Soixante adolescents israéliens ont publié une lettre ouverte adressée à de hauts responsables israéliens, dans laquelle ils ont affirmé leur refus de servir dans l’armée pour protester contre sa politique d’occupation et d’apartheid.
La dite « Lettre des élèves de douzième » (initiative portant le surnom en hébreu donné aux élèves de terminale) dénonce le contrôle par l’armée israélienne des Palestiniens des territoires occupés, qualifiant le régime en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et à Jérusalem-Est de système d’« apartheid » impliquant « deux systèmes de droit différents ; l’un pour les Palestiniens et l’autre pour les Juifs ».
« Il est de notre devoir de nous opposer à cette réalité destructrice en unissant nos luttes et en refusant de servir ces violents systèmes de chef parmi lesquels l’armée » déclare la lettre qui a été adressée au Ministre de la Défense Benny Gantz, au Ministre de l’Education Yoav Galant, et au Chef d’Etat-Major Aviv Kochavi.
« Notre refus de nous engager dans l’armée n’est pas un acte visant à tourner le dos à la société israélienne », poursuit la lettre. « Au contraire, notre refus est un acte de prise de responsabilité quant à nos actions et à leurs répercussions. La conscription, pas moins que le refus, est un acte politique. Comment cela a-t-il un sens que, afin de protester contre la violence généralisée et le racisme, nous devons d’abord faire partie du système même d’oppression que nous critiquons ? »
La lettre ouverte des refuzniks est la première du genre à aller au-delà de l’occupation et à se référer à l’expulsion des Palestiniens pendant la guerre de 1948 : « on nous ordonne de passer l’uniforme militaire ensanglanté et de préserver l’héritage de la Nakba et de l’occupation. La société israélienne a été édifiée sur ces racines pourries, et c’est visible dans tous les aspects de notre vie : dans le racisme, dans le discours politique haineux, dans la brutalité de la police, dans bien plus encore ».
La lettre souligne en outre le lien entre les politiques néolibérales et militaires : « Tandis que les habitants des Territoires Palestiniens Occupés sont appauvris, l’élite riche devient plus riche à leurs dépens. Les travailleurs palestiniens sont systématiquement exploités, et l’industrie de l’armement utilise les Territoires Palestiniens Occupés comme terrain d’essai et comme vitrine pour impulser ses ventes. Quand le gouvernement choisit de soutenir l’occupation, il agit contre notre intérêt en tant que citoyens – une partie importante de l’argent des contribuables finance l’industrie de la « sécurité » et le développement des colonies et non pas le bien-être, l’enseignement et la santé ».
- L’objectrice de conscience israélienne Hallel Rabin, Kibbutz Harduf, Israël. (Oren Ziv)
Il est prévu que certains des signataires comparaissent devant la commission des FDI sur les objecteurs de conscience et soient envoyés en prison militaire, tandis que d’autres ont trouvé des moyens d’échapper au service militaire. Parmi les signataires il y a Hallel Rabin, qui a été libérée de prison en novembre 2020 après avoir purgé une peine de 56 jours derrière les barreaux. Un certain nombre de signataires ont aussi signé une lettre ouverte en juin dernier réclamant que Israël mette fin à l’annexion de la Cisjordanie.
« Qui protégeons-nous en réalité ? »
Des Israéliens ont rendu public un certain nombre de lettres de refus depuis que Israël a pris en 1967 le contrôle des territoires occupés. Alors que depuis de décennies ces lettres faisaient référence de façon prédominante à l’opposition à servir de façon spécifique dans les territoires occupés, les deux dernières séries de Lettres d’Elèves de Douzième, rendues publiques, respectivement, en 2001 et 2005, comprenaient des signataires qui refusaient carrément de servir dans l’armée.
« La réalité est que cette armée perpètre des crimes de guerre de façon quotidienne — ceci est une réalité que je ne peux soutenir, et j’ai le sentiment que je dois crier aussi fort que possible que l’occupation ne se justifie jamais », déclare Neve Shabtai Levin, 16 ans, de Hod Hasharon. Levin, actuellement en 11ème, prévoit de refuser le service militaire après avoir obtenu son diplôme, même si cela signifie d’aller en prison.
