« Le Liban n’est ni la Georgie ni l’Ukraine, le Liban demeure le Liban ». Cette litote - parole de bon sens - proférée par Sayyed Hassan Nasrallah est un retour salvateur au réel. Aussi rude soit-il, il remet les pendules à l’heure.
Six semaines après l’onde de choc retentissante qui a suivi l’assassinat de Rafic Hariri, entraînant une succession d’effets en chaîne, quelles sont les principales pièces de l’échiquier, complexe, qui se met en place au Liban et dans la région ?
L’attentat contre Hariri a manifestement été celui de trop. Dans un pays pourtant rompu aux assassinats qui ont décapité une partie des élites politiques libanaises au cours de ces vingt dernières années, les réactions, imprévisibles, ont été à la hauteur de la cible. Tel était le but.
La première conséquence, locale, est une bipolarisation aïgue du pays, scindé en deux. La naissance d’un large mouvement « indépendantiste » de protestation populaire, transconfessionnel et pacifique contre la tutelle syrienne est un fait marquant, nouveau, au Liban. Ses formes, inédites dans le monde arabe, sa radicalisation, lui ont déjà permis d’engranger des gains politiques inespérés. Mais, de toute évidence, la rue ne parle pas d’une seule voix. Par son impressionnante démonstration de force, le 8 mars dernier - plus d’un demi million de personnes venus crier leur fidélité à la Syrie et leur refus de « toutes ingérences extérieures incarnées par la résolution 1559 » -, le Hezbollah s’installe, lui aussi, comme un élément politique incontournable non seulement dans l’échiquier libanais, mais aussi de toute sortie de crise. « Vous parliez de majorité et bien voilà la majorité » a clâmé Nasrallah, pour bien signifier le rapport de forces existant. La surenchère compétitive, par rue interposée, des « souverainistes », quelques jours plus tard, n’y change rien. Démographiquement, les chiites libanais sont la première communauté du pays, or ils craignent, manifestement, de faire les frais de ce « printemps ». Il n’y a pas d’autre issue politique que le dialogue pour ressouder le pays.
La sortie de la crise souffre de nombreuses inconnues. L’hétéroclisme de l’opposition, où se côtoient notamment anciens seigneurs de guerre et certaines franges chrétiennes viscéralement « anti-arabes », n’est pas fait pour rassurer. Ses efforts diplomatiques presque exclusivement déployés vers l’Occident, comme l’absence de réflexion sur « l’après-Syrie » interrogent le projet d’avenir des « indépendantistes ». Passer d’une tutelle à l’autre - une nouvelle dépendance à l’égard des grandes puissances - serait de courte vue. En face, la surdité des Lahoud et des Karamé, hommes-liges de Damas, jouant le « vide constitutionnel » pour surseoir l’adoption d’une nouvelle loi électorale et repousser, ainsi, les prochaines élections législatives, pourrait enfermer le pays dans l’impasse. Le « Liban nouveau » affranchi de ses clivages historiques politico-communautaires, reste à construire. Le renouvellement de la classe politique, clanique et affairiste, aussi.
La seconde conséquence de l’attentat est que la Syrie, soumise à d’extraordinaires pressions, plie mais ne rompt pas. Sa responsabilité, possible, dans l’élimination de Hariri, semble aujourd’hui (presque) secondaire. Sortie du Liban, ou en voie de l’être - par la fenêtre militaire - elle sera tentée d’opérer d’incessants retours, par la porte politique, en s’appuyant sur ses alliés libanais. Sans compensation diplomatique - l’ouverture de négociations sur le Golan, sans aide financière, l’ingérence de ses services dans la vie politique et économique libanaise a encore de beaux jours devant elle. Que les « moukhabarat » syriens aient quitté leur QG à Beyrouth, la belle affaire ! Ils demeurent solidement arc-boutés à Anjar (Bekaa), sans calendrier précis de retrait.
Le troisième élément marquant est l’internationalisation de la crise libanaise, scellée par la réconciliation entre les Etats-Unis et la France, sur fond régional de recompositions géopolitiques majeures. Si la dynamique déstabilisante mise en route par la résolution 1559 ne dissocie pas la question du désarmement du Hezbollah de celle du retrait syrien, le Liban, que l’on prétend libérer, pourrait en être la principale victime.
