Note sur les camps palestiniens
par Michel Tabet (*)
Depuis cette date, qui annonce, en même temps que l’exil palestinien, la remise en question la plus redoutable de l’identité libanaise, nous n’en finissons pas de tourner en rond. Le problème palestinien au Liban n’est pas une simple question technique, celle des réfugiés, qui se résorbera le jour improbable qui verra enfin un nouveau soleil se lever sur la région. La question palestinienne est redoutable parce qu’elle s’est posée à un moment où l’identité nationale était encore en gestation, parce qu’elle questionne cette identité dans sa structure la plus profonde. Le pays à peine formé, une remise en cause radicale du statu quo islamo-chrétien venait bouleverser la donne. Personne ne pouvait faire face à une telle situation.
Ce que le problème palestinien est venu soulever, c’est une contradiction entre deux aspirations typiquement libanaises : la coexistence et l’hospitalité. Le mythe libanais repose en effet sur une équation très simple : les communautés constitutives du Liban ont toutes échoué sur ces rivages en fuyant les persécutions des uns et des autres. À ce titre, on ne peut pas dire que les Palestiniens fassent exception. En ce sens, les Palestiniens du Liban ressemblent à tous les Libanais, leur destin nous rappelle le nôtre. Cette communauté entre eux et nous ne suffit pourtant pas à les reconnaître comme des semblables. Affaire d’autant plus ironique qu’à l’époque, communauté musulmane et fraternité arabe obligent, les musulmans et la gauche se sentaient solidaires. Mais la guerre a pulvérisé cette alliance. Aujourd’hui, les Palestiniens du Liban vivent dans l’abandon le plus total. Pour eux, il n’y a ni coexistence ni hospitalité possibles.
La question que la situation actuelle soulève n’est pas tant politique qu’éthique. Contrairement à ce qu’on peut entendre un peu partout, il ne s’agit pas de savoir s’il y aura implantation ou non. L’enjeu est plutôt de trouver une certaine forme de solidarité qui ne menace ni ce qui est perçu comme l’intérêt national suprême des Libanais ni le droit au retour des Palestiniens. Or, jusqu’ici, cet équilibre n’a jamais été réalisé. Au lieu de cela, on se retrouve face à un déni manifeste de droit qui ressemble davantage à un refoulement collectif qu’à du courage politique. L’argument libanais consiste à dire qu’en maintenant les Palestiniens dans une situation de marginalité et de précarité, on garantit le droit au retour. La question que je pose est la suivante : au jour du grand retour, et si la situation au Liban reste en l’état, y aura-t-il seulement quelqu’un pour « retourner » ?
Les Palestiniens disent une chose très simple : il faut nous garantir un minimum de dignité pour que nous soyons en mesure de nous battre pour nos droits. Chaque Palestinien, au plus profond de lui-même, n’aspire qu’au retour. Prétendre l’inverse c’est, ou bien ne pas voir, ou bien faire semblant ne pas voir. Si c’est la seconde hypothèse qui est la bonne, il s’agit de se demander d’où vient cette volonté.
Il y a tout d’abord une peur très certaine à l’égard d’une société qui a été largement impliquée dans les déboires de la guerre. Mais à partir du moment où toutes les communautés se sont livrées à cette guerre, la méfiance ne peut pas simplement être dirigée contre les Palestiniens. L’ironie de l’histoire veut que les communautés libanaises soient toujours méfiantes les unes envers les autres. Les Palestiniens se trouvent donc pris dans les contradictions de l’après-guerre, sauf qu’à leur encontre, le rejet et la méfiance sont encore plus forts. Les Palestiniens se trouvent aujourd’hui dans la situation de boucs émissaires idéaux : ce sont tout d’abord des étrangers (ghouraba). Ils sont sales et armés, ils vivent dans des camps qui sont autant de zones de non-droit. Les camps sont perçus par la plupart des Libanais, à tort ou à raison, comme des sortes de jungles où il vaut mieux ne pas s’aventurer. C’est le clivage classique qui oppose la barbarie à la civilisation.
À partir du moment où l’autre est perçu de cette manière-là, toute forme de négociation s’avère impossible. Et si je soulève cette question, ce n’est pas seulement parce que je veux parler des Palestiniens et dire qu’ils méritent un peu plus d’égard de notre part. Ce que je veux montrer c’est la redoutable coïncidence entre la relation que les Libanais entretiennent avec les Palestiniens et les relations que les Libanais entretiennent entre eux. Le cas palestinien est le plus intéressant parce qu’il démultiplie jusqu’à l’absurde la méfiance totale envers ceux qui règnent aujourd’hui dans le pays. Les Palestiniens ne sont pas rejetés uniquement parce qu’ils sont Palestiniens et qu’on leur impute la responsabilité de la guerre civile. Dans cette affaire, toutes les communautés libanaises sont également responsables. C’est parce que les Palestiniens nous renvoient l’image de nous-mêmes, l’image de notre incapacité à surmonter nos divisions, que nous les rejetons de la sorte. Dans la figure du Palestinien, il faut voir la modalité extrême de la relation à l’autre qu’entretient le Liban confessionnel et divisé.
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