« La volonté de ne pas être enrôlé dans les FDI est quelque chose à quoi je pense depuis mes huit ans. Je ne savais pas qu’il était possible de refuser jusque vers l’année dernière, où j’ai parlé à des personnes du fait de refuser l’enrôlement, et elles m’ont demandé si j’avais l’intention de refuser. J’ai commencé à faire quelques recherches, et c’est ainsi que j’ai trouvé la lettre ».
Levin ajoute qu’il a signé la lettre « parce que je crois qu’elle peut faire du bien et, je l’espère, toucher les adolescents qui, comme moi, ne veulent pas être enrôlés et ne savent rien de ce choix, ou se posent des questions ».
Shahar Peretz, 18 ans, de Kfar Yona, a l’intention de refuser cet été. « Pour moi, la lettre est adressée aux adolescents, à ceux qui vont être enrôlés dans un an ou à ceux qui sont déjà recrutés » déclare-telle. « Le but est de s’adresser à ceux qui portent déjà l’uniforme et qui sont maintenant sur le terrain en train de soumettre un peuple à l’occupation, et de leur fournir un miroir qui leur fera se poser des questions telles que « au service de qui suis-je » ? Quelle est la conséquence de la décision de s’enrôler ? Au service de quels intérêts suis-je ? Qui réellement protégeons-nous quand nous portons l’uniforme, avons des armes en main, et arrêtons des Palestiniens sur les points de contrôle, faisons irruption dans des maisons, ou arrêtons des enfants » ?
- L’objectrice de conscience Shahar Peretz lors d’une manifestation en juin 2020 contre l’annexion dans la localité de Rosh Ha’ayin June 2020. (Oren Ziv)
Peretz rappelle sa propre expérience qui a changé son mode de pensée au sujet de la conscription : « (Ma) rencontre avec les Palestiniens dans des camps d’été a été la première fois où j’ai personnellement et humainement découvert l’occupation. Après les avoir rencontrés, je me suis rendu compte que l’armée est une bonne partie de l’équation, de par son poids dans la vie des Palestiniens sous domination israélienne. Ceci m’a menée à comprendre que je ne suis pas prête à prendre part directement ou indirectement à l’occupation imposée à des millions de personnes ».
Yael Amber, 19 ans, de Hod Hasharon, est consciente des difficultés que ses semblables peuvent rencontrer à la suite d’une telle décision. « La lettre n’est pas une critique personnelle des garçons et des filles de 18 ans qui sont conscrits. Refuser l’enrôlement est très compliqué et est à de nombreux égards un privilège. La lettre est un appel à l’action des jeunes avant la conscription, mais est surtout une demande (aux jeunes) d’avoir un regard critique sur un système qui nous demande de prendre part à des actes immoraux à l’égard d’autres personnes ».
Amber, qui a été dispensée du service militaire pour des raisons médicales, habite maintenant à Jérusalem et est bénévole dans le service public. « J’ai pas mal d’amis qui s’opposent à l’occupation, qui se définissent comme de gauche, et qui pourtant servent dans l’armée. Ceci n’est pas une critique des personnes, mais d’un système qui place ceux âgés de 18 ans dans une telle situation, qui ne (leur) laisse pas trop de choix ».
Tandis que l’objection de conscience a été historiquement comprise comme une décision d’aller en prison, les signataires mettent l’accent sur le fait qu’il y a diverses méthodes selon lesquelles on peut refuser et que trouver des moyens de se soustraire au service militaire peut en soi être considéré comme une forme de refus. « Nous comprenons qu’aller en prison est un prix que tout le monde n’a pas le privilège de payer, que ce soit sur le plan matériel, du temps ou des critiques de son entourage », déclare Amber.
« Une partie de l’héritage de la Nakba »
Les signataires remarquent qu’ils espèrent que l’atmosphère politique créée ces derniers mois par les manifestations contre Netanyahu dans tout le pays — connues sous le nom de « manifestations Balfour » en raison de l’adresse postale de la Résidence du Premier Ministre à Jérusalem — leur permettra de parler de l’occupation.
