.../(une population qui équivaut à celle de la région parisienne et occupant une surface plus petite que la Bourgogne) défraient nos chroniques, occupent l’espace de l’information médiatisée. Le décompte des victimes est minutieux. Combien de morts, chaque jour, en Tchétchénie ? Dans les favelas du Brésil ? Combien de prisonniers politiques chez les Bongo ou d’autres grands serviteurs du néo-colonialisme français ? Silence dans les grands médias.
Par contre, chaque journal radio ou télé se transforme en bulletin constamment remis à jour des pertes et des mouvements du gouffre palestino-israélien. La raison se trouve dans la conjonction de plusieurs fractures, plusieurs lignes de tension qui traversent le monde et se rejoignent au Proche Orient précisément dans le pays Palestine - Israël.
Cet article se fixe comme tâche de nommer quelques-unes de ces tensions et de rechercher pourquoi et comment elles poussent à faire du cinéma et notamment un cinéma d’essai, un cinéma de recherche formelle, un cinéma à la fois d’engagement politique et de mise en doute subjective. A mon avis, ce cinéma porte en lui une énergie d’interrogation et de remise en cause qui en fait l’un des plus intéressants produits dans le monde actuellement.
Le dernier avatar du colonialisme territorial : Cowboys contre Indiens
Du point de vue de l’histoire des quatre cents dernières années, l’état d’Israël est probablement la dernière aventure coloniale de l’homme blanc. Certes il y a une longue histoire depuis une centaine d’années de forées militaires dans plusieurs points du globe par les puissances concurrentes, et notamment américaines, pour défendre ce qu’elles perçoivent comme leurs intérêts (perception réduite le plus souvent à la simple capacité d’y faire des affaires, ou protéger leurs investissements). Mais que ce soit en Chine au milieu du 19ème siècle, à Cuba, au Guatamala, au Panama ou ailleurs au 20ème siècle, les troupes occidentales n’ont pas été suivies par une tentative de peuplement des zones envahies.
Aujourd’hui personne n’imagine que les Américains vont se servir de leur conquête militaire de l’Iraq pour le repeupler. Or Israël est, avant et par-dessus toute autre considération, une colonie de peuplement. De ce point de vue, elle est une aventure hautement susceptible de médiatisation.
Même si la mythologie du "peuple sans terre" qui occuperait une "terre sans peuple" a perdu de sa crédibilité, l’énoncé héroïque d’une race d’hommes entrepreneurs et énergiques qui "font fleurir le désert" reste intimement tissé à l’épopée israélienne. Une analyse détaillée de la presse américaine à ce sujet serait certainement instructive. Un exemple tiré au hasard signé Phil Brennanse trouvé sur le site web de newsmax.com : "Si la population non juive continue de grandir plus vite que la population juive, Israël pourrait devenir un pays sous-développé du tiers monde d’ici 2020, prédit un expert démographique." [1].
Le sous-texte est facilement décodable. Les gens qui occupaient le pays avant (et qui pourraient finir par le submerger si on n’y fait pas attention) ne font rien fleurir. Ils ne sont ni entrepreneurs, ni énergiques, ni éduqués, ni capables ou aptes à autre chose que d’être dominés et évacués. Ils gaspillaient le trésor potentiel sur lequel ils étaient assis. Il est justice que des paresseux et des incapables se fassent éjecter par des travailleurs et des compétents. L’imagerie du fort de la cavalerie US attaqué par des nuées d’indiens tirant à tout va jaillit de chaque plan d’une "colonie" israélienne en territoire "occupé" : des blocs de maisons en béton blanchi entourés d’un mur grillagé, desservis par des routes spéciales et gardées par des tours portant mitraillette. Mais cette première image est bien trop favorable aux thèses colonialistes. Les Palestiniens ne sont pas des "sauvages"et les colons israéliens n’apportent pas la "civilisation" telle que Hollywood des années trente ou quarante a pu l’imaginer.
L’image d’une partie d’échecs, d’une stratégie de la pieuvre serait plus appropriée. Il s’agit avec chaque déplacement d’une pièce de couper l’ennemi de sa base, de rendre son existence sur cette terre invivable, de l’obliger à choisir entre le départ, la dépression ou la révolte suicidaire. Les gens de Yanoun de Jean-Claude Perron et Catherine Shammes témoignent fort bien de cette stratégie. [2].
Le mot anglais "settlement" dit aussi bien les choses, les "settlers" étaient des gens partis s’installer et cultiver la vaste terre vide à l’Ouest des Appalaches tout au long du 19ème siècle. Les mêmes scènes se reproduisent au Canada, en Australie. Les images de "colons" mitraillettes à la main, entrant en territoire hostile pour faire une prière auprès d’un site religieux, images que l’on retrouve dans des scènes d’Abraham Segal filmées à Hebron [3], ou de Dominique Dubosc à côté du tombeau de Rachel [4], ces images disent la brutalité de l’affrontement, disent aussi la foi immense des forces coloniales en leur propre raison idéologique.
Comme Eyal Sivan aime à le répéter, en reprenant et adaptant la leçon de Yeshayahu Leibowitz, certains sionistes (Leibowitz distinguait "deux sionismes" pour critiquer les colons et les occupants) croient vraiment que la Bible n’est qu’un vaste titre de propriété signé par Dieu à leur bénéfice. [5] Etre le peuple élu se résume ainsi à se considérer héritier légitime de ce terrain-là et de tout ce qui s’y trouve.
De nombreux observateurs l’ont déjà remarqué : cette croyance dans le "destin manifeste" d’un peuple rappelle de manière frappante les contours de l’épopée américaine. Face au peuplement blanc et chrétien des plaines du continent américain, les habitants premiers, écrasés par une force militaire infiniment supérieure, n’avaient qu’à se soumettre et se cantonner dans des "réserves", ou mourir. L’acte du Congrès daté de 1831 et qui marquait le début du dernier acte de ce conflit s’intitule "The Indian Removal Act" (La loi sur le déplacement des Indiens).
Une des nombreuses similarités entre les politiques israéliennes et américaines menées par les gouvernements actuels est précisément cette volonté de cantonner, de déplacer les premiers habitants d’une terre conquise vers des espaces réservés et sous haute surveillance. Une autre image bien connue de tous les Israéliens est révélatrice à la fois de la paranoïa de l’entreprise, et de sa nature colonisatrice et anti-démocratique. Un plan tiré d’un atlas qui montre le minuscule état israélien entouré par des millions de kilomètres carrés de pays arabes hostiles. La leçon de cette image : les Arabes (lire les Palestiniens) ont le choix de vivre parmi "les leurs" n’importe où dans l’immense espace situé entre les portes de la Chine et l’océan atlantique. Et tout ce que Dieu et les hommes ont légué aux juifs comme terre et comme pays est ce minuscule territoire de rien du tout dont certaines forces hostiles - forcément antisémites - veulent les priver.
Cet argument en soi justifie toutes les expulsions, toutes les confiscations et inverse la charge de l’intention criminelle - ce sont eux qui veulent nous liquider ! On ne fait que se défendre ! Pour revenir encore à Yeshayahu Leibowitz rapporté par Silvan, l’occupation militaire des territoires conquis transforme le peuple victime en peuple d’assassins confortablement installé dans une fausse bonne conscience inébranlable ; ses actes sont toujours légitimés par la menace perpétuelle dont il prétend être la victime, mais dont il est lui-même l’instigateur. William Karel dans son film Le monde selon Bush [6] monte des images nous montrant des défilés de chrétiens américains manifestant leur soutien à Sharon et au projet d’Israël, exhibant autant de joie et d’engagement affectif que les sionistes eux-mêmes.
Ces gens vivent dans un monde, simplifié à outrance par leur culture médiatique et leurs prédicateurs religieux, d’une lutte sans merci entre le bien et le mal, entre le démon et Dieu. La terre sainte, telle dans une énième croisade, doit être arrachée à l’influence des terroristes, des arriérés, de l’Islam. Israël de ce point de vue est sur la ligne de front de la lutte contre les paiëns, les hérétiques, ceux qui nient la signification religieuse de la passion du Christ. Une ré-identification avec le judaïsme combattant est possible à cause de la lutte des juifs contre les musulmans sur la propriété de cette terre, sur la souveraineté des lieux saints.
Ces mêmes chrétiens fondamentalistes peuvent manifester un anti-sémitisme virulent contre les juifs de leur propre pays dès lors qu’ils ne sont qu’une minorité non combattante. Cela ne change rien à l’alliance sur l’enjeu d’Israël. Il y a même une cohérence entre vouloir un Israël fort et exprimer le désir (explicite ou non) de voir partir les minorités juives des pays de la diaspora ; l’Agence Juive pour Israël travaille sur cette logique depuis sa création. La droite chrétienne protestante est un élément indispensable de la coalition qui a permis à Georges Bush Jr de devenir président et explique en partie l’appui inconditionnel du gouvernement américain au projet et aux politiques d’Israël.
Mais nous l’avons déjà vu, l’identification américano-israélienne a plusieurs autres ressorts tant culturels qu’historiques. Elle est renforcée par l’identification d’un pays de colonisateurs avec un autre, un pays de culture technologique avancée avec un autre, et surtout depuis le 11 septembre, un pays en lutte contre le "terrorisme" avec un autre. Cette lutte commune renforce les liens entre les appareils industriels et militaires, car les deux pays partagent la conviction que leur puissance dans le monde, ou dans la région, est surtout garantie par une force de frappe militaire à la pointe de la technologie et d’une écrasante supériorité.
Certes une minorité juive existe aux Etats-Unis ; certes il y a des lobbies pro-israéliens efficaces à Washington. Mais l’identification de l’Amérique avec Israël n’est qu’en partie une affaire de lobbies et de politique intérieure. D’ailleurs le nombre de musulmans aux Etats-Unis ne cessent de croître sans que cela semble avoir un quelconque effet sur la politique étrangère du pays. L’alliance américano-israélienne est en partie spirituelle et historique, fondée sur la conscience d’une origine partagée dans une bataille pour exister face à une terre initialement hostile. En ce sens on peut parler d’unité entre "les" terres promises. Et cette alliance est d’autant plus forte qu’elle se fait à la fois contre l’Islam, bien sûr, mais aussi contre l’Europe, incapable de se défaire de l’ombre raciste et anti-sémite qui pèse sur son passé depuis le moyen âge.
La faille dans la conscience européenne
Si Israël a de fortes affinités spirituelles et culturelles avec les Etats-Unis, le projet sioniste, lui, est européen, doublement : d’abord par son fondateur et par sa naissance historique.
Théodor Herzl, né en Hongrie, éduqué à Vienne, et les autres pères fondateurs d’un courant nationaliste juif faisaient partie de la montée des nationalismes dans l’Europe du 19ème siècle, surgis lors de l’affaissement des empires aristocratiques anciens, et notamment les empires austro-hongrois et russes. Le libéralisme économique, le nationalisme culturel et linguistique, le républicanisme politique allaient de pair dans cette Europe qui se débattait entre les réverbérations encore prégnantes de la révolution française et la volonté des puissances féodales anciennes à maintenir pouvoirs et privilèges.
Ce qui donnait son caractère particulier au sionisme à l’époque, c’était la nature dispersée du peuple juif. La terre des juifs ne pouvait être une terre européenne car ils étaient minoritaires partout, étalés dans une diaspora s’étendant de la Russie jusqu’à l’Angleterre, assimilés aux cultures nationales dans l’Europe de l’ouest, de l’Angleterre à l’Allemagne, mais gardant une forte identité culturelle avec une langue propre (le yiddich) là où l’antisémitisme était le plus fort, en Europe centrale et orientale. Le pays des juifs dans ces circonstances avait du mal à trouver une traduction autre que symbolique, et historique. Il fallait un retour aux sources, un retour aux origines, un retour à la fondation idéologique du peuple, au livre, à la Bible.
Le fait que la Palestine redevienne la terre promise pour les juifs européens était une réponse idéologique (résultat d’un long débat et de multiples tergiversations) au fait qu’il n’y avait pas de terre concrète où les juifs seraient majoritaires, ou aurait une légitimité historique à le devenir, ailleurs. Donc s’ajoutaient aux communautés juives orientales d’origine, les premières timides implantations d’européens juifs datant du début du siècle. Mais le sionisme n’était porté à cette époque que par une petite partie de la communauté juive européenne, et était dénoncé de manière virulente par d’autres.
Ensuite, l’événement historique qui a permis au mouvement sioniste de trouver une traduction dans la réalité fut la destruction des communautés juives de l’Europe par le nazisme. Douze ans de règne d’un fascisme nationaliste et antisémite allemand ont suffi pour liquider physiquement une culture entière et des populations de millions de gens vivant depuis le moyen âge sur le sol européen. Il est à signaler en passant que ce n’est pas ce massacre qui a provoqué la deuxième guerre mondiale. Les discours ou les pratiques nazies à propos des juifs, aussi répréhensibles soient-ils, étaient considérés à l’époque comme relevant de la politique intérieure d’un état souverain. La cause de la guerre a été la politique hitlérienne d’expansion territoriale continue.
Le trauma des peuples juifs aux mains des nazis a été renforcé par le difficile accueil rencontré par les réfugiés auprès des Suisses, ou autres puissances occidentales, y compris les Américains. Dès lors l’idée que les juifs doivent fonder un pays où ils seront majoritaires, bien armés, combattants, s’impose. Ils ne doivent plus jamais être victimes d’une majorité oppressante, ne doivent plus jamais avoir besoin que d’autres se battent pour leur survie.
L’opinion largement répandue en 1945, et fondée sur une base historique récente et solide, est que personne ne fera une guerre pour la survie des juifs. Le pays promis des rêves idéologiques d’un courant minoritaire devient une terre de colonisation réelle. L’afflux est régulier et en augmentation depuis les années vingt, et massif pendant et suite à la guerre. Elle est l’expression d’une idée largement partagée : la survie d’un peuple, de sa culture, de sa religion, comme celle des individus qui le composent, passe par là. Or l’holocauste, la liquidation industrialisée des juifs, est une invention de la culture et de l’histoire européennes.
Face à son organisation industrielle et bureaucratique, la souscription massive de la nation allemande dans le projet et dans ses fondements idéologiques, les génocides perpétrés contre les peuples des Amériques ou de l’Australie, y compris les massacres plus récents comme ceux de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda, apparaissent amateuresques. L’expérience est unique, non pas à cause de sa sauvagerie ou de sa cruauté, mais précisément à cause de la froide rationalité, l’organisation Weberienne de sa mise en oeuvre.
Elle a profondément marqué, bien sûr, les survivants juifs mais aussi la conscience historique européenne elle-même. L’Europe a soutenu la création de l’Etat d’Israël pour battre sa coulpe par rapport à sa propre histoire. Depuis cinquante ans, l’Europe ne met en doute aucun des fondements excluants ou ethno-religieux de cet Etat. Certes, elle soutient depuis une vingtaine d’années l’idée d’un Etat palestinien, mais mollement, à demi-mots.
Plusieurs facteurs expliquent son absence d’initiative : le fait que la question n’a que peu de poids dans les débats politiques intérieurs et les rapports de force électoraux ; le fait que les ministres des affaires étrangères ne parlent pas d’une même voix. Mais un problème lourd reste son passé antisémite qui l’exclut comme joueur significatif de l’échiquier au Proche Orient. Sa parole est tout de suite décrédibilisée, suspecte, et sa culpabilité est tellement forte qu’elle s’auto-censure.
Face au franc ralliement des Américains à la nouvelle croisade israélienne, elle se met hors jeu. Elle finance des infrastructures pour les Palestiniens que l’armée israélienne dynamite dès qu’elles sont à portée de main. Les protestations européennes sont à peine audibles. Elle soutient des plans de paix successifs (Oslo, Feuille de route) que les politiciens du Likoud continueront d’utiliser comme du papier toilette tant que le rapport de forces ne s’est pas tourné contre eux, elle murmure de temps à autre une désapprobation honteuse. Elle est incapable de parler d’une voix autonome, unie et politique sur la question. Aux Nations-Unies, malgré deux sièges permanents au Conseil de Sécurité, ces initiatives sont inexistantes. Israël est le rappel constant de la honte européenne. Les politiciens israéliens le savent et utilisent son potentiel de chantage à merveille. [7]
Un bilan manquant et la délocalisation de sa facture
Pour que l’Europe puisse faire le bilan de son passé raciste et antisémite, pour qu’elle puisse passer l’éponge et parler avec une confiance renouvelée, il aurait fallu, il faut toujours, qu’elle en fasse le bilan.
Or la période après la guerre ne s’y prêtait pas. Une remise à plat des erreurs passées n’était nulle part la priorité. L’attention était accaparée par le besoin de remettre de l’ordre, de reconstruire un Etat, de récupérer les éléments des Etats fascistes qui pouvaient l’être. Ce fut suivi de près par la guerre froide et l’obsession de la menace communiste. Du coup la véritable implantation d’un antisémitisme politique de masse n’a jamais été examinée, de même que le racisme hérité de la période coloniale n’a fait l’objet d’aucun travail d’introspection collective, de mise en cause.
Le résultat de ces démissions successives est que le racisme perdure ; au fond, la conscience de la supériorité de l’homme blanc, de la civilisation occidentale, blanche et chrétienne n’a pas été interrogée. Un questionnement fondamental des processus de l’histoire européenne n’a pas été engagé dans les systèmes d’éducation, et donc dans les cultures et dans les consciences des populations. L’élargissement récent de l’Union Européenne vers de nombreux pays de l’est où un "antisémitisme sans Juifs" reste vivace (en Pologne en particulier) ne risque pas d’arranger cette situation.
Les conséquences de cette amnésie à la fois volontaire et sélective se manifestent dans la continuité des pratiques néo-coloniales économiques et politiques à travers le monde.
La "Françafrique" dénoncée par Xavier-François Verschave [8] entre autres, le soutien continu aux régimes autocratiques et corrompus dans les pays du Maghreb, la continuité d’une politique excluante envers les candidats à l’immigration provenant des pays du Sud, la persistance de racisme envers les minorités de couleur même françaises dès qu’il s’agit d’allouer des ressources essentielles (logement, travail, promotions), tous ces éléments traduisent une même volonté économique et politique : maintenir une situation privilégiée pour ceux qui appartiennent aux corps nationaux, les citoyens et électeurs massivement autochtones ; faciliter la reproduction d’une élite bourgeoise qui reste très majoritairement mâle et blanche.
La France a récemment montré son extrême susceptibilité au sujet de la possible résurgence d’un nouvel antisémitisme dans les banlieues. C’est, en effet, une question d’image majeure pour un pays qui a suscité le régime de Pétain. Or, l’antiracisme ne se divise pas. Aujourd’hui, en même temps, on en vient à discuter sérieusement dans les hauts lieux de l’Union européenne de la mise en place de camps d’internement pour immigrés potentiels dans les sables de Khaddafi et de Ben Ali.
Si ces projets se réalisaient, les Australiens n’auraient plus le triste monopole de gérer des camps de la mort lente pour réfugiés économiques ou politiques rejetés. Et les idées de répartition raciale entre le monde des possédants et le monde des affamés trouveraient une nouvelle traduction concrète. L’ensemble de ces signes, de ces gestes politiques, traduisent la difficulté qu’a l’Europe de s’afficher comme une puissance politique opposée à toute discrimination ethnique et religieuse. Ils lui dénient d’avance la posture de supériorité morale qui lui permettrait de critiquer tout Etat fondé sur des postulats d’inclusion ou d’exclusion d’une partie de ses résidents (y compris de la part de républiques ou de royaumes dits "islamiques").
Parce que la politique européenne elle-même n’obéit pas à ces principes, elle ne peut avoir, vis-à-vis de la politique israélienne de colonisation et d’expansion qu’une position de honte, de vacillation et, finalement, d’auto-mutilation complice. Mais toute négation de l’histoire a un coût. Quelqu’un à un moment ou un autre doit solder la facture, payer le prix, en souffrir les conséquences.
Plutôt que de faire face aux monstruosités de son propre passé, l’Europe, comme pour ses unités de production industrielle, délocalise. Elle préfère laisser aux Palestiniens la lourde charge symbolique et physique de payer la facture de son histoire antisémite, de son invention et de sa mise en oeuvre de la Shoah. Et les Palestiniens la paient, jour après jour, dans une catastrophe humaine et économique dont rien dans leur propre histoire ne les rend responsables. Et parmi les Européens, signalons particulièrement la responsabilité britannique qui, depuis la déclaration Balfour jusqu’à la piteuse aventure de Suez n’a jamais su reconnaître un droit des palestiniens à leur auto-détermination démocratique sur un territoire dont ils étaient depuis des millénaires les occupants majoritaires.
Le sionisme n’a pas eu de prise auprès des communautés juives dans les pays arabes jusqu’à l’après-guerre de 1948, jusqu’à la défaite des armées arabes contre le jeune état israélien. Cette défaite a alimenté la montée d’un nationalisme anti-colonial arabe où les communautés juives étaient identifiées aux forces coloniales et sont devenues une cible politique. Avant 1948 les communautés juives étaient mieux intégrées au monde arabe qu’elles ne l’étaient au monde chrétien européen. Pendant les bouleversements politiques des années cinquante, le travail de l’Agence Juive notamment au Maroc, telle une prophétie qui s’autoréalise, commence à avoir son effet, l’émigration devient massive, important de nouvelles contradictions et ostracismes au sein même de la société israélienne.
Les failles Nord-Sud et Ouest-Est : riches/pauvres, individus/communautés
Palestine-Israël est traversé par la faille entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres. Comme dit Simone Bitton [9], on vit de manière très confortable si on est ingénieur dans le secteur des BTP Israéliens, ou cadre moyen dans l’armée. Une société entière a un niveau de vie occidental, certes avec un taux de chômage élevé, mais jouissant de salaires et d’une couverture sociale digne des pays riches (PNB par tête $19 800 selon la CIA [10], 23ème au monde).
La source de cette richesse n’est pas seulement à trouver dans des réussites économiques, parfois douteuses, celles des kibbutzim ou autres exportateurs de produits Jaffa, mais plutôt dans la croissance soutenue d’un appareil militaro-bureaucratique, des industries de recherche et de "défense", impulsés par l’effort de colonisation lui-même, et un programme d’éducation modèle. Israël profiterait, selon la CIA, du plus fort taux d’ingénieurs au monde, par rapport à sa population. Cet appareil, fortement bénéficiaire de l’aide américaine et des apports de la diaspora, et malgré la corruption pour laquelle il est souvent critiqué, irrigue un système économique qui permet de donner un niveau de vie respectable à la majorité des 5 millions d’habitants juifs du pays.
Sur la même terre ou très proches, vivent environ six millions de Palestiniens (PIB par tête en Cisjordanie $800, la moitié à Gaza), donc beaucoup de très pauvres. Des paysans ayant de plus en plus de mal à cultiver une terre qui leur est souvent confisquée, des réfugiés ne vivant d’aucune activité économique productive, maintenue en existence par les programmes d’aide internationaux ou islamiques.
Le film Ecrivains des frontières [11] contient une scène poignante marquée par la douleur ressentie par un homme lorsque ses oliviers sont arrachés, au profit d’une énième route de contournement. Les camps et villages palestiniens deviennent de plus en plus des villes-dortoirs où subsistent dans des conditions indignes un peuple tenu en otage, un volant pléthorique de main d’oeuvre qui a du mal à accéder même à l’humble statut de travailleurs saisonniers, occasionnels, car de plus en plus victimes des aléas des blocages des frontières, des impossibilités à se déplacer. Et comme Nurith Aviv l’indique dans son film de 1998 Makom avoda [12] pour punir ce peuple de l’effronterie de son existence, l’appareil économique israélien fait appel à une main d’oeuvre étrangère, Est européenne, asiatique, provenant de n’importe où à condition qu’elle soit bon marché et soumise.
Cinquante-six ans après la déclaration de l’Etat, une centaine d’années après la formulation de l’appel sioniste, l’implantation d’un capitalisme d’abord agro-alimentaire mais de plus en plus militaro-industriel a reproduit en miniature le gouffre entre le Nord et le Sud au sein d’un territoire de la taille d’une région française. Je ne veux pas suggérer qu’il n’existe ni israéliens juifs pauvres, ni Palestiniens occidentalisés et riches, ce serait absurde. Mais la dynamique de la société palestino-israélienne est de reproduire, sur les lignes d’un apartheid physiquement et socialement marqué dans le territoire, la division entre riches et pauvres de ce monde.
Ce n’est pas l’unique faille sociale qui traverse ce territoire. Le sous-texte du film d’Avi Herkovitz et de Sharon Hammou Fantasy [13] est qu’un garçon arabe gay, ou un garçon juif sépharade, également gay, ayant la volonté de se travestir et cherchant l’épanouissement de son individualité, n’a d’autre choix que de quitter Jaffa, ou le village orthodoxe d’origine, pour aller vivre et travailler à Tel Aviv. Pourquoi quitter Jaffa ? Parce que la famille palestinienne, comme la famille orthodoxe, dont proviennent et l’un et l’autre font partie d’une société traditionnelle, religieuse, communautaire, solidaire où l’expression d’une pratique ou d’une identité sexuelle hors norme apporterait la honte à toute la famille. Pourquoi aller à Tel Aviv ? Parce que par certains côtés Tel Aviv est le New York d’Arabie, une ville riche, américanisée où la norme de l’acceptable dans les comportements privés s’est élargie, où la tolérance aux identités diversifiées permet aux comportements divers de co-exister.
Le film ne creuse pas cette différence d’attitude selon les lieux, mais il la laisse entrevoir. Et les destins de Samy et de Mikael, ses deux protagonistes, permettent de redessiner une autre fracture qui traverse la société palestino-israélienne. La différence entre une société paysanne traditionnelle et une société civile moderne, l’une dominée par une conception organique de la religion, et l’autre par la jouissance individualisée, par l’hédonisme moderne, forme une faille entre l’Est et l’Ouest. Elle s’inscrit dans la logique même de la structuration des deux communautés. L’atomisation du corps social occidental (dont Tel Aviv fait partie) est perceptible aussi dans le film d’Udi Aloni Local Angel [14]. Une des trames de ce film très riche suit l’auteur lui-même à la recherche de son appartenance et du lieu où il sent qu’il pourra habiter. Au début, il ne sait s’il s’agit de New York ou de Tel Aviv, ce qui motive son déplacement. A la fin, il sait que le lieu où il peut habiter ne se trouve ni dans l’un ni dans l’autre espace mais, et là il renvoie à une tradition juive plus ancienne, dans l’espace spirituel, intellectuel, culturel de la langue et du verbe.
Or les communautés juives et musulmanes sont également divisées chacune par la ligne de séparation "solidaire-atomisé". La longue Route 181 [15] empruntée par Michel Khleifi et Eyal Sivan se termine avec l’interview de juifs d’origine marocaine qui regrettent leur déplacement, la société et la paix qu’ils ont laissées derrière eux. Nul besoin d’insister sur la manière dont la faille traditionnaliste-moderniste traverse la société juive d’Israël dans la figure des "sépharades" et des "ashkenazes", jusqu’au point où les sépharades eux-mêmes se disent victimes du racisme et d’ostracisme de la part des juifs d’origine européenne. La violence de la politique du Likoud peut être lue pour partie comme une affirmation forte des sépharades revendiquant leur légitimité comme citoyens du pays, désireux de s’approprier l’idéologie fondatrice du pays (qui n’est pas originellement la leur), en même temps qu’elle exprime le besoin refoulé de vouloir se démarquer à tout prix et par tous les moyens de ces musulmans d’origine qui leur ressemblent tant.
Entre fascisme et co-existence, entre fondamentalismes et démocratie, le documentaire creuse sa place
La caméra documentaire n’aime pas le fascisme et les fascistes n’aiment pas la caméra documentaire. Je dis cela avec tout le respect que je peux avoir envers les cinéastes que l’on pourra opposer à cette thèse. Léni Riefenstahl était certes une excellente cinématographe et monteuse, ses films ne sont pas plus "documentaires" que la dernière réclame pour Panzani. Certes Jean-Marie Lepen s’humanise (même si sa gouaillerie ne le rend guère plus sympathique) sous la caméra d’un cinéaste qui le regarde de près. Pour l’instant, aucun documentariste n’a pu s’installer pour tourner librement un film direct sur le fonctionnement du FN. Et, à mon avis, ce n’est pas pour demain. Pourquoi ? Parce que ce que la caméra documentaire révèle, c’est la singularité des gens, les différences, les dissonances et la diversité des perspectives et des points de vue. Or le fascisme, comme mouvement politique, si le mot à un sens, veut dire une unification volontariste des pensées et des efforts, généralement prenant comme cible d’autres êtres humains considérés comme inférieurs à, ou indignes de concurrencer avec, le groupe mobilisé dans le camp fasciste. C’est ce que révèlent les séquences tournées au village du film Mabrouk-at-tahrir par Dalia Fathallah [16].
Chez les militants communistes, avec lesquels la cinéaste semble sympathiser, il y a du discours et un dialogue. Avec les groupes Hezbollah qui sont leurs concurrents directs, rien de tel, des images du groupe, des cris de ralliement de masse et une grande méfiance. Peut-être que le caractère féminin de l’équipe (réalisatrice, opératrice) n’a pas plu aux groupes filmés. La caméra documentaire cherche le dialogue. La caméra documentaire humanise celui ou celle qu’il filme, nous met en proximité et dévoile par l’enregistrement, le passage d’une multitude de signes conscients, inconscients, tons, timbres de la voix, expressions et gestes, l’infinie humanité de l’autre filmé. Donc la caméra documentaire (et la personne qui la tient) a un penchant vers l’humanisme et le dialogue. Entre cinéaste et personne filmée il y a tout de suite dialogue. Avec le spectateur il y a déjà une tierce personne, un auditeur convoqué, sollicité, donc, a minima un dialogue à trois. Ne serait-il pas la condition minimale pour le fonctionnement de la démocratie, un pouvoir, une opposition et un régisseur du jeu ?
Or l’échec des politiques basées sur le respect de l’humain, sur le dialogue et la construction d’un consensus au-delà des clivages nationaux, font que, de part et d’autre, les intolérances et les fondamentalismes fascisants s’affermissent. Une des caractéristiques du fondamentalisme fascisant est la négation de la subjectivité comme porteuse de doute et d’interrogation. Une des caractéristiques de la caméra documentaire dans ce conflit ces dernières années est sa capacité d’inscrire une subjectivité de doute au milieu de tant de certitudes excluantes du monde actuel. Dans son film Août, Avi Mograbi [17] balade sa caméra entre divers groupes de citoyens juifs d’Israël rencontrés au hasard de ses errances. Au bout de peu de temps, souvent une minute à peine après le début de sa prise, sa caméra est prise à part, on lui vocifère qu’il faut arrêter de tourner, qu’il tourne forcément pour l’autre côté, qu’il n’a qu’à foutre le camp. Le réalisateur, exaspéré à la fois par la chaleur de l’été et l’énervement de ses concitoyens, se résoud à construire un bon tiers de son film devant son propre miroir, mimant et simulant les personnages clefs démarquant l’impossibilité dans laquelle il se trouve de faire son film.
Le film Local Angel d’Udi Aloni a suscité une controverse dans la presse israélienne non pas à cause de ses qualités, son indéniable complexité et richesse, mais parce que le cinéaste ose demander à Yasser Arafat les conditions dans lesquelles les Palestiniens pourraient pardonner aux Juifs d’Israël le tort qu’ils leur ont causé. Dans Enquête personnelle [18], comme son nom indique, la cinéaste Ula Tabari, se met en scène, filmant le questionnement de sa propre éducation, endoctrinement, aliénation idéologique en tant qu’enfant arabe d’Israël. Elle filme les tentatives de mise en place d’une autre éducation des enfants palestiniens d’Israël. Son enquête est personnelle parce qu’elle revient sur la construction de sa propre personnalité, sur les conditions dans lesquelles ses parents sont devenus israéliens et leur manière de construire leur résistance personnelle et mentale. Mais il s’agit aussi, et de manière très explicite dans le film, de mettre en scène son processus d’interrogation et de recherche. Le personnel est revendiqué y compris au sens le plus littéral. Tabari promène sa personne, son corps à la fois sensuel et drapé d’un noir de deuil, à travers les ruelles et les places de Nazareth comme on brandirait un drapeau dans une manifestation.
Le cinéma, le documentaire, agissent depuis quelques années dans ce bout de terre comme un acteur d’une démocratie possible. Il interroge, cherche un espace de subjectivité qui tente de trouver ce qui n’a pas encore été pensé. En exprimant une subjectivité en acte, la caméra peut participer à une recherche qui se fait, et cette recherche est forcément respectueuse de l’autre, prend en compte la complexité de l’humain, tend à créer les conditions de dialogue et d’échange. La caméra est un acteur démocratique dans un terrain miné par la montée de fascismes excluants.
Elle, comme l’ensemble de l’espace démocratique en Palestine-Israël, est prise entre les tenailles des mouvements idéologiques et mutuellement excluants qui l’entourent. Mais en même temps, elle creuse, elle cherche, elle n’abandonne pas, au contraire sa production s’enrichit et s’approfondit, et pour cela, elle devient, et elle est, source d’espoir. En nous interpellant, en interpellant leurs publics partout où ils sont montrés, les films et les cinéastes dont nous avons parlé dans ce numéro nous font participer à la recherche d’une nouvelle configuration de la paix qui semble aujourd’hui encore impossible.