Convaincu d’être la vraie cible du texte onusien, le Hezbollah accuse les Etats-Unis d’user du pion libanais pour servir les intérêts d’Israël. « La résistance ne rendra jamais ses armes » tant que le Liban aura besoin de se défendre, a martelé Nasrallah. On est prévenu. La campagne obsessionnelle des autorités israéliennes pour faire inscrire le mouvement sur la liste des organisations terroristes internationales le conforte tous les jours. Israël, qui a connu son unique défaite militaire et politique au sud-Liban, a, assurément, des comptes à régler avec ce parti soutenu par la Syrie et l’Iran - en ligne de mire.
Déconnecter le Liban - ventre mou et baromètre des tensions au Proche-Orient-, du conflit israélo-arabe, comme le font les auteurs de la 1559, n’est pas tenable. On touche bien là à la quadrature libanaise.
Tout va vite, trop vite, au Liban, depuis ce 14 février. Les deux entretiens que nous publions - l’un avec un universitaire syrien, en exil en France et, l’autre, avec un journaliste-activiste libanais, proche du Hezbollah - semblent déjà datés. Mais nous reviendrons sur ce « printemps » pas comme les autres, car la rue libanaise n’a pas fini de chanter. A condition que les récentes voitures piégées -trois en deux semaines - ne soient pas des signes de mauvaise augure.
Claire Moucharafieh
Entretien avec Walid Charara.Journaliste libanais ; Proche et spécialiste du Hezbollah
PLP : Pourquoi assassiner Rafic Hariri et pourquoi ce calendrier ?
Walid Charara : Les analyses sont très différentes selon les auteurs présumés de l’attentat et l’hypothèse qu’on privilégie. Les moyens logistiques mis en œuvre désignent des Etats. Les deux principaux Etats suspects sont la Syrie et Israël car eux seuls ont les moyens de perpétrer une telle opération militaire et y ont un intérêt.
Première hypothèse : la Syrie est responsable. Selon l’opposition libanaise, le calendrier était dicté par la tenue prochaine d’élections législatives au Liban, considérées comme une échéance politique majeure. Ce scrutin allait, selon elle, infliger une défaite cuisante au pouvoir libanais pro-syrien, annonçant un changement complet d’orientations politiques - parmi lesquelles la demande d’un retrait syrien du Liban. Or Rafic Hariri fédérait, dit-on, l’opposition et y occupait une place centrale en raison de sa stature nationale, régionale et internationale.
Homme de réseaux et d’influences multiples, lui seul était en mesure d’articuler les pressions intérieures et internationales pour obtenir, à terme, des concessions de la part du régime syrien. Son élimination avait donc pour objet de décapiter l’opposition.
Dans le passé, il est vrai, Damas s’est rendu coupable à maintes reprises d’assassinats politiques au Liban. Durant la guerre civile, elle n’a cessé d’instrumentaliser les communautarismes, modulant ses alliances en fonction de ses intérêts. Mais le contexte géopolitique actuel est absolument différent. Sauf à vouloir se suicider, on voit mal la Syrie, déjà pressurisée, envoyer un triple message de guerre à la fois aux sunnites libanais, à l’Arabie Saoudite et à l’Egypte, ainsi qu’à la France. Figure incontestée des sunnites libanais, Rafic Hariri était, en effet, l’homme de l’influence saoudienne et l’un des principaux alliés de la France au Proche-Orient.
De plus, il n’était nullement le chef de l’opposition comme on le dépeint aujourd’hui. Il n’a jamais été leur porte-parole et défendait une position centriste, de compromis avec le pouvoir libanais et la Syrie. Ce n’était pas un homme de confrontation : en treize ans d’exercice du pouvoir, il a toujours pris soin de concilier coopération et bras de fer latent avec Damas, conscient de l’importance de la Syrie comme facteur local et régional.
Passons à la seconde hypothèse incriminant Israël. Un retour en arrière s’impose. La Syrie est dans le collimateur des Américains et des Israéliens depuis la guerre contre l’Irak. En sus des menaces et des pressions multiformes politiques et diplomatiques, les attaques ont pris depuis deux ans un caractère directement militaire, s’exerçant pour la première fois sur le territoire syrien : insurrection téléguidée des Kurdes syriens, attentats contre des responsables du Hamas, premier raid aérien israélien contre un camp d’entraînement militaire depuis 1973 ...
L’étau qui se resserre vise à obtenir de Damas des concessions, non sur le dossier libanais mais sur les dossiers régionaux. Les exigences américaines - qui reprennent pour une bonne part celles des Israéliens - sont de trois ordres : alignement sur la politique américaine en Irak (sécurisation de la frontière commune, convaincre les sunnites irakiens de soutenir le processus politique) ; arrêt de toute ingérence dans le conflit israélo-palestinien ; désarmement du Hezbollah, principal acteur non étatique dans le monde arabe accusé de soutenir encore les groupes armés palestiniens. Ce dernier point est central.
Quels que soient ses gestes, la Syrie est accusée de jouer un double jeu et de ne pas se soumettre à ces exigences. D’où l’intensification des pressions.
C’est dans ce contexte qu’intervient le vote de la résolution 1559. Il participe de cette stratégie régionale. Le Liban étant le ventre mou de la Syrie, c’est au Liban que la pression va s’exercer directement. Un signal fort est lancé à l’opposition libanaise pour qu’elle se mobilise, tandis qu’un message codé américain est adressé à Damas, via la 1559 : « Si vous ne désarmez pas le Hezbollah et si vous ne rompez pas votre alliance avec l’Iran, c’en est fini de votre présence au Liban. » Le dossier libanais, en tant que tel, n’est nullement une priorité américaine ; Washington est disposé à « classer » aussitôt la résolution 1559 dès que ses exigences - régionales - seront remplies.
L’assassinat de Rafic Hariri va provoquer une série d’effets en chaîne et une polarisation aiguë à l’intérieur du Liban. Le centre politique disparaît, avec le basculement des sunnites dans leur ensemble dans le camp de l’opposition. Leur ralliement à ses thèses - le retrait inconditionnel des forces syriennes du Liban - est un tournant majeur. Pour la première fois dans l’histoire libanaise, des centaines de milliers de sunnites vont venir grossir les rangs de manifestants anti-syriens. L’opposition, toutes sensibilités confondues, se radicalise fortement. Elle réclame désormais un « retrait syrien immédiat », une « protection internationale » et une supervision internationale des élections législatives. Bref, une internationalisation de la crise libanaise.
A cet isolement local de la Syrie va s’ajouter rapidement un isolement régional. L’une des retombées majeures de l’émilination de Hariri - l’homme des Saoudiens - est de déstabiliser la coopération syro-saoudienne. Depuis l’arrivée des Assad au pouvoir, Ryad avait toujours maintenu un équilibre entre la Syrie et l’Irak, soutenu la Syrie face à Israël et joué Damas contre le Caire. Ce jeu d’équilibre est à présent rompu.
PLP : Vous n’explicitez guère les motivations israéliennes d’Israël dont vous faites pourtant le principal suspect...
W.C. : Les Israéliens veulent en finir avec le Hezbollah depuis longtemps pour trois raisons car c’est un mouvement lié à la fois à l’Iran, à la Syrie et aux Palestiniens. Il est impératif pour eux de l’inscrire sur la liste des organisations terroristes pour l’affaiblir et le liquider lorsque le contexte le permettra. Ils sont donc directement partie prenante de la résolution 1559 et intéressés au premier chef à l’isolement local, régional et international de la Syrie. N’oublions pas non plus que le Hezbollah leur a infligé une sévère défaite au Liban.
L’alliance entre les mouvements de résistance libanais et palestiniens ne date pas d’hier. La position officielle du Hezbollah est de soutenir toutes les forces qui résistent à l’occupation israélienne et il le met en pratique. Depuis la seconde Intifada, il s’est directement impliqué dans l’aide aux organisations palestiniennes armées, notamment les brigades des Martyrs d’Al Aqsa. Il est donc régulièrement la cible d’attaques israéliennes : en l’espace d’un an, en juillet 2003 et en août 2004, deux de ses hauts responsables militaires supervisant la cellule de soutien à l’Intifada ont d’ailleurs été assassinés.
PLP : Vous surdéterminez le contexte régional dans votre analyse de la crise libanaise. Comment articulez-vous les différentes échelles ?
W. C. : La priorité des Américains dans la région est le nucléaire iranien. Si l’Iran accède à la bombe atomique, la région toute entière connaîtra une nouvelle donne, un nouveau rapport de forces géopolitique et stratégique. L’objectif principal des Etats-Unis est donc de contrarier ce projet. Sur ce point, il y a convergence entre les Etats-Unis, l’Europe et Israël même si les Européens privilégient la voie politique et diplomatique.
Le meilleur moyen pour contraindre Téhéran à abandonner ses ambitions nucléaires est d’endiguer son influence, de l’isoler politiquement et diplomatiquement et de retirer à l’Iran toutes ses cartes maîtresses. Or le Hezbollah au sud-Liban et son alliance avec Damas sont ses principaux atouts. Via le Hezbollah, l’Iran a les moyens de régionaliser sa riposte, en cas d’attaque militaire sur son territoire, en rallumant le front libano-israélien.
En tant que mouvement de résistance, le Hezbollah a fait le choix de se battre au Liban pour libérer le territoire national et de circonscrire strictement son action au territoire libanais. Depuis mai 2000, il cantonne sa résistance aux hameaux de Chebaa [1] et ne tire pas le moindre coup de feu à la frontière. Mais à partir d’une vision très pragmatique de la réalité régionale, le Hezbollah a construit des alliances. L’Iran est un des acteurs qui participe du rapport de forces dans le conflit avec Israël. Son affaiblissement aura des conséquences extrêmement négatives pour tous les mouvements de résistance populaires. Le Hezbollah se considère donc comme faisant partie d’un axe syro-iranien et palestinien visant à endiguer les visées hégémoniques et agressives d’Israël dans la région. Si un de ces axes est attaqué, le Hezbollah estime qu’il a le droit et le devoir de riposter. Et il est en mesure de le faire à partir de la frontière libanaise.
Jusqu’à présent, la Syrie participait à cette alliance, probablement dans l’attente de récupérer son territoire annexé par Israël. La question de la restitution du Golan est une question vitale pour le régime syrien ; il n’a plus aucune autre légitimité hormis ce dossier. S’il échoue sur ce point, il sera balayé.
PLP : Vous semblez ignorer absolument la vague majoritaire libanaise qui exprime dans la rue un rejet massif de la Syrie, qu’elle soit ou non responsable de l’attentat. Est-ce réaliste ?
W.C. : Nous ne sommes pas dans un scénario de coalition nationale mais communautaire. Ceux qui ont pris possession de la rue et pleurent Rafic Hariri étaient ses adversaires politiques d’hier. Son assassinat a unifié une convergence ponctuelle contre la présence syrienne.
Les différentes composantes de l’opposition hétéroclite libanaise ne s’accordent sur aucun projet d’avenir pour le Liban. Elles n’ont pas de projet national. Les principales forces sur le terrain demeurent les acteurs de la guerre civile : les Forces libanaises, les aounistes et ses partisans, le PSP de Walid Joumblatt... Ils ont tous un caractère communautaire affirmé. Voit-on émerger de nouveaux acteurs ? Mis à part quelques petits groupuscules de gauche comme la « Gauche démocratique » (anciens du PCL), il n’existe pas de formations transcommunautaires capables de proposer une alternative. Difficile, dans ces conditions, de parler d’union nationale.
Pour l’essentiel, les slogans anti-syriens des manifestants sont avant tout l’expression d’un ras-le bol. La rue est devenue un vaste défouloir. De très nombreuses personnes prennent plaisir à insulter les Syriens car ils ne l’avaient jamais fait auparavent. C’était impensable. Mais au-delà de cet aspect
« populaire », beaucoup de slogans conservent une connotation confessionnelle. On voit mal comment cette mobilisation pourrait lancer une dynamique nationale. Qui l’incarnerait ? Quelles seraient les forces capables de la porter ?
En l’état actuel, l’opposition libanaise ne constitue pas une majorité. Il y a là une divergence majeure : il existe d’autres forces qui n’ont pas les mêmes positions. Je rappelle que le Hezbollah, lors des célébrations de Achoura, a mobilisé autant que toute l’opposition durant les funérailles de Hariri.
Encore une fois tout dépend de la lecture qui est faite des événements. Pour le Hezbollah, la bataille autour de la résolution 1559 le concerne directement car il s’estime principalement visé par l’offensive américaine. Si les forces de l’opposition continuent dans leur surenchère, ce sont les Etats-Unis, Israël et, dans une moindre mesure, la France, qui tireront profit des développements actuels. D’où l’appel de Hassan Nasrallah au dialogue.
La réoccupation du sud-Liban n’est, bien entendu, plus à l’ordre du jour. Mais Israël a d’autres moyens d’agir : poursuivre la déstabilisation du Liban, organiser des attentats, alimenter la discorde entre communautés...
Le maintien d’un bras armé pour le Hezbollah et d’une guerre d’usure autour des hameaux de Chebaa a pour objectif de maintenir une pression sur la partie israélienne, mais à terme il s’agit de transformer la résistance en force de dissuasion. Des règles du jeu, tacites, existent dans les relations entre les deux parties. Elles ne sont respectées par les Israéliens que parce que Hezbollah a cette force de dissuasion et qu’il se trouve à la frontière. Cette stratégie est adaptée aux conditions du Liban. C’est un pays qui n’a pas cessé d’être agressé par Israël depuis 1948. L’Etat libanais n’est pas en capacité de défendre son territoire et sa souveraineté. Il a le droit de trouver une formule adaptée de défense.
Si le projet américain réussit dans la région, il y aura plus d’émiettement, une instrumentalisation des communautarismes, peut-être même les germes de guerres civiles entre les peuples. Ce projet est une vaste régression pour le monde arabe.
Propos recueillis par
Claire Moucharafieh,
le 21 février 2005.
Entretien avec Burban Ghalioun, professeur de sociiologie à Paris 3 ; opposant syrien.
PLP : Que vous inspire cette rue libanaise qui ne désemplit pas depuis bientôt trois semaines ? Comment interprétez-vous cette vague anti-syrienne ?
Burhan Ghalioun : C’est avant tout un gigantesque mouvement de ras-le-bol contre une gestion sécuritaire qui perdure depuis trop longtemps et qui a réussi à s’aliéner les alliés mêmes du système. N’oublions pas que Walid Joumblatt et feu Rafic Hariri étaient encore, hier, les alliés de Damas. Les responsables syriens n’ont pas compris l’urgence à faire bouger ce système et à réduire le contrôle omniprésent, presque « primitif » de leurs appareils de sécurité sur tout un peuple mais surtout sur l’ensemble de la classe politique libanaise.
La crise était larvée depuis les élections municipales libanaises de mai dernier. Comme à leur habitude les services de renseignements syriens ont biaisé et manipulé les résultats, alors qu’une concertation prévoyait que le scrutin se déroule différemment.
La société libanaise s’est soulevée car elle vivait sous un régime de peur et d’intimidation depuis trop d’années. L’assassinat de Rafic Hariri a été l’élément déclencheur. Il y a bien là un élément à l’ukrainienne, un mouvement de désobéissance civile contestant une kyrielle injustifiée et inacceptable d’ingérences.
Le caractère le plus intéressant de ce mouvement pacifique et spontané est le dépassement des clivages confessionnels. Les Libanais se comportent comme des citoyens et non plus seulement comme des druzes, des maronites ou des sunnites. A tel point que certains commentateurs parlent de refondation du nationalisme libanais. On en n’est pas encore là mais les éléments pourraient être réunis pour repenser les fondements d’une république démocratique sans distinction communautaire ni confessionnelle.
PLP : La communauté chiite libanaise est pourtant la grande absente du soulèvement. Quel est l’intérêt du Hezbollah de lier totalement son sort à la Syrie ?
B. G. : Il y a deux éléments d’explication. Depuis la fin de la guerre civile libanaise, les deux composantes de l’élite politique chiite - le Hezbollah et Amal - ont fait le choix de s’allier politiquement et stratégiquement à Damas. L’élimination de l’influence syrienne au Liban ne peut donc avoir que des répercussions négatives sur la position de cette élite au sein de l’échiquier politique libanais.
La seconde tient au projet de modification de la carte géopolitique régionale via l’application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité. N’oublions pas que l’évolution actuelle, y compris le soulèvement civil libanais, se déroule dans ce contexte.
Or le remodelage de la région passe par le démantèlement du Hezbollah. La plus grande organisation politico-militaire libanaise est donc directement menacée. Au sein d’un Liban recomposé, la communauté chiite craint de perdre une partie de son poids et de son influence.
PLP : Quelles peuvent être les conséquences politiques d’une convergence d’intérêts entre l’opposition hétéroclite libanaise et le nouvel axe franco-américain ?
B. G. : L’unité de l’opposition s’est faite autour d’un seul acte - négatif : le rejet de la tutelle syrienne. Au-delà, il est fort à craindre que les divergences idéologico-politiques n’apparaissent rapidement. Il n’y a évidemment aucun dénominateur commun entre la Gauche démocratique et les Forces Libanaises, entre le PSP de Joumblatt et le général Aoun... Certaines composantes ont toujours défendu des positions extrêmes anti-syriennes et anti-arabes. Ce n’est pas très rassurant.
Mais le principal écueil de l’opposition demeure l’absence de réflexion sur l’« après-Syrie ». Tous se disent, par exemple, attachés à l’accord de Taëf mais cet accord correspond à une autre période historique et il est entièrement dépassé...
PLP : La responsabilité de la Syrie dans l’élimination de Rafic Hariri ne semble désormais plus être la question. Quel est le sens de cette page d’histoire qui se tourne ?
B. G. : On assiste aujourd’hui à la destruction d’un système régional dominé par une hégémonie arabiste. Ce système était lui-même une dégénérescence des mouvements arabes de libération nationale qui, depuis les indépendances, ont tous échoué, tant sur les plans du développement que de l’unification d’un monde arabe morcelé.
On vit, en réalité, une période de démantèlement, d’échec et de retour à un système colonial actualisé. L’avenir de la région pour les années ou les décennies à venir sera décidé par l’alliance euro-américaine. Le Moyen-Orient est en voie d’être placé sous tutelle.
Les régimes arabes en sont partiellement responsables. Coupés de leurs peuples, ils n’ont su faire face à aucun défi : ni stratégique, ni économique, ni politique ni culturel. Les Américains et les Européens triomphent malgré leurs politiques criminelles et pleines de contradictions- comme on le voit en Irak et en Palestine - mais ils marquent des points parce que les dirigeants arabes s’apparentent davantage à des mafias qu’à des classes politiques.
PLP : Les services de renseignements syriens ont menacé de détruire le Liban s’ils devaient le quitter. Le régime syrien est-il encore capable de stratégie ou même de rationalité ?
B. G. : Les appareils de sécurité syriens ont effectivement encore la capacité de semer le chaos et de perpétrer des opérations de sabotage. Mais le régime n’y a aucun intérêt stratégique. Toute action allant dans ce sens sera interprétée comme une nouvelle provocation.
La vision selon laquelle les services de renseignements et de sécurité syriens auraient une autonomie par rapport au pouvoir politique est fausse : ils sont au cœur du système. Ils se sont emparés du pouvoir central et ce sont eux qui mènent le jeu. La structure, la forme et le contenu du pouvoir syrien reposent sur les « moukhabarat » : c’est un système de reproduction du contrôle sur l’ensemble des sociétés syrienne et libanaise. Tout retrait des troupes syriennes du Liban sera avant tout leur défaite, d’où de probables répercussions profondes en Syrie même.
Cela fait des années que le régime fonctionne au jour le jour sans aucune vision d’avenir. Il est incapable d’une réflexion sur le long terme. Le dos au mur, il a toujours eu tendance à se comporter de façon irrationnelle - par exemple organiser des attentats et montrer sa capacité de nuisance pour conclure un marché avec les puissances régionales.
Il n’est pas exclu non plus qu’il soit tenté de rallumer le front du Sud-Liban ou de déstabiliser le pouvoir palestinien, via le Hezbollah et les mouvements palestiniens armés. Mais les Américains et les Européens ne lui laisseront pas le temps d’agir. Les pressions sur Damas vont se poursuivre même après le retrait du Liban, de manière à réduire les marges de manœuvre syriennes à néant. C’est cela que le régime n’a pas encore compris puisqu’il pense qu’en gagnant du temps, il peut encore renverser la vapeur. En réalité, la Syrie est totalement coincée.
PLP : L’appel des quelques deux cents intellectuels syriens a-t-il eu des échos dans la société syrienne ? Ouvre-t-il de nouvelles perspectives ?
B. G. : Une semaine avant l’élimination de Hariri, personne n’aurait parié sur l’existence de forces latentes de soulèvement civil de cette ampleur au Liban. La situation est potentiellement similaire en Syrie. Depuis fort longtemps, le régime ne convainc plus personne. Si la population se tait et n’agit pas, c’est faute de perspectives : il existe bien une opposition mais elle n’est porteuse ni de projet alternatif véritable, ni de vision pour l’avenir. L’exemple libanais comme l’isolement international mais surtout arabe de la Syrie peuvent jouer.
Mais un problème demeure entier : celui du Golan. Damas a conservé jusqu’à présent ses cartes - ce que l’on appelle son « rôle régional » (la présence au Liban) - pour pouvoir les échanger contre des négociations sérieuses et un peu plus équilibrées avec les Israéliens. Or celles-ci ne sont aucunement à l’ordre du jour. En voie d’être désarmée sur le plan stratégique et géopolitique, la Syrie, malgré ses concessions, se retrouve donc au point mort concernant la récupération du Golan. La politique de l’alliance euro-américaine concernant ce dossier est tout à fait incohérente.
PLP : Y-a-t-il un « effet domino » de Bagdad à Beyrouth et de Beyrouth à Téhéran ? Quelle est la nature de la recomposition régionale à l’œuvre ?
B. G. :La politique ne se fait plus aujourd’hui dans le cadre national. Ce ne sont plus les nations ou les peuples qui déterminent leur destin. Jusqu’à présent, les systèmes despotiques dans la région se sont maintenus en place non seulement en raison d’un rapport de forces qui défavorisait les classes populaires mais parce qu’ils ont réussi à passer des pactes avec les grandes puissances. Les Occidentaux ont soutenu ces régimes de non-droit pour maintenir leur influence, soit parce qu’il s’agissait de territoires ultra stratégiques du fait de la présence de 70 % des réserves mondiales de pétrole, soit par crainte, hier, des mouvements nationalistes, et, aujourd’hui, des mouvements islamistes.
L’alliance atlantique tente à présent de changer de cheval de bataille : elle veut donner à sa domination un aspect beaucoup plus pluraliste et une façade démocratique. Je reste très sceptique sur cette vague de démocratisation mais récuse le discours selon lequel les peuples arabes seront les grands perdants : s’ils obtiennent ne serait-ce que dix pour cent de leurs droits, ce gain sera incontestable. Face au discours euro-américain prônant moins de despotisme dans la région, le comble serait de répondre : « nous sommes attachés au despotisme et nous ne voulons aucun changement ». Pour autant cela n’implique pas de reconnaître ce système de tutelle occidentale : il faut continuer à se battre pour arracher une souveraineté et une véritable démocratie issues d’un suffrage universel et populaire.
PLP : Que faut-il attendre de l’alliance reconfirmée entre Damas et Téhéran ?
B. G. : Cette alliance n’est pas aussi solide qu’on le prétend. Lorsqu’à l’issue de sa visite à Téhéran, le premier ministre syrien a proclamé la mise en place d’un front de résistance commun, deux heures plus tard, le ministre des Affaires étrangères iranien est intervenu pour démentir l’annonce. A vrai dire, les Syriens jouent leur dernière carte et mènent un combat d’arrière-garde. Ce n’est pas le cas de l’Iran. Téhéran négocie depuis un an avec intelligence ses positions dans la région comme dans le système des nations, en évitant toute logique d’affrontement, à l’inverse de la Syrie. Il n’y a aucune comparaison entre ces deux pays. Il n’est pas exclu que les Iraniens gagnent leur bataille pour le nucléaire s’ils négocient adroitement en s’appuyant sur les Européens.
La cassure euro-américaine sur fond de guerre contre l’Irak est dépassée. En définitive, le Liban aura permis de sceller une nouvelle alliance euro-atlantique. La Syrie est le prix et la victime de ces retrouvailles.
Propos recueillis par
Claire Moucharafieh,
le 5 mars 2005