« C’est la meilleure des dynamiques », déclare Amber. « Nous avons l’infrastructure des Balfour, un début de changement, et cette génération fait la preuve de son potentiel politique. Nous avons beaucoup pensé à cela dans la lettre — il y a un groupe qui s’intéresse beaucoup à la politique, comment les amener à réfléchir au sujet de l’occupation » ?
Levin aussi pense qu’il est possible de faire appel aux jeunes Israéliens, en particulier à ceux qui vont aux manifestations contre Bibi. « Avec tous ces discours sur la corruption et sur la structure sociale du pays, nous ne devons pas oublier que ici les fondations sont pourries. Beaucoup disent que l’armée est un processus important (que les Israéliens) traversent, qu’elle vous donnera le sentiment de faire partie du pays et d’y contribuer. Mais ce n’est vraiment aucune de ces choses-là. L’armée force les jeunes âgés de 18 ans à perpétrer des crimes de guerre. L’armée fait que les gens voient les Palestiniens comme des ennemis, comme une cible qui doit être blessée ».
Ainsi que les étudiants le soulignent dans la lettre, le fait de refuser a pour but d’affirmer leur responsabilité envers leurs concitoyens israéliens plutôt que de se désengager d’eux. « Il est beaucoup plus confortable de ne pas réfléchir sur l’occupation et les Palestiniens » déclare Amber. « (Mais) écrire la lettre et rendre accessible cette sorte de discours est un service rendu à ma société. Si je voulais être différente ou ne pas m’en soucier, je ne choisirais pas de me mettre dans une position publique qui me vaut beaucoup de critiques. Nous payons tous un certain prix parce que nous faisons attention ».
« C’est de l’activisme qui vient d’un lieu de solidarité » fait écho Daniel Paldi, 18 ans, qui prévoit de comparaître devant la commission des objecteurs de conscience. « Bien que la lettre soit d’abord et avant tout un acte de protestation contre l’occupation, le racisme, et le militarisme, elle est accessible. Nous voulons rendre le refus moins tabou ». Paldi remarque que si la commission rejette sa demande, il est prêt à aller en prison.
« Nous avons essayé de ne diaboliser aucune des parties, y compris les soldats, qui, en toute absurdité, sont nos amis ou des personnes de notre âge », remarque-t-il. « Nous croyons que la première étape dans tout processus est la reconnaissance des enjeux dont on ne discute pas dans la société israélienne ».
Les signataires de la toute dernière Lettre des Elèves de Douzième a été différentes des versions précédentes en ce qu’ils ont abordé un des sujets les plus sensibles de l’histoire : l’expulsion et la fuite des Palestiniens en 1948 lors de la Nakba. « Le message contenu dans cette lettre est d’assumer la responsabilité des injustices que nous avons commises, et de discuter de la Nakba et de la fin de l’occupation », déclare Shabtai Levy. « C’est un débat qui a disparu de la scène publique et qui doit reprendre ».
« Il est impossible de parler d’un accord de paix sans comprendre que tout ceci est la conséquence directe de 1948 », a poursuivi Lévy. « L’occupation de 1967 fait partie de l’héritage de la Nakba. Tout cela fait partie des mêmes manifestations de l’occupation, ce ne sont pas des choses différentes ».
En complétant ce point, Paldi conclut : « tant que nous sommes du côté de l’occupant, nous ne devons pas déterminer le récit de ce qui constitue ou non une occupation ou si celle-ci a commencé en 1967. En Israël, la langue est politique. L’interdiction de dire "Nakba" ne fait pas référence au mot lui-même, mais plutôt à l’effacement de l’histoire, du deuil et de la douleur ».
Une version de cet article est d’abord parue en hébreu sur Local Call (Appel Local).
Oren Ziv est photojournaliste, membre fondateur du collectif de photographie Active Stills, et membre de la rédaction de Local Call. Depuis 2003, il a recueilli des informations sur un éventail de questions sociales et politiques en Israël et dans les territoires palestiniens occupés en mettant l’accent sur les groupes militants et leurs luttes. Son travail de reportage s’est concentré sur les manifestations populaires contre le mur et les colonies, le logement abordable et d’autres questions socio-économiques, l’anti-racisme et les luttes contre la discrimination, et la lutte pour libérer les animaux.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS