (serbe, roumain, hongrois, etc.) : nous
sommes supérieurs aux autres, nous sommes différents, nous
avons une mission particulière, etc.
Mais ce qui fait la particularité du mouvement sioniste, jusqu’à aujourd’hui, c’est son aspect colonial : coloniser une terre
qui est ailleurs. Aujourd’hui, quand vous dites cela, vous suscitez tout de suite chez un certain nombre de gens, une espèce
de répulsion disant : « Comment vous osez dire ça ? » Pourtant,
à l’époque, le mouvement sioniste se réclamait ouvertement de
cette vision coloniale, qui n’avait pas de connotation négative.
La comparaison entre Israël et l’Afrique du Sud mérite une
discussion. Si on observe la situation dans les territoires occupés, il y a un vrai apartheid, au sens propre du terme, c’est-àdire deux populations sur place, les colons d’un côté et les
Palestiniens de l’autre, qui vivent dans deux systèmes parallèles. De ce point de vue, c’est vraiment l’apartheid, c’est-àdire avec des lois différentes pour les uns et les autres. C’est
ce qu’affirme avec force l’organisation de défense des droits
humains B’Tselem. Mais ce qui pose problème dans cette
comparaison, c’est la question du travail : en Afrique du Sud,
il y avait quatre millions de Blancs et vingt ou vingt-cinq millions de Noirs. La société blanche ne pouvait pas vivre sans le
travail des Noirs. La société israélienne, elle, peut très bien se
passer du travail des Palestiniens et d’ailleurs elle le montre
pratiquement depuis la seconde Intifada : le nombre de
Palestiniens qui viennent travailler en Israël a beaucoup diminué et Israël fait venir des travailleurs immigrés de Roumanie
ou d’Afrique.
Je reviens sur la question de l’antisémitisme. Il faut le reconnaître, il y a eu une résurgence d’actes antisémites qui ont visé
la communauté juive en France et ailleurs. Cette émergence
d’un antisémitisme a été relayée dans des fractions très
réduites des communautés dites d’origine maghrébine,
comme lors de la première manifestation de solidarité avec les
Palestiniens. Moi-même j’ai participé à une manifestation où il
y avait une centaine de « jeunes des quartiers », comme on dit,
qui criaient des slogans antisémites. Cela doit amener chez
nous, d’abord à une condamnation absolument sans nuance de
ce type de position. Il est vrai aussi que l’on a assisté à une
recrudescence, notamment depuis le 11 septembre 2001,
d’actes d’agressions contre des Arabes ou des musulmans.
Nous ne choisissons pas entre les victimes ! L’antisémitisme
n’est pas l’affaire des Juifs, pas plus que le racisme anti-arabe
n’est l’affaire des Arabes, c’est notre affaire à tous et c’est l’affaire de la République. Quand le Crif refuse de participer à la
manifestation qui était proposée par la Ligue des droits de
l’Homme contre toutes les manifestations de racisme, c’est une
démarche qui devrait nous être étrangère et qui ramène la
République à un conglomérat de communautés défendant chacune ses intérêts particuliers.
Cela permet d’éclaircir un point capital. Pour moi, la solidarité avec les Palestiniens n’est pas le symétrique de celle des
gens qui soutiennent Israël. Il ne s’agit pas de choisir un
peuple contre un autre, mais de fonder sa position sur des
principes universels, ceux du droit international et des résolutions des Nations unies. Celles-ci affirment que, sur la terre de
Palestine, vivent désormais deux peuples : un peuple israélien
et un peuple palestinien et tous les deux ont droit à un État. À
partir de là, il y a ceux qui renvoient dos-à-dos « les extrémistes des deux bords » - on l’a vu notamment, par exemple,
avec les prises de position du mouvement de la gauche sioniste, le mouvement « la Paix maintenant », etc. Il est vrai que je
peux être d’accord avec eux sur la nécessité de créer un État
palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza, pour une
forme de solution de la question de Jérusalem, etc. La différence avec eux est qu’ils ne reconnaissent pas cet élément, à
mon avis fondamental : on ne peut pas mettre sur le même
plan les oppresseurs et les opprimés, un peuple occupant et
un peuple occupé. Je crois que cela conditionne toute l’analyse
que nous faisons. Nous sommes solidaires des Palestiniens, non
pas parce que les Palestiniens sont « mieux que les autres »,
mais simplement parce que politiquement, ils sont un des derniers peuples de cette planète à se voir refuser le droit à l’autodétermination. Il faut se situer sur un plan politique et non
pas purement humanitaire, même si les souffrances des
Palestiniens sont absolument intolérables.
Dans ces enjeux et débats, il y a évidemment la question du
terrorisme. Depuis le 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme est en train de devenir un des axes de la bataille
menée par l’administration américaine, non seulement contre
les Palestiniens, mais contre l’ensemble des pays considérés
comme menaçants. Et c’est devenu une grille d’analyse
puisque, comme Bush l’a dit : « Soit vous êtes avec nous, soit
vous êtes avec les terroristes. » Les Nations unies ne sont
jamais arrivées à définir légalement le terrorisme et personne
ne sait de quoi on parle quand on parle de terrorisme. Il est
important de ne pas se laisser piéger.
On peut donner du terrorisme une définition a minima : l’utilisation de la violence contre des civils innocents. Rappelons
que cette définition inclut l’action des États ; le terme de terreur a été inventé pour parler de la violence d’État, or ce terme,
dans son usage désormais courant, n’inclut que l’action de
groupes non étatiques.
À partir de là se pose la question des attentats suicide en
Israël. Sont-ils justifiés ou non ? Sont-ils explicables ou non ?
Récemment, un rapport d’Amnesty International a affirmé que
les actions menées par les Palestiniens étaient des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité (en droit international,
on définit trois types de crimes : crimes de guerre, crimes
contre l’humanité et génocide, avec des définitions très précises, de chacune des catégories).
Les attentats du 11 septembre 2001 entrent dans une définition de crime contre l’humanité. Le transfert de population aussi.
La prise de position d’Amnesty a suscité, notamment chez ceux
qui sont solidaires des Palestiniens, un certain embarras. Pour
expliquer dans quelles conditions ces Palestiniens mènent leur
action, il est nécessaire de montrer d’où vient le désespoir qui
les amène à commettre des attentats.
Mais je pense que ces actions-suicide menées par les
groupes palestiniens (je parlerai après de leur signification politique) font partie de ce que le droit international, dont je réclame partout l’application, appelle des crimes de guerre et
crimes contre l’humanité. C’est incontestable. On peut ne pas
être d’accord avec le droit international, mais si on s’en réclame,
il faut être cohérent. Mais quelques éléments supplémentaires
permettent une vraie discussion. D’abord de rappeler que le
rapport d’Amnesty International précise que l’armée israélienne commet des crimes de guerre et contre l’humanité dans les
territoires palestiniens, ce que la revue L’Arche, qui parle de ce
rapport a évité de mentionner. La guerre, qu’elle soit menée
par un État ou par un groupe non étatique est soumise à des
règles et que les ignorer, c’est ouvrir la porte à toutes les
dérives. Lorsque les Palestiniens argumentent : « Nous ne
sommes pas un État, nous sommes un groupe donc nous ne
pouvons pas commettre de tels crimes », ils ont tort. Quand ils
évoquent le droit à la résistance, tout à fait légitime, ils oublient
de mentionner que ce droit lui aussi est réglementé.
Donc le gouvernement israélien et un certain nombre de
groupes palestiniens commettent des crimes de guerre et
contre l’humanité. Je voudrais toutefois faire deux remarques.
D’abord, je ne mets pas sur le même plan les crimes commis
par un État et les crimes commis par un groupe non étatique.
L’exemple que je donne toujours est celui du FLN algérien. Le
FLN a commis un certain nombre d’actions terroristes qui
entraient dans le cadre de crimes de guerre et sans doute certains dans le cadre de crimes contre l’humanité. Mais l’État
français a commis des crimes bien pires, même si les uns ne
justifient pas les autres. Et surtout, cela nous ramène à la
dimension politique : la lutte du peuple algérien pour son
indépendance était légitime, celle de la France pour la poursuite de la colonisation non.
Prenons l’exemple de la Seconde Guerre mondiale. Pour
moi, la guerre menée par les alliés anglo-américano-soviétiques était une guerre juste : c’est-à-dire une guerre entreprise pour la défense d’un certain nombre de principes universels. Or, dans cette guerre, les deux côtés ont commis des
crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, mais on ne
peut simplement les renvoyer dos à dos - et pas seulement
parce que l’État nazi est responsable du génocide des Juifs.
Il faut dépasser le discours moralisateur sur la Palestine et
passer au discours politique : il y a une situation de guerre ou
de résistance juste menée par les Palestiniens face à une occupation injuste. Marwan Barghouti utilisait la formule : « Une
résistance légitime à une occupation illégitime. » Que dans
cette résistance il y ait des choses moralement condamnables
ne change pas le fait que la résistance soit légitime.
Il existe une autre dimension à ce débat et il revient aux
Palestiniens d’en discuter. Le problème est de savoir si les
actions de ce type sont efficaces ou non. Ces attentats aliènent
une perte de la sympathie internationale avec les Palestiniens
– même si ce n’est pas de manière décisive, l’opinion comprenant comment l’occupation crée le désespoir.
Plus grave, à mon avis, est la conséquence de ces attentats
sur la situation intérieure israélienne. Il faut le comprendre : il
n’y a pas de victoire possible des Palestiniens contre une
société israélienne unie, notamment si nous tenons compte du
rapport de forces mondial et de l’alliance entre Israël et les
États-Unis. Donc, il n’y a pas de possibilité d’aller vers une
solution politique si on ne brise pas le front intérieur israélien ;
et briser ce front intérieur, notamment après l’échec d’Oslo qui
avait créé un espoir, est quelque chose de très difficile et
demande une vraie stratégie. Si l’on compare avec la guerre
d’Algérie et la guerre du Vietnam, elles n’ont pas été gagnées
essentiellement par la voie militaire : en 1960-61, le FLN algérien
est complètement défait militairement, il n’y avait presque
plus de résistance armée en Algérie. Simplement pour maintenir l’« ordre », il fallait cinq cent mille soldats et la société française n’était plus prête à payer un tel prix.
En ce qui concerne la guerre du Vietnam, la situation était différente : militairement, la situation était meilleure pour les
Vietnamiens parce qu’ils s’appuyaient sur le Nord-Vietnam, sur
l’aide soviétique et chinoise malgré les problèmes du mouvement communiste à l’époque. Mais on ne peut pas dire que les
Vietnamiens aient vaincu militairement l’armée américaine, ce
n’est pas une victoire au sens d’Austerlitz. Il y a eu un moment
où le poids de l’action militaire au Vietnam était insupportable
pour l’opinion américaine. Et le FLN et les Nord-Vietnamiens
l’avaient tellement compris qu’ils envoyaient leurs meilleurs
cadres à l’étranger, c’est-à-dire qu’ils avaient compris que, en
dernière instance, tout se jouait à Washington plutôt que sur le
terrain. La résistance armée a eu un poids important parce qu’elle a permis de la transformer en capital politique et de transformer des sociétés coloniales : la France et les États-Unis.
La situation en Palestine et en Israël n’est pas la même,
mais en même temps, je suis convaincu qu’il n’y a pas de possibilité d’avancer sans briser le front intérieur israélien. Un des
éléments qui peuvent inciter à l’optimisme est apporté par les
résultats des sondages sur la population israélienne : malgré
deux ans qui ont été vécus par l’ensemble de la société israélienne comme une « agression palestinienne » et une volonté
de détruire l’État juif, même si deux tiers des gens soutiennent
Ariel Sharon, la moitié de la population reste favorable à la
création d’un État palestinien et à l’évacuation de toutes les
colonies. Cela prouve que quelque chose a avancé par rapport
à l’expérience d’Oslo et à celle de la première Intifada. Il y a
une prise de conscience qu’il n’y a pas d’autre solution que de
négocier à un moment où à un autre avec les Palestiniens.
Le bilan de ces deux ans d’Intifada est en partie catastrophique pour les Palestiniens. Et pas seulement parce qu’il y a
eu des attentats-suicides. Sans vouloir jouer les donneurs de
leçons, il ne faut pas non plus idéaliser les gens dont nous
sommes solidaires. Il est évident que, à aucun moment, la
direction du mouvement palestinien n’a été capable de fixer le
moindre objectif stratégique à la seconde Intifada. Lorsque l’on
se penche sur les déclarations de Yasser Arafat et des dirigeants palestiniens, on constate qu’il n’y a aucune orientation :
faut-il une résistance armée ? non armée ? utiliser telle forme
d’action dans le cadre de telle stratégie ? L’Autorité laisse faire
et elle a de plus en plus de mal à contrôler les événements
parce qu’il y a éclatement des formations palestiniennes. La
stratégie israélienne de liquider l’Autorité risque toutefois de
déboucher sur une situation encore plus incontrôlable et encore plus de malheurs pour les peuples palestinien et israélien.
Tentative de définition des bases d’une solidarité
Depuis plusieurs mois, le mouvement antimondialisation libérale en France, et plus largement en Europe, s’est
trouvé engagé dans la solidarité avec les Palestiniens. Celle-
ci s’est exprimée, d’abord presque spontanément, à travers
le voyage en Cisjordanie et à Gaza des « internationaux »,
pour défendre la population civile palestinienne et réclamer
leur protection par une force internationale, à travers aussi
les actions diverses en faveur des paysans ou des universitaires palestiniens. Il était normal qu’un mouvement qui se
réclame du droit des gens à diriger leur propre vie se retrouve aux côtés des Palestiniens vivant sous l’occupation (lire
Naomi Klein, The Guardian, Londres, 25 avril 2002).
Texte réalisé par Alain Gresh pour ATTAC.
D’autre part, la campagne menée par le gouvernement
d’Ariel Sharon contre les Palestiniens s’inscrit totalement
dans la « guerre sans limites » menée par le président Bush
contre le terrorisme. Il était aussi normal que le mouvement
antimondialisation libérale, qui a condamné avec force,
notamment à Porto Alegre, cette politique américaine se
retrouve aux côtés des Palestiniens.
Cette solidarité ne peut toutefois faire l’économie d’un
débat politique sur ses fondements et ses objectifs politiques.
Le conflit israélo-palestinien suscite trop de polémiques, de
malentendus pour que l’on puisse faire l’impasse sur une telle
discussion, qui concerne plus largement tous les démocrates,
et sur la réponse à apporter à ces deux questions :
– sur quelles bases sommes-nous solidaires du peuple
palestinien et de sa résistance ?
– Quels sont les principes d’une solution juste et durable ?
J’essaierai, ce faisant, d’expliquer pourquoi certaines
prises de position ne peuvent que diviser le mouvement.
Les réponses aux deux question sont moins simples qu’il n’y
paraît. Partons d’une anecdote récente : un conseiller d’Ariel
Sharon était interrogé sur CNN. À un moment, le journaliste
évoque « les territoires occupés » ; le responsable israélien l’interrompt et lui dit, en substance, la Judée et la Samarie ne sont
pas des territoires occupés, ce sont des territoires qui ont été
donnés aux juifs par Dieu, et cette promesse est consignée
dans la Bible. Il est évident qu’une telle argumentation définit
une position cohérente sur la Palestine : si on croit que la Bible
contient une promesse faite par Dieu au « peuple élu », tous les
arguments sur les « droits » des Palestiniens ne peuvent tenir.
Parallèlement, s’est construite une argumentation islamique présentant la Palestine comme une terre musulmane depuis le
VIIe siècle de notre ère et selon laquelle on ne peut faire aucun
compromis sur une terre musulmane.
À cette thèse religieuse, se superpose souvent une argumentation nationaliste. Si « le peuple juif » existe depuis des
milliers d’années, s’il a toujours aspiré à revenir à la « terre promise », ses droits sur la Palestine sont alors incontestables.
D’autre part, nous entendons certains dirigeants de l’OLP affirmer, très sérieusement, que les Palestiniens sont les descendants des Philistins, que le Christ est le premier Palestinien,
etc. Ce type de raisonnement pose la « supériorité » du droit
de certains sur d’autres, et repose sur une prétendue antériorité historique sur la terre. Si on accepte cette logique pour la
Palestine-Israël, comment nous y opposerons-nous dans
d’autres situations ?
Prenons le cas de la Yougoslavie. Les Serbes revendiquent,
au nom d’arguments tout à fait cohérents, le Kosovo, berceau
historique de leur peuple il y a quelques siècles ; les Croates
ou les Albanais ont mille et une preuves « historiques » pour
revendiquer tel ou tel territoire. Qui a raison ? Ce n’est sûrement pas à coup de recherches archéologiques que l’on peut
départager les réclamations de chacun. Ce qui compte, c’est
moins la référence à une histoire plus ou moins mythique, que
la réalité actuelle. Certes, le Kosovo fut le berceau de la Serbie - et il faut en tenir compte -, mais il est peuplé à 90 %
d’Albanais. Si nous acceptons qu’une présence il y a cinq ou
dix siècles, justifie une revendication nationale, alors il faut
rendre Bordeaux et toute sa région aux Anglais, et la Corse aux
Génois, donc à l’Italie. On ouvrirait, rien que pour l’Europe, une
boîte de Pandore. Heureusement, personne, ou presque, ne le
demande plus. D’autre part, ce type de débat et d’argumentation aboutit, en fait, à privilégier une revendication plutôt
qu’une autre au nom d’une vision totalement subjective. Nous entrons dans un relativisme absolu, où prédomine la conviction
que « mes » droits sont intrinsèquement supérieurs à « tes »
droits. Chacun se déterminerait dans ces conflits au nom de la
sympathie envers l’un ou l’autre peuple censé avoir de plus
grandes qualités morales que son voisin.
Comment, alors, s’y reconnaître dans des revendications
contradictoires, notamment celles qui opposent, en Palestine,
depuis plus d’un siècle, Arabes et Juifs ? Sûrement pas en
entrant dans un débat pour savoir s’il y a trois mille ans existait
ou non un État juif, qui vivait en Palestine au début de notre
ère, ou si les Philistins sont les ancêtres des Palestiniens. La
seule boussole est celle du droit international, celui-là même
dont le mouvement antimondialisation libérale se réclame
dans les autres guerres ou conflits qui ravagent la planète. Il
s’énonce dans des principes reconnus par les différents pactes
internationaux (Charte des Nations unies, Déclaration universelle des droits de l’Homme, quatrième convention de
Genève, etc.) : droit des peuples à l’autodétermination, à la
paix et à la sécurité, condamnation de l’acquisition de territoires par la force, droit humanitaire de la guerre, droits des
populations vivant sous occupation, liberté de circulation,
droits des réfugiés, etc. Ces principes se traduisent concrètement dans des résolutions de l’Assemblée générale et surtout
du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous savons que
celles-ci ne sont pas produites dans un monde parfait, qu’elles
ne sont pas exemptes de « taches », qu’elles sont toujours le
résultat de rapports de force, notamment entre grandes puissances. Mais nous n’avons pas d’autre guide. Car, comme l’explique un professeur de droit à ses étudiants dans la magnifique saga du romancier Manès Sperber, Et Le Buisson devint
cendre : « J’ai appris à votre génération à découvrir dans le droit l’origine
malpropre de la puissance qui l’a institué, mais je vous ai aussi montré que
la puissance s’en va au diable quand elle détruit le droit qui l’a fondé. »
Que disent, en substance, les résolutions des Nations unies
sur la Palestine et sur Israël ? Elles reconnaissent que, désormais, sur la terre historique de la Palestine, sont installés deux
peuples, l’un palestinien, l’autre juif israélien, et que ces deux
peuples ont droit chacun à leur État indépendant. C’est le sens
de la résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations
unies du 29 novembre 1947, résolution dite du partage de la
Palestine, qui proposait de diviser ce territoire, alors sous mandat britannique, en deux États. L’Organisation de libération de
la Palestine (OLP) s’y est ralliée en novembre 1988, en proclamant la création de l’État de Palestine ; et, en signant les
accords d’Oslo en 1993, le gouvernement israélien a, au moins
implicitement, accepté ce principe. Il a été récemment rappelé
par la résolution 1397 du Conseil de sécurité, le 13 mars 2002.
Celle-ci affirme l’attachement de l’ONU « à la vision d’une région
dans laquelle deux États, Israël et la Palestine, vivent côte à côte, à l’intérieur de frontières sûres et reconnues ». Cette position reflète un très
large consensus de la communauté internationale.
Nuançons néanmoins ce qui peut apparaître comme une
« symétrie ». D’abord, le peuple israélien dispose déjà d’un
État depuis plus de cinquante ans - et cela sur environ 78 %
de la Palestine mandataire - alors que les Palestiniens en
sont toujours privés et vivent dans l’exil forcé ou sous occupation. Cette occupation se prolonge maintenant de plus de trente-cinq ans, malgré les innombrables résolutions votées par les
Nations unies et restées lettre morte. Ce déni du droit international contribue d’ailleurs à discréditer, en particulier dans le
monde arabe et musulman, tout le discours occidental sur le
droit international. D’autre part, la situation actuelle est née
d’une injustice originelle et récente : les Palestiniens ont été
chassés de chez eux, notamment en 1948-1950, par les milices
juives puis par l’armée israélienne. Cette expulsion, dénoncée
depuis les années 1950 par les Palestiniens, longtemps niée ou
refoulée en Israël comme en Occident, est désormais un fait
établi, grâce notamment aux travaux des « nouveaux historiens
» israéliens. Nous vivons à une époque et dans un ensemble,
l’Europe, où l’on invoque à satiété le « devoir de mémoire ».
Ne faisons pas preuve de sélectivité. L’injustice faite aux
Palestiniens mérite, comme d’autres, multiples, en particulier
durant la période coloniale, réparation et d’abord reconnaissance. Cette dimension morale ne peut être occultée car elle
conditionne une réconciliation entre Israéliens et Palestiniens.
Il est important de dénoncer cette « fausse symétrie », qui
renvoie dos à dos Israéliens et Palestiniens, ou bien « les extrémistes des deux bords ». Cette vision est parfois nourrie de
bons sentiments et d’un désir sincère d’arriver à une paix fondée sur l’existence de deux États vivant côte à côte. Mais elle
occulte la dissymétrie entre la situation des deux peuples,
ainsi que les souffrances imposées par une occupation qui perdure depuis trente-cinq ans. Plus des deux tiers des
Palestiniens vivant en Cisjordanie et Gaza n’ont connu que la
présence d’une armée étrangère ; tous ont été humiliés, des
centaines de milliers d’entre eux ont été emprisonnés, des milliers ont été torturés. D’autres sont morts, blessés ou handicapés à vie. La reconnaissance de la différence fondamentale
entre occupant et occupé est un principe de base de toute
solidarité. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas prendre en
compte les inquiétudes - et les souffrances - des Israéliens
qui, bien que représentant la partie forte de l’affrontement,
vivent aussi dans une peur permanente.
D’autant que, sur ce conflit, pèse lourdement la mémoire du
génocide des juifs d’Europe. Les prises de position sont marquées au fer rouge par ce qui constitue un des crimes les plus
abominables de l’histoire de l’humanité. L’anéantissement des
juifs européens par le nazisme et ses alliés, l’incapacité des
grandes puissances de l’époque à stopper la barbarie ont créé une culpabilité dans les opinions occidentales et une inclination en faveur de ceux qui se revendiquent les héritiers de
l’histoire et de la mémoire des juifs. Ce martyre a favorisé le
vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 29 novembre 1947 en faveur du partage de la Palestine, et donc de la
naissance de l’État d’Israël. Mais ce sont les Palestiniens qui
ont payé le prix d’un crime qu’ils n’avaient pas commis et dans
lequel ils ne portaient aucune responsabilité.
Quelle solution pour le problème palestinien ?
Nous l’avons vu, il existe un consensus international sur la
solution du conflit israélo-palestinien et israélo-arabe : la création d’un État palestinien sur les territoires occupés par Israël
en juin 1967 (Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est), des frontières sûres et reconnues pour Israël, et enfin la paix entre
Israël et ses voisins arabes. Mais dès que l’on entre dans les
détails, les controverses commencent. Le mouvement antimondialisation libérale n’est évidemment pas partie prenante
de ces négociations, et il ne peut entrer dans le détail des
positions des uns et des autres [1]. Il doit cependant se déterminer dans les débats en cours, à partir de deux principes :
– le respect du droit international, qui définit notamment la
Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est comme des territoires
occupés ;
– une vision du monde et des rapports de force tels qu’ils
sont, pas tels que nous les rêvons (je reviendrai sur ce point
à propos des réfugiés)
Nous devons partir de l’acquis des négociations entre
Palestiniens et Israéliens, qui se sont déroulées durant les mois
qui ont suivi l’échec du sommet de Camp David (juillet 2000),
ainsi que du plan de paix adopté par le sommet arabe de
Beyrouth, en mars 2002. En ce qui concerne la paix israélopalestinienne, ces propositions se sont concrétisées dans deux
documents, les critères formulés par le président américain
Clinton en décembre 2000 et le relevé des conclusions des
négociations israélo-palestiniennes de Taba en janvier 2001,
relevé effectué par le représentant de l’Union européenne pour
le Proche-Orient, Miguel Angel Moratinos. Ces textes montrent
qu’un accord est possible, un accord réaliste et acceptable par
les opinions publiques israélienne et palestinienne.
On peut ici en tracer les grandes lignes sur les trois dossiers
les plus difficiles, celui des frontières, celui de Jérusalem et
celui des réfugiés. D’autres ont été aussi abordés, mais offrent
moins de difficultés (sécurité, sur lequel les deux parties
avaient énormément avancé et l’eau).
Le document Clinton prévoyait de rendre aux Palestiniens
entre 94 % et 96 % de la Cisjordanie (dont 1 % à 3 % seraient des
territoires israéliens cédés en échange de territoires palestiniens) ; lors des négociations de Taba, la dernière proposition
israélienne était de 94 % + 3 % en équivalent de territoires
israéliens. Les Palestiniens, pour leur part, continuent de
revendiquer l’équivalent de 100 % de la Cisjordanie, acceptant
cependant des échanges de territoires, pour permettre à Israël
de « récupérer » une partie importante des colons. La position
palestinienne doit être soutenue : ce qu’ils revendiquent -
22 % de la Palestine historique - est un minimum. En deçà
c’est la viabilité politique et économique du futur État palestinien qui serait en cause.
Les deux parties ont accepté les principes du président
Clinton, les quartiers juifs de Jérusalem-Est seraient annexés
par Israël, les quartiers arabes formeraient la capitale de l’État
palestinien. Sur ce dossier aussi, ce sont les Palestiniens qui
avaient fait les concessions nécessaires, puisque la légalité
internationale considère l’ensemble de Jérusalem-Est comme
territoire occupé. Pour les Lieux saints, question particulièrement sensible, des progrès avaient été réalisés, les
Palestiniens acceptant que le quartier juif de la Vieille ville
ainsi que le mur des Lamentations soient sous souveraineté
israélienne, mais exigeant la souveraineté pour eux sur l’esplanade des Mosquées. Pour les Lieux saints, d’autres solutions
ont été explorées, dont une tutelle internationale.
C’est le dossier le plus complexe, le plus sensible. Notons
qu’il s’agit d’abord de savoir ce que deviendront près de
quatre millions d’êtres humains - et non d’un pur problème
politique (encore que leur avenir conditionne ce qui se passera au Liban, en Syrie et en Jordanie). Lors des négociations de
Taba, de vraies avancées ont été accomplies. Le document
israélien, rédigé par Yossi Beilin, le ministre de la justice,
reconnaît que « le problème des réfugiés palestiniens est central dans les
relations israélo-palestiniennes. Sa solution globale et juste est essentielle
pour créer une paix durable et moralement irréprochable [...]. L’État
d’Israël exprime solennellement sa tristesse pour la tragédie des réfugiés
palestiniens, leur souffrance et leurs pertes, et sera un partenaire actif pour
clore ce terrible chapitre ouvert il y a cinquante-trois ans [...]. » Pour la
première fois, Israël acceptait de reconnaître une part de responsabilité dans la naissance du problème des réfugiés :
« Malgré son acceptation de la résolution 181 de l’Assemblée générale des
Nations unies de novembre 1947 [qui recommande le partage de la
Palestine en deux États, l’un juif, l’autre arabe], l’État d’Israël
naissant a été entraîné dans la guerre et l’effusion de sang de 1948-1949,
qui ont fait des victimes et provoqué des souffrances des deux côtés, y compris le déplacement et l’expropriation de la population civile palestinienne
qui est devenue réfugiée [...]. »
« Un règlement juste du problème des réfugiés palestiniens, en accord
avec la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies, doit conduire à la mise en oeuvre de la résolution 194 de l’Assemblée générale des
Nations unies [...]. » Rappelons que cette résolution, adoptée par
l’Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1948
stipule : « Il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent le retour
dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et
que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les
biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout
bien perdu ou endommagé... »
La délégation israélienne à Taba acceptait donc deux principes essentiels posés par les Palestiniens et refusés par
Ehoud Barak lors du sommet de Camp David (juillet 2000) :
reconnaissance de l’injustice faite aux Palestiniens en
1948-1950 ; la résolution 194 comme base de solution.
À partir de ces principes, des solutions concrètes ont été
élaborées. Cinq possibilités seraient offertes aux réfugiés : le
retour en Israël ; le retour dans des territoires israéliens cédés
par Israël à la Palestine ; le retour dans l’État palestinien ; l’installation sur leur lieu de résidence (Jordanie, Syrie, etc.) ; le
départ pour un autre pays (plusieurs États, dont le Canada, ont
déjà fait savoir qu’ils étaient prêts à accepter d’importants
contingents de Palestiniens). Tout en insistant sur le libre choix
des réfugiés, les responsables palestiniens ont réitéré qu’ils ne
voulaient pas mettre en cause le caractère juif de l’État d’Israël
– caractère qu’ils ont reconnu lors de la déclaration d’indépendance de la Palestine adoptée au Conseil national de 1988.
Ainsi, à Taba, la partie palestinienne a admis que la décision
finale pour le retour de tout réfugié en Israël est dans les mains
israéliennes. Israël a consenti au retour de quarante mille réfugiés sur cinq ans, mais les Palestiniens ont rétorqué qu’une
offre inférieure à cent mille ne permettait pas d’avancer.
De nombreux Palestiniens rejettent cette proposition et
réclament un droit inconditionnel au retour des réfugiés en
Israël. On peut discuter longtemps de la légalité ou non d’une
telle position, de l’interprétation de la résolution 194. Mais il
est évident que ni l’opinion israélienne, ni la communauté
internationale telle qu’elle existe ne sont prêtes à soutenir un
tel choix. Certains misent sur des changements qui auront lieu
d’ici cinquante ans, voire plus. Mais on peut aussi penser que
d’ici là, il ne restera plus rien de la Palestine. La solution
esquissée globalement à Taba représente un compromis entre
ce que dit le droit international, mais aussi la réalité des rapports de force - notamment la force de l’alliance israélo-américaine. Raisonner en dehors de cette réalité, comme le font
certains éléments nationalistes arabes ou certains groupes
islamistes, qui pensent que seule la destruction de l’État
d’Israël - même si cela ne signifie pas de renvoyer les juifs
« chez eux » - c’est se placer dans une vision messianique de
l’histoire. D’autre part, il est important de souligner que l’injustice faite aux Palestiniens ne peut être réparée par une
autre injustice faite aux Israéliens.
Un certain nombre d’intellectuels prônent la création d’un
État unique, d’un État de ses citoyens ou d’un État binational.
Cette vision veut dépasser les clivages étroitement nationalistes et identitaires. Elle soulève des débats passionnants et
nécessaires auxquels chacun, dans le mouvement antimondialisation libérale, peut et doit participer. Mais elle ne représente sûrement pas un programme d’action politique. De surcroît, alors que le fossé entre les deux peuples s’est élargi ces
derniers mois, la perspective de voir les juifs et les Arabes
coexister au sein du même État paraît, dans le court et moyen
terme, totalement illusoire.
Antisémitisme et solidarité avec les Palestiniens
Depuis le déclenchement de la seconde Intifada, en septembre 2000, la solidarité avec les Palestiniens s’est étendue à
toutes les régions du monde, et notamment en Europe.
L’ampleur de ce mouvement a suscité une série d’attaques
visant à mettre un signe d’égalité entre critique du gouvernement israélien et antisémitisme, comme entre antisionisme et
antisémitisme. Ce chantage est évidemment inadmissible ; il
est insultant pour ceux qui se mobilisent contre la politique
d’Ariel Sharon, il est insultant pour tous les pacifistes israéliens
qui, dans des conditions très difficiles, mènent un combat pour
la reconnaissance des droits des Palestiniens. Cet amalgame
vise à interdire tout débat, à exercer un inacceptable chantage
sur les journalistes et sur les médias.
Ceci étant rappelé avec force, il faut aussi dénoncer le fait
que certains se drapent derrière la solidarité avec le peuple
palestinien pour développer des mots d’ordre et des analyses
antisémites. Nous devons les dénoncer sans concession. À la
fois pour des raisons de principe - la condamnation de toute
forme de racisme, qui constitue un des principes mêmes du
mouvement antimondialisation - et aussi parce que les antisémites sont les meilleurs alliés de la politique d’Ariel Sharon
qui se sert d’eux pour « souder », autour du gouvernement
israélien, les juifs du monde et une partie de l’opinion
publique occidentale.
Deux courants sont porteurs de cet antisémitisme :
– l’extrême droite européenne. Celle-ci est divisée entre ceux qui
sont plus antisémites qu’anti-arabes et ceux qui sont plus
anti-arabes qu’antisémites. Mais il existe des tendances
d’extrême droite qui essaient de faire avancer leurs thèses - notamment la négation du génocide qui a exterminé les
juifs européens durant la Seconde Guerre mondiale - à travers une prétendue solidarité avec les Palestiniens ;
– certains courants musulmans ou arabes. Ce qui, au départ, était un
« racisme de guerre » - le même qui marquait, par
exemple, Français et Allemands dans la première moitié du
XXe siècle, où l’on attribuait à l’autre tous les défauts et tous
les crimes - s’est transformé. Ces mouvements ont, d’un
côté, développé des analyses judéophobes - fondées parfois sur une lecture orientée du Coran - et, d’un autre,
entériné les analyses de l’extrême droite européenne sur le
rôle « démesuré » des juifs, sur le caractère fabriqué ou
« exagéré » du génocide, etc.
Depuis le déclenchement de la seconde Intifada, les
attaques se sont multipliées contre les lieux de culte juifs,
contre des juifs portant des signes religieux (mais aussi, cela a
été moins mis en avant, contre les mosquées et contre des
musulmans - ou des musulmanes - portant des signes distinctifs). Ces agressions ont suscité des réactions de peur dans
les différentes communautés juives. Elles doivent évidemment être vigoureusement condamnées. Ainsi, plusieurs dizaines d’intellectuels arabes ou d’origine arabe en
France ont dénoncé ces agressions, qualifiant les attaques
contre les synagogues et les commerces appartenant à des
juifs, à la suite de Leïla Shahid, déléguée générale de la
Palestine en France, de « crimes contre les Palestiniens ». « Nos partenaires et nos partisans les plus précieux, poursuivaient les signataires, sont les Israéliens et les juifs qui oeuvrent, aux côtés des Palestiniens,
contre l’occupation, la répression, la colonisation et pour la coexistence de
deux États souverains, palestinien et israélien. Un grand nombre d’entre
eux ont une histoire familiale tragique, marquée par l’Holocauste. À nous
de leur rendre hommage et de les rejoindre sur cette ligne de crête qui
consiste à savoir quitter la tribu quand il s’agit de défendre des droits et des
libertés universels » (Le Monde, 10 avril 2002).
Ces attaques ne reflètent néanmoins pas un climat antisémite similaire à celui qui sévissait en Europe dans les années
1930 : aucun grand parti politique ne s’en réclame ; les juifs
peuvent accéder à tous les postes de responsabilité sociale,
économique ou politique ; ils n’ont jamais été aussi intégrés
dans la société française - et dans les sociétés européennes - dans laquelle les préjugés antijuifs paraissent très circonscrits. En revanche, ces agressions s’inscrivent dans un mouvement plus large, en Europe, de xénophobie et de racisme, qui
vise en priorité les immigrés, les Arabes et les musulmans. Les
ripostes doivent donc être « globales » et ne pas concerner une
seule communauté. La lutte contre le racisme et l’antisémitisme nous concerne tous, elle n’est l’apanage d’aucune communauté. Or, en avril 2002, le Conseil représentatif des institutions
juives de France (Crif) a refusé les propositions de la Ligue des
droits de l’Homme d’organiser une manifestation unitaire
contre toutes les violences racistes, préférant mobiliser les
juifs de France, et eux seuls, contre l’antisémitisme et... pour
la solidarité avec le peuple d’Israël.
Les courants antisémites peuvent avancer ouvertement ou
masqués. Ils peuvent tenter d’utiliser certains mots d’ordre, de
faire de l’État d’Israël un État « intrinsèquement » pervers,
voire diabolique. Donnons quelques exemples. Le mot d’ordre
État d’Israël = État nazi est un mot d’ordre stupide et dangereux. Ce qui caractérise l’État nazi, par rapport à d’autres États
dictatoriaux, c’est la mise en oeuvre de la « solution finale » de
la question juive, c’est-à-dire la liquidation physique, programmée et industrielle des juifs d’Europe ; rien de tel ne peut
être attribué à Israël concernant les Palestiniens. Il y a assez à
dire sur la politique d’occupation et de colonisation menée par
le gouvernement israélien pour ne pas s’aventurer dans des
analogies absurdes qui discréditent ceux qui s’y livrent. Quitte
à comparer, c’est plutôt à la politique coloniale de la France en
Algérie que la stratégie israélienne en Palestine fait, par bien
des aspects, penser.
La comparaison entre Israël et le régime d’apartheid de
l’Afrique du Sud, soulève d’autres débats. D’abord parce que
la démocratie israélienne est bien plus réelle pour les juifs
israéliens qu’elle ne l’était pour les Blancs d’Afrique du Sud.
Ensuite et surtout, parce qu’Israël, contrairement à l’Afrique du
Sud, peut vivre sans ses « colonisés ». Il n’en demeure pas
moins que le régime à double vitesse instauré dans les territoires occupés - entre les colons et les Palestiniens - ressemble, comme l’a souligné B’tselem, l’organisation israélienne de défense des droits de la personne, à un régime d’apartheid et que les Palestiniens citoyens d’Israël sont traités
comme des citoyens de seconde zone.
Sionisme et peuple juif
La question du sionisme est débattue avec passion, souvent de manière simpliste. Elle est complexe et ne peut se réduire à des raccourcis du type sionisme = racisme. Le sionisme est un mouvement politique né à la fin du XIXe siècle, en
Europe. Il s’inscrit dans le « réveil des nationalités » qui s’affirme alors sur le continent. Il veut donner un État au peuple
juif, en premier lieu aux juifs d’Europe de l’Est et de Russie,
opprimés par des pouvoirs autoritaires. Comme tous les nationalismes, le sionisme regroupe des courants très divers, de
l’extrême droite à l’extrême gauche, et fait preuve d’un certain
mépris à l’égard de l’Autre. Comme les autres nationalismes, il
s’est créé une histoire mythique pour justifier ses choix et ses
revendications. Deux questions distinctes se sont posées
depuis la naissance du mouvement jusqu’en 1948 :
– les juifs forment-ils un peuple ? aspirent-ils à « retourner »
en Palestine ?
– existe-t-il une légitimité de la revendication juive sur la
Palestine ? Quel rapport entre cette légitimité et la présence arabe sur cette terre ?
On peut noter que de nombreuses organisations juives ont
refusé l’émigration en Palestine (notamment le Bund socialiste)
et que le sionisme est resté très minoritaire parmi les juifs jusqu’à la création de l’État d’Israël. Chaque fois qu’ils ont pu décider librement, la majorité des juifs ont préféré émigrer aux
États-Unis ou en Europe de l’Ouest plutôt qu’en Israël - c’est
notamment le cas des juifs issus de l’ancienne Union soviétique
jusqu’à ce que les portes des États-Unis se referment. Mais ce
débat, certes intéressant, est largement dépassé. Même si l’on
pense qu’il n’existe pas de « peuple juif », même si l’on croit
que l’installation des juifs en Palestine s’inscrit dans le mouvement de colonisation, désormais Israël existe et il forme une
société vivante et dynamique. Il est un État reconnu par la communauté internationale, par les Nations unies. On peut penser
que l’entreprise sioniste fut une entreprise en large partie coloniale, et donc injuste - et même non légitime - et reconnaître les « faits accomplis ». D’autres exemples dans l’histoire, des
États-Unis, au Canada ou en Australie en témoignent.
L’installation des colons dans ces territoires a souvent abouti à
des expulsions, voire des génocides, mais personne ne met en
cause le droit à l’existence de ces États (en revanche, on peut,
comme cela a été obtenu en Australie et au Canada, revendiquer une reconnaissance des torts faits aux autochtones).
D’autre part, il faut reconnaître que l’immense majorité du
peuple israélien se réclame du sionisme, quelle que soit la
définition donnée de ce terme. La ligne de démarcation dans
ce pays passe entre ceux qui acceptent un État palestinien
indépendant et ceux qui refusent une telle éventualité. Dans
les deux camps existent des sionistes. En résumé, je ne pense
pas que le mouvement antimondialisation libérale doive
prendre position sur ce débat sionisme-antisionisme. C’est un
débat idéologique mais aussi un facteur de division, qui nuit à
l’objectif essentiel : rassembler une majorité de l’opinion en
faveur de la création d’un État palestinien indépendant, au
côté de l’État d’Israël.
Résistance, terrorisme et lutte armée
Les attentats qui se sont multipliés depuis le déclenchement de la seconde Intifada, les attaques contre le World Trade
Center et le Pentagone le 11 septembre 2001, ont alimenté un
débat extrêmement confus et biaisé sur le terrorisme et la violence. Il est nécessaire de le clarifier.
D’abord, et aussi étrange que cela puisse paraître, rappelons
que jamais la communauté internationale ni le droit international n’ont pu définir le terme de « terrorisme ». Nous savons que
c’est un concept fourre-tout, utilisé pour discréditer l’adversaire. Ainsi, le mouvement sioniste en 1945-1948, le Front de libération
nationale algérien en 1954-1962 et le Congrès national africain
(ANC) ont été dénoncés par leurs adversaires comme des organisations terroristes (c’est à ce titre d’ailleurs que Nelson
Mandela a été emprisonné par le régime de l’apartheid).
En Palestine-Israël, la majorité des Palestiniens considèrent
légitime toutes les formes d’action armée contre l’occupation - y compris les attaques contre des civils - au prétexte qu’ils
luttent contre une occupation étrangère. Ils désignent, en
revanche, l’action de l’armée israélienne comme terroriste.
Tandis que le gouvernement israélien dénonce toutes les
actions des Palestiniens, y compris celles qui visent leurs soldats, comme du terrorisme.
Le droit international reconnaît la légitimité et la légalité de
la résistance, y compris armée, à l’occupation étrangère -
quand il n’existe plus d’autre possibilité d’exprimer ses revendications. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que les
Palestiniens ont le droit d’utiliser la violence dans leur lutte.
Ceci étant, le « droit » ne signifie pas forcément le « devoir ».
Tout mouvement de libération doit réfléchir sur le coût des
moyens qu’il choisit dans sa lutte, sur leur efficacité.
Nous devons aussi tirer les leçons de l’histoire. De l’Algérie
au Vietnam, en passant par l’Angola, le recours au fusil était légitime contre l’oppression étrangère. Mais, trente ou quarante ans
plus tard, quand on dresse le bilan de ces expériences, on
constate que les sociétés ont payé très cher cette lutte armée -
et d’abord par les politiques de terre brûlée menée par les puissances coloniales -, même si, je le répète, elles n’avaient sans
doute pas d’autre choix à l’époque. Car la guerre de libération a
partout entraîné la « militarisation du politique », la subordination du politique au militaire. Mao disait « le parti doit commander aux fusils », mais, dans la réalité, c’est souvent le principe
inverse qui l’a emporté. Quand le Front de libération national (FLN) algérien déclenche en 1954 l’insurrection contre le colonialisme français, il élimine tous les « obstacles » à son hégémonie parmi les Algériens et liquide physiquement toute dissidence. Le débat politique est réduit à sa plus simple expression, au
nom du combat armé : « Est-ce qu’un soldat discute les ordres ?
Est-ce qu’un officier s’interroge sur ses supérieurs au coeur de la
bataille ? » Ces comportements ont continué bien au-delà de la
victoire et ils expliquent largement les difficultés qu’ont connues
ces pays après les indépendances. Le sous-commandant Marcos
a développé, de ce point de vue, une réflexion stimulante, sur
les risques de la militarisation des mouvements de résistance,
en partant de la constatation que la plupart des mouvements
qui ont conquis le pouvoir par la violence exercent ensuite le
pouvoir par la violence et en continuant de mépriser les droits
de la personne. Quoiqu’il en soit, la légitimité de la résistance
et, dans certains cas, de la violence, ne peut permettre de transgresser certaines lois universelles.
Est-ce que l’action armée contre les soldats israéliens est
possible ? Et est-ce la meilleure forme de résistance à l’occupation, c’est aux Palestiniens de le dire. La résistance armée
n’est évidemment pas condamnable par principe, dans la
mesure où elle respecte les lois de la guerre et les Conventions
de Genève. Quoi que l’on pense du Hezbollah, celui-ci a mené
une résistance armée légitime au Liban sud contre les soldats
israéliens qui occupaient une partie du territoire libanais. Elle
n’était pas moralement critiquable : au nom de quoi pouvait-on
condamner des attaques contre des soldats israéliens sur le sol
libanais ? De plus, elle a été efficace, comme le prouve la décision du gouvernement israélien de se retirer du Liban.
Ceci étant posé, et même si le choix est fait de la lutte armée - et que celle-ci est légitime dans son principe -, cela ne
signifie pas qu’elle peut s’affranchir du « droit de la guerre ». Le
droit humanitaire est applicable par toutes les parties en conflit, même celles qui luttent pour une cause juste. Amnesty
International l’a rappelé en juillet 2002 : « L’argument le plus souvent avancé par les groupes armés palestiniens pour justifier les homicides
exposés dans le présent rapport est que le droit international n’impose aucune
restriction quant aux méthodes que peut utiliser un mouvement engagé
dans la résistance contre une puissance occupante. [...] Contrairement à
ces affirmations, aucune norme juridique internationalement reconnue
n’autorise les attaques contre les civils, que ce soit lors d’une lutte contre l’occupation militaire ou dans tout autre contexte [...]. » Amnesty
International qualifie même ces attaques de « crimes contre l’humanité » (rappelons que le même rapport affirme que l’action
de l’armée israélienne dans les territoires occupés se caractérise par des violations du droit qui « sont des infractions graves à la
quatrième Convention de Genève et, par conséquent, des crimes de guerre.
Beaucoup d’entre elles, commises de manière systématique et en grand
nombre dans le cadre d’une politique gouvernementale, répondent à la définition des crimes contre l’humanité donnée par le droit international ».
Au nom des idéaux que nous défendons, nous devons
accepter l’idée avancée par Amnesty qu’un « principe fondamental
du droit international humanitaire est que les parties au conflit doivent, en
toutes circonstances, faire la distinction entre les civils et les combattants,
ainsi qu’entre les biens civils et les objectifs militaires ».
Est-ce au mouvement antimondialisation libérale de « critiquer » l’action palestinienne, de « donner des leçons » à un
peuple qui vit dans des conditions terribles ? Sur cette question sensible, il n’y a pas de réponse simple. Nous pouvons
rappeler ce qui s’est passé au début des années 1970, quand
la résistance palestinienne, encerclée et pourchassée, a multiplié les détournements d’avion et les attentats contre des
cibles israéliennes à l’étranger. Durant cette période, la gauche
européenne favorable à la résistance a contribué à faire comprendre, notamment au Fatah, que ces « opérations extérieures » étaient nuisibles à la cause défendue.
Les attentats contre des civils israéliens ne posent pas seulement un problème moral, mais aussi politique. Depuis son
élection en février 2001, Ariel Sharon les a intégrés dans sa stratégie intérieure et extérieure. Celle-ci est fondée sur plusieurs
éléments : refus des accords d’Oslo, « la plus grande catastrophe qui
soit jamais arrivée à Israël » ; élimination graduelle de l’Autorité
palestinienne ; « solution intérimaire à long terme », ce qui signifie
la poursuite de l’occupation sous d’autres formes. Les attentats
lui ont permis de justifier son refus d’ouvrir des négociations
sérieuses avec les Palestiniens auprès de son opinion
publique et même d’une partie de l’opinion internationale.
Or, dans le contexte israélo-palestinien, aucune solution
politique n’est possible si le « front intérieur » israélien n’est
pas brisé. Ceci est difficile, mais possible comme en témoignent les sondages : la majorité des Israéliens acceptent l’idée
d’un État palestinien au côté de l’État d’Israël. Toutefois, nous
devons comprendre le scepticisme des Palestiniens, de
toutes tendances : après tout, ce que nous leur demandons,
c’est ce qu’ils ont mis en oeuvre durant la première Intifada,
avec le refus d’utiliser la violence armée. Dix ans après la fin
de cette Intifada, la situation des Palestiniens n’a jamais été
aussi terrible.
D’autre part, la simple condamnation « morale » des crimes
commis par les deux parties ne suffit pas à définir une position
sur le conflit israélo-palestinien. On ne peut simplement renvoyer dos-à-dos les deux protagonistes, sous prétexte que les
deux violent le droit humanitaire. Pour deux raisons. D’abord
parce que les violations commises par un État - un État qui se
réclame des principes démocratiques - sont toujours plus
graves que celles commises par des groupes non étatiques,
d’autant que certains de ces groupes agissent à l’encontre de
l’Autorité palestinienne. Ensuite pour des raisons politiques :
la bataille que mènent les Palestiniens est « une guerre juste »,
une résistance légitime à une occupation illégitime, alors que
le gouvernement israélien développe une stratégie de maintien d’une occupation illégale. Pour prendre un exemple,
durant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont sûrement
commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité - notamment à Dresde ou à Hiroshima. Pourtant la lutte
contre le nazisme était une guerre juste. Et personne ne peut
renvoyer les Alliés et l’Axe dos à dos. De même, durant la guerre de libération algérienne, le FLN a commis - comme l’armée
française - des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Pourtant, sa revendication d’indépendance était tout à
fait légitime. Et là aussi la symétrie n’est pas acceptable.
Un dernier mot sur cette dimension. Les souffrances des
deux côtés ont creusé un fossé profond, qu’il faudra du temps
pour combler. Sans doute, comme l’a proposé l’intellectuel
américano-palestinien Edward Said, faudra-t-il aller vers la
création d’une commission Vérité et Réconciliation, pour dresser le bilan, aussi précis que possible, des cinquante dernières années. Le mouvement antimondialisation libérale
pourrait y contribuer.
La priorité absolue, pour lui, doit être de réclamer une protection internationale de la population palestinienne, protection que n’assurent pour l’instant que des missions civiles
internationales. Il doit réclamer de l’Europe qu’elle s’engage
dans cette voie et qu’elle utilise l’accord de coopération Union
européenne-Israël comme un moyen de pression.
Néanmoins, nous devons répéter que seule une solution
politique peut permettre d’échapper à un mortel engrenage.
C’est ce qu’ont rappelé avec courage, dès le mois de juillet
2001, des personnalités représentatives des deux camps - dont
plusieurs ministres (MM. Yasser Abed Rabbo, Nabil Amr,
Hisham Abdoul Razzek) et intellectuels (Mme Hanan Ashrawi,
MM. Sari Nuseibeh, Salim Tamari) palestiniens, ainsi que
M. Yossi Beilin, ancien ministre de la justice du gouvernement
Barak, et de nombreux écrivains (dont Amos Oz, A. B.
Yehoshua, David Grossman).
« Nous, Israéliens et Palestiniens, dans les plus difficiles des circonstances
pour nos deux peuples, venons ensemble pour réclamer la fin du bain de
sang, la fin de l’occupation, un retour urgent aux négociations et à la mise
en oeuvre de la paix. [...] En dépit de tout, nous croyons toujours en l’humanité du camp adverse et dans le fait que nous avons un partenaire avec
qui nous allons faire la paix. Une solution négociée au conflit entre nos
peuples est possible. [...]. Pour aller de l’avant, il faut accepter la légitimité
internationale et l’application des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU menant à une solution fondée sur les frontières de 1967 et sur
deux États, Israël et la Palestine, côte à côte, ayant Jérusalem pour capitale
respective. Des solutions justes et durables peuvent être trouvées à tous les
problèmes en suspens, sans porter atteinte à la souveraineté des États palestinien et israélien, souveraineté définie par leurs citoyens respectifs et comprenant les aspirations à un État des deux peuples, palestinien et juif. »
Lettre à ma fille
J’ai écrit ce livre pour toi, en pensant à toi et à tous les
jeunes de vingt ans. Cela fait plus de deux décennies que
j’écris sur le conflit israélo-palestinien, que je donne des
conférences sur ce thème, que j’effectue des reportages sur
place. J’ai débattu ardemment des droits des Palestiniens, de
la nature de l’État d’Israël, de la paix à venir. Convaincu de la
force de la raison et de la logique, de la nécessité de surmonter les préjugés, j’ai essayé de comprendre, de faire
comprendre cet Orient prétendument compliqué. Je l’ai toujours fait avec passion, car j’ai le Proche-Orient au coeur. J’y
suis né et j’y ai grandi. Et j’espère vous transmettre, à toi et à
tes frères, au moins une once de ce penchant, bien que mon
itinéraire ne soit ni le tien ni le leur.
Avant-propos de l’ouvrage d’Alain Gresh, Israël, Palestine.
Vérités sur un conflit. Nouvelle édition, Fayard, 2002.
Avec l’échec des accords d’Oslo, avec la spirale de la violence au Proche-Orient, j’ai été pendant un temps saisi par le
découragement. Les espoirs de paix s’effondraient, une nouvelle fois la région se trouvait emportée dans la folie et les
affrontements. Pis, le conflit débordait dans l’Hexagone. Des
milliers de Français juifs, souvent très jeunes, manifestaient
devant l’ambassade d’Israël, quelques-uns aux cris de « Mort
aux Arabes ! ». Ailleurs, d’autres jeunes Français, souvent d’origine maghrébine, clamaient leur indignation face à la répression en Cisjordanie et à Gaza, quelques-uns aux cris de « Mort
aux juifs ! ». Des synagogues ont été attaquées, brûlées. Les
attentats du 11 septembre à New York et Washington ont ravivé la haine antimusulmane et relancé les agressions antiarabes. Le spectre d’une guerre communautaire flotte sur la
« douce France ». Au-delà de la condamnation de principe de
toutes les manifestations d’antisémitisme, les responsables
politiques ont paru paralysés. Dans les collèges, les lycées, des
enseignants tétanisés expliquaient qu’ils préféraient garder le
silence plutôt qu’ouvrir le débat : les solidarités « communautaires » - les « feujs » avec Israël, les « beurs » avec les
Palestiniens, les « Français de souche » regardant ailleurs -
paraissaient tellement fortes, tellement « naturelles », tellement insurmontables ; il valait mieux éviter de les exacerber.
Comment consentir à cette vision ? Pour moi, cela reviendrait à abdiquer les principes qui ont fondé mon travail, mes
engagements, mes convictions. J’appartiens à une génération
qui est venue à la politique - comme on dit venir au monde - dans les années 1960, à travers le formidable mouvement de
décolonisation et à la faveur de la lutte, que nous proclamions
invincible, du peuple vietnamien contre l’agression des États-
Unis. Les clivages étaient alors politiques - idéologiques,
oserais-je ajouter si ce mot n’avait désormais mauvaise presse.
Ni les origines des uns, ni la religion des autres n’avaient de
poids dans nos analyses, nos luttes, nos certitudes. Nous nous
voulions partie intégrante de l’humanité, au-dessus des préjugés, des assignations de la « race » ou même de la nation. C’est
ce qui nous avait séduits dans le message universaliste du
marxisme : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! »
Certes, le conflit israélo-arabe était plus compliqué que la
guerre du Vietnam. La crise de l’été 1967 avait d’abord paniqué
nombre de Français juifs, persuadés que la survie d’Israël était
en jeu, puis la victoire écrasante de ce dernier sur l’Égypte, la
Syrie et la Jordanie les avait enthousiasmés, ainsi qu’une
bonne partie de l’opinion publique. Le poids du génocide des
juifs, le mythe du kibboutz socialiste (exploitation agricole collective), mais aussi le sentiment de « revanche » anti-arabe
cinq ans seulement après la fin de la guerre d’Algérie - autant
de facteurs qui expliquaient ces prises de position unilatérales
en faveur d’Israël. Mais, pour l’essentiel, les affrontements restaient politiques. Et dans les organisations communistes et
d’extrême gauche, où des juifs militaient en nombre, nous
défendions, encore une fois, des positions internationalistes.
Pourtant, nous étions les héritiers d’une tradition nationale.
Nous étions encore fascinés par ces Français déclarés traîtres
à leur patrie pour s’être engagés aux côtés du Front de libération nationale algérien ; on les appelait les « porteurs de valise ». Contrairement à Albert Camus, ils avaient préféré la justice à « leur mère ». Né en Égypte d’une mère d’origine juive
russe et d’un père copte, athée mais respectueux des
croyants, je me reconnaissais dans le pays des Lumières. Je te
l’ai déjà dit, ma fille, j’ai l’immense privilège d’avoir « choisi »
ma nationalité : le lycée du Caire m’avait fait français de culture et de coeur, même si je ne l’étais pas de sang. J’admirais
Voltaire. Il s’était engagé dans l’affaire Calas, défendant ce calviniste accusé en 1761 d’avoir tué son fils prétendument
converti au catholicisme, et exécuté l’année suivante à Toulouse. L’affaire avait divisé la France. Il avait fallu attendre
1765 pour que Calas soit réhabilité après que Voltaire eut plaidé sa cause avec tout le talent et l’énergie qu’il mettait, par
ailleurs, à combattre les fanatismes religieux, y compris le protestantisme, et les privilèges des Églises.
« Avec mon frère contre mon cousin, avec mon cousin contre les étrangers » : l’adage, paraît-il, résumait la spirale des massacres que
connaissait le Liban plongé dans la guerre civile durant les
années 1970. Cette logique, je l’ai toujours rejetée. Faut-il l’accepter à l’heure où l’on célèbre le « village planétaire », les
droits universels de la personne et l’égalité entre êtres
humains ? Faudrait-il considérer comme légitime que les juifs
soient solidaires d’Israël, les musulmans des Palestiniens ?
On peut comprendre qu’il existe des proximités familiales,
affectives, religieuses. « Presque tous les juifs de Strasbourg, notait
un responsable du Conseil représentatif des organisations
juives de France (Crif) après divers incidents antisémites à l’automne 2000, ont de la famille là-bas. Le sentiment de base est une réaction d’anxiété pour les proches. Dès qu’un danger menace Israël, la solidarité joue à plein. » Quant aux jeunes d’origine musulmane, ils s’identifient à ces lanceurs de pierres, pour des raisons sociales -
« Déshérités de tous pays, unissez-vous » - ou par un sentiment plus ou moins diffus d’appartenance culturelle et religieuse. Mais faut-il consentir à ces solidarités « primaires » ?
Malheureusement, la gauche semble s’y résigner. Figée par
la crainte de débordements, faisant appel - quand elle était
encore au pouvoir - aux autorités religieuses pour calmer les
tensions, elle a abandonné à leur sort ces jeunes qui grandissaient en dehors de son influence, de sa culture, de sa vision
du monde. Elle n’a pas su s’adresser à eux, répondre aux tourments qu’ils rencontraient dans les cités, trouver les mots qui
touchent, mener les actions qui auraient pu donner à ce qui se passait en Palestine et en Israël un contenu universel. Écoeurés, vers qui se tourneront ces jeunes ? Vers ceux qui donnent
à ce combat une explication - et une solution - religieuse ou communautaire ?
Comme à chaque nouvelle crise dans la région, j’ai été sollicité pour participer à des débats. Les discussions ont souvent
été acharnées. J’ai rencontré de nombreux jeunes de ton âge,
lycéens ou étudiants. J’ai pris conscience que nous n’avions pas
été capables de leur transmettre cette expérience « internationaliste » que j’évoquais plus haut. Je souhaite, contre tous les
vents contraires et sans vouloir idéaliser le passé, assumer ce
rôle de « passeur », et mon désir est à l’origine de ce livre. J’ai
voulu à la fois rétablir un certain nombre de faits sans la
connaissance desquels aucune discussion sérieuse n’est possible, et exposer les principes sur lesquels se fonde ma manière de voir le conflit.
L’affrontement en Palestine est l’un des plus anciens de la
planète. Il remonte à un siècle environ, avec l’émergence du
mouvement sioniste en Europe et les premières vagues de
colonisation en Palestine. De la Première Guerre mondiale à
aujourd’hui, il a impliqué, à chaque époque, toutes les grandes
puissances, de l’Empire ottoman à la Russie tsariste, de l’Union
soviétique à l’Allemagne nazie, des États-Unis à la Grande-
Bretagne. Il s’est traduit par cinq guerres, dont certaines ont
failli dégénérer en conflagration mondiale. Dans le programme
d’histoire de terminale, qui aborde le monde d’aujourd’hui, le
Proche-Orient est éclaté en plusieurs chapitres, en plusieurs
thématiques. De surcroît, comme nombre de professeurs répugnent à aborder ce sujet « sensible », qui tombe rarement à
l’épreuve du baccalauréat, la confusion est la règle. Or la
connaissance est la condition préalable à tout débat. Des
points de vue divers peuvent se confronter si jeunes et moins
jeunes possèdent, ce qui n’est généralement pas le cas, les éléments historiques de base. Je rappellerai donc les faits et
les enchaînements qui me paraissent indispensables pour
ouvrir un débat sérieux.
Mais ces précisions sont insuffisantes. Après tout, il existe
déjà des centaines d’ouvrages décortiquant le conflit, son histoire et ses protagonistes. Ce n’est pas pour cela que les « spécialistes » tombent d’accord. Pourquoi ? Parce que chacun lit,
consciemment ou non, ce conflit à travers des « grilles d’analyse » qui donnent un « sens » aux événements. Que répondre à
quelqu’un qui proclame que la terre d’Israël a été donnée aux
juifs par Dieu ? Peut-on contester la parole de Dieu ? Une
vision religieuse, fondée sur un message divin, est non négociable. Comment convaincre des élèves musulmans qui pensent que la Palestine est terre islamique et ne peut faire l’objet de marchandages ou de compromis ?
Comprends-moi bien. La ligne de démarcation, pour ce qui
concerne la Palestine ou pour tout autre affrontement, ne passe
pas toujours entre les religieux et les autres. Certains laïques
défendent des positions nationalistes extrémistes, qui attribuent une supériorité aux « leurs » contre les « autres » - nous
l’avons vu en Serbie ou en Croatie. Inversement. certains religieux savent défendre la justice, au nom même de leur religion. Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde le
9 janvier 2001, le rabbin David Meyer rappelait que, dans la tradition juive, l’idée de « terre sainte » ou de « promesse inconditionnelle » sur la terre d’Israël n’existe pas. Il citait le chapitre IV
du Deutéronome (l’un des premiers livres de la Bible) :
« Maintenant donc, ô peuple d’Israël, écoute les lois et les règles que je t’enseigne pour les pratiquer, afin que vous viviez et que vous arriviez à posséder le pays que l’Éternel, Dieu de tes pères, vous donne. [...] Voyez, je vous
ai enseigné des lois et des statuts, selon ce que m’a ordonné l’Éternel, mon
Dieu, afin que vous vous y conformiez dans le pays où vous allez entrer pour
le posséder. Observez-les et pratiquez-les ! Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples [...]. Or, quand vous aurez engendré des
enfants, puis des petits-enfants, et que vous aurez vieilli sur cette terre, si
vous dégénérez alors, si vous fabriquez une idole, image d’un être quelconque, faisant ainsi ce qui déplaît à l’Éternel, ton Dieu, et l’offense, j’en
prends à témoin, aujourd’hui contre vous, les cieux et la terre ; vous disparaîtrez promptement de ce pays pour la possession duquel vous allez passer
le Jourdain, vous n’y prolongerez pas vos jours, vous en serez proscrits. » Et
le rabbin s’interroge sur ce culte insensé « que constitue l’idolâtrie
de la terre d’Israël, du “Grand Israël” », qui fait passer « les notions de
sainteté et de sacré avant celle du respect de la vie humaine ».
Pour ma part, je n’appartiens à aucun « parti de Dieu », je me
contente - comme le « bâtard Goetz », le personnage central de
la pièce Le Diable et le Bon Dieu de Jean-Paul Sartre - d’appartenir à celui des hommes, ou plutôt à celui des êtres humains. Je
ne reconnais aucune hiérarchie entre eux, pas plus que je ne
classe sur une échelle ascendante ou descendante les communautés religieuses ou nationales. Même si je comprends que,
pour des raisons parfois familiales, quelquefois religieuses, souvent culturelles, nous puissions nous sentir plus proches de tel
ou tel peuple... À condition de ne pas l’idéaliser, à condition de
ne pas absoudre les crimes commis en son nom.
En Palestine, il n’existe pour moi aucun droit « naturel » ou
« religieux ». Remonter à trois mille ans ou même à mille ans
pour déterminer quel arpent de terre appartient à qui est un
exercice absurde, illégitime, mais aussi sanglant. Une telle
argumentation a été utilisée par la direction de Belgrade pour
justifier un « droit » sur le Kosovo, « berceau de la Serbie ».
Nous savons que les nations modernes remontent au
XVIIIe siècle et à la Révolution française. Je reviendrai sur ce
point dans le chapitre III. Mais l’occupation de telle région
française par des tribus germaniques ou de l’Aquitaine par les
« Anglois » ne crée aucun droit...
Comment, alors, s’y reconnaître dans des revendications
opposées ? Par l’affirmation du primat du droit international.
Que disent, en substance, les résolutions des Nations unies sur
la Palestine et sur Israël ? Elles reconnaissent que, désormais,
sur la terre historique de la Palestine sont installés deux
peuples, l’un juif israélien, l’autre palestinien, et que chacun
de ces deux peuples a droit à son État indépendant.
Nuançons néanmoins cette symétrie. D’abord, le peuple
israélien dispose déjà d’un État depuis plus de cinquante ans,
alors que les Palestiniens en sont toujours privés et vivent dans
l’exil forcé ou sous occupation. D’autre part, la situation actuelle est née d’une injustice originelle : les Palestiniens ont été
chassés de chez eux, notamment en 1948-1950, par les milices
juives puis par l’armée israélienne, comme je le développerai
dans le chapitre IV. Cette expulsion, longtemps niée ou refoulée
en Israël comme en Occident, est désormais un fait établi, grâce
notamment aux travaux des « nouveaux historiens » israéliens.
Nous vivons à une époque et dans un ensemble, l’Europe, où
l’on invoque à satiété le « devoir de mémoire ». Très bien, mais
ne faisons pas preuve de sélectivité. L’injustice faite aux
Palestiniens mérite, comme d’autres - multiples durant la
période coloniale -, réparation et d’abord reconnaissance.
Cette dimension morale ne peut être occultée car elle conditionne une réconciliation entre Israéliens et Palestiniens.
Sur ce conflit pèse lourdement le génocide des juifs. Les
prises de position, en France comme au Proche-Orient, sont
marquées au fer rouge par ce qui constitue l’un des crimes les
plus abominables de l’histoire de l’humanité. L’anéantissement
des juifs par le nazisme et ses alliés, l’incapacité des grandes
puissances de l’époque à empêcher ce crime ont créé une culpabilité dans les opinions occidentales et une inclination en
faveur de ceux qui se revendiquent les héritiers de l’histoire et
de la mémoire des juifs. Ce martyre a favorisé le vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 29 novembre 1947
en faveur du partage de la Palestine, et donc de la naissance de
l’État d’Israël. Mais ce sont les Palestiniens qui ont payé le prix
d’un crime qu’ils n’ont pas commis, et pour lequel ils n’ont à
assumer aucune responsabilité. Je reviendrai aussi plus longuement, dans le chapitre V, sur cette contradiction.
Quand on évoque le Proche-Orient, on ne peut être « au-
dessus de la mêlée ». La neutralité relève de l’illusion. Pourtant,
je refuse la solidarité abstraite avec l’un des deux camps. Je ne
pense pas qu’un peuple - n’importe lequel - soit « bon »,
« juste », « supérieur » par nature ou par une quelconque grâce
divine ou immanente. Aucun peuple n’est investi d’une « mission supérieure ». Pas plus les Palestiniens que les Israéliens.
Je vais donc essayer de t’expliquer tout cela. Aussi simplement que possible. Je n’entrerai pas dans le détail, les livres
sont innombrables sur le sujet ; je choisirai les éléments qui
me semblent indispensables pour comprendre le conflit. Mais,
avant de commencer, je voudrais te convier à un détour.
Depuis deux ans, de nombreuses polémiques agitent la
France. Elles illustrent, à mon sens, la difficulté d’ouvrir un
débat sur ce conflit à nul autre pareil.