Photo : Camp de réfugiés de Aqbat Jabr en 2015. Crédit : Dominiek Benoot pour UNRWA
Emmitouflé dans une veste noire et coiffé d’un bonnet pour se protéger du froid, Wael Oweidat réfléchit au meurtre de ses fils.
Plus tôt dans la matinée du 6 février, l’armée israélienne a envahi Aqbat Jabr, à l’extérieur de Jéricho, le camp de réfugiés où Wael Oweidat considérait comme sa maison.
L’objectif de l’armée était aussi clair que meurtrier : assassiner les deux résistants soupçonnés d’avoir tenté de tirer sur un restaurant à l’extérieur de la colonie israélienne illégale d’Almog dix jours plus tôt. Ces combattants étaient le fils de Wael, Ra’fat Oweidat, et l’ami d’enfance et compagnon d’armes de ce dernier, Malek Lafi.
Ce jour-là, l’armée les a tués, ainsi que trois autres résistants palestiniens, et a blessé plus d’une douzaine de personnes. L’autre fils de Wael, Ibrahim, était parmi eux. Les deux autres s’appelaient Adham Oweidat et Thaer Oweidat.
Rafat Oweidat et Malek Lafi avaient respectivement 21 et 22 ans. Ibrahim Oweidat, 27 ans, a été tué au cours d’affrontements, les soldats visant son jeune frère et Lafi. Les deux autres hommes, Thaer Oweidat, 28 ans, et Adham Oweidat, 22 ans, ont également été tués alors qu’ils tentaient de protéger les deux plus jeunes hommes (qui étaient aussi leurs cousins.)
Tous ont été tués par balle alors qu’ils affrontaient l’armée israélienne.
"Dans ce monde d’êtres humains", dit Wael à Mondoweiss, "il n’y a ni justice ni humanité."
L’assassinat a eu lieu après une chasse à l’homme de dix jours et un siège militaire du district de Jéricho. Seulement 11 jours plus tôt, l’armée israélienne avait commis un massacre dans le camp de réfugiés de Jénine dans le cadre de ses efforts depuis un an pour éradiquer la résistance palestinienne armée, baptisés "Opération briser la vague."
L’assassinat du 6 février
"À 10h30 ou 11h00 du soir, les forces spéciales sont venues et ont arrêté deux hommes, Ameer Hmeidat et Ahmad Hmeidat", raconte à Mondoweiss une membre de la communauté du camp, Sondos Dama, 23 ans, alors qu’elle se tient sur le lieu de l’assassinat.
Deux mares de sang tachent le béton d’éclaboussures, à peine visibles. "À 3 heures du matin, l’affrontement armé a commencé" se souvient Sondos, ses yeux retenant des larmes.
"Les voisins ont vu [Malek Lafi] près des fenêtres" poursuit Sondos, racontant les histoires échangées depuis par les membres de la communauté sur les derniers jours des résistants. "Il était là, essayant de voir sa mère devant sa maison."
"[Sa mère] a dit qu’elle sentait qu’il était près de la maison" raconte Sondos. "Mais il ne pouvait toujours pas la voir." Le sourire sur le visage de la jeune femme de 23 ans s’évanouit.
Non seulement la mère de Lafi a perdu son fils, mais son deuxième fils, Mohammad Lafi, a également été arrêté ce matin-là, ainsi que le père d’Adham Oweidat, Majdi, le frère de Rafaat et Ibrahim, Abed Al-Hafith, et le frère de Thaer Oweidat, Muhammad.
"Ils ont été assassinés ici, à cet endroit", dit Sondos en regardant autour d’elle et tendant son doigt, comme si elle cherchait quelque chose à montrer après sa déclaration. Elle se retourne ensuite vers moi en s’excusant et dit : "leurs corps ont été pris, vous voyez."
La pratique israélienne de confisquer à titre punitif les corps des résistants tués est aussi ancienne qu’elle est brutale et illégale. Les corps des cinq résistants d’Aqbat Jabr ont été ajoutés aux 127 autres cadavres palestiniens qui se voient refuser l’enterrement. De plus, les caméras qui ont filmé le crime ont été soit confisquées par l’armée israélienne, soit détruites pendant l’invasion.
À 10 heures du matin, la nouvelle de la tuerie dans le camp s’était répandue. Les villes de Cisjordanie ont déclaré une grève générale, tandis que les mouvements politiques appelaient à des affrontements suite à l’invasion de Jéricho par l’armée israélienne le matin même.
Ce soir-là, les ruelles du camp de réfugiés d’Aqbat Jabr semblaient grouiller d’enfants, d’adolescents et de jeunes. Le ciblage des hommes et des jeunes dans le camp signifiait que celui-ci restait exposé à un risque d’incursion. La jeune génération était dans les rues, faisant le guet et prête à défendre son foyer.
La semaine précédente
Pendant les dix jours de chasse à l’homme qui ont suivi, les deux hommes n’ont pas pu entrer en contact avec leurs familles, craignant pour leur sécurité - et pour cause. Le jour même de la tentative de tir de Ra’fat et Malek, le 28 janvier, les forces israéliennes avaient envahi le camp et blessé au moins six Palestiniens.
Au cours des dix jours suivants, l’armée israélienne a lancé plusieurs incursions dans le camp et imposé un siège du district de Jéricho, démolissant à titre punitif les maisons familiales des résistants présumés et arrêtant plus de 35 Palestiniens, dont deux enfants, selon la Palestinian Prisoner’s Society.
Deux jours avant l’assassinat du 6 février, l’armée avait lancé un raid massif sur le camp le 4 février, qui s’était conclu par l’échec de l’armée à localiser les combattants.
"Il y avait près de 70-100 jeeps", raconte à Mondoweiss un garçon de 14 ans qui monte la garde à l’entrée du camp.
Toujours à la recherche des deux hommes identifiés plus tard comme étant Ra’fat Owedat et Malek Lafi, les troupes israéliennes avaient envahi le camp avec des bulldozers, en tirant des gaz lacrymogènes et des balles réelles.
"Des soldats partout", poursuit l’adolescent d’une voix ferme mais horrifiée. "Partout où vous regardiez, il y avait des soldats."
Après avoir mené plusieurs entretiens avec des résidents du camp, il apparaît clairement que les mots du jeune garçon ne sont pas exagérés.
Rien que ce jour-là, plus de 18 Palestiniens du camp de réfugiés ont été arrêtés dans l’intention de faire sortir les résistants de leur cachette ou de recueillir des informations susceptibles de les localiser.
La plupart des personnes détenues étaient soit des parents directs, soit des amis proches des combattants présumés. Selon les membres des familles, les personnes détenues ont été interrogées par les services de renseignement israéliens en collaboration avec l’armée. Nombre d’entre elles ont été placées sous la contrainte et soumises à des mauvais traitements, tout en leur refusant l’accès à un avocat. Le père d’Adham, le frère de Lafi et le troisième frère de Rafaat et Ibrahim sont toujours détenus par Israël au moment où nous écrivons ces lignes, après que leur détention ait été prolongée de six jours le mercredi 8 février.
"Si l’on met de côté le meurtre de mes enfants, il suffit de regarder ce qu’il s’est passé [le 4 février]", déclare Wael Oweidat à Mondoweiss. "Sans personne dans les maisons, regardez ce qu’ils ont fait aux maisons", il fait un geste vers la ruelle qui mène à quatre maisons, toutes criblées de balles ou partiellement endommagées.
Sans confirmer l’identité précise des hommes, les forces israéliennes ont pris pour cible plusieurs maisons appartenant aux familles Oweidat et Lafi et à leurs voisins, criblant les maisons de balles.
"Si quelqu’un était à la maison, il aurait été mort." raconte Yahiya Oweidat, un cousin de Thaer Oweidat, à Mondoweiss. "Personne n’était à la maison, heureusement" dit-il en se couvrant le corps d’un manteau d’hiver bédouin vert qui appartenait à l’un des martyrs. Les maisons avaient été évacuées de force, les enfants ayant été sortis en douce par les membres de la famille pendant l’invasion militaire.
"Ils ont juste continué à tirer et à tirer et à tirer, et le bulldozer a détruit cette pièce spécifiquement" explique Yahiya, en montrant ce qu’il reste des meubles d’un salon, à l’abri des décombres de ce qui était autrefois un mur.
"Vous comprenez ?" demande-t-il avec un sourire douloureux. "Il n’y avait personne à l’intérieur de la maison, mais ils ont continué à la mettre en pièces, comme pour se venger."
Fixant la tige de tuyau qui se trouve toujours devant la fenêtre d’un salon partiellement détruit, Yahya sourit à nouveau. "Rafat avait l’habitude de faire des tractions sur ce tuyau" dit-il.
La communauté laissée derrière
La caravane en bois criblée de balles où Ra’fat Oweidat et Malek Lafi étaient cachés, se trouve juste à l’extérieur du camp, près du complexe de villas de Rawnaq récemment développé.
"Nous venions de la maison de la mère de Malek, et nous sommes arrivés directement ici" dit Sondos en se tenant à côté de sa mère, toutes deux n’ayant pas encore accepté la perte. "Il n’y a pas de mots", soupire-t-elle.
Malgré les exécutions extrajudiciaires israéliennes et la poursuite des châtiments collectifs, l’expansion récente de la résistance armée dans le sud de la Cisjordanie montre qu’elle ne se laisse pas décourager. En fait, à chaque perte, l’urgence de la confrontation semble s’imposer davantage aux jeunes Palestiniens, qui ont grandi en faisant l’expérience directe de la mort.
"Malek et Ra’fat étaient aussi des camarades de classe, ils jouaient toujours au football ensemble", dit Yahya en riant et en interrompant momentanément le silence des personnes en deuil.
Les jeunes hommes et garçons qui s’étaient rassemblés autour de lui - la plupart étant des membres de la famille d’au moins un des tués - commencent à se remémorer les derniers matchs de football. "Malek est FC Barcelone, sans compromis" dit Yahya, et cette fois, tout le monde rit aussi.
L’entrée de la maison d’Ibrahim et Rafaat est remplie de plantes, dont la couleur contraste avec la poussière dorée des montagnes de Jéricho. Lors du premier raid sur le camp, deux jours avant l’assassinat, une ligne de snipers israéliens s’était positionnée sur cette même montagne. Juste en dessous d’eux se trouvaient les lettres "Al-Qassam", en référence à la branche militaire du Hamas.
Rafaat avait gravé ces lettres dans la pierre pendant la pandémie de COVID-19, il y a presque deux ans, selon les jeunes du camp.
Les taches de sang et les impacts de balles deviennent vite le dernier souvenir visible de l’assassinat et de la férocité de la bataille qui l’a précédé pendant que les résistants menaient leur dernier assaut contre la toute puissance de l’armée israélienne.
Près de la scène sanglante, deux voitures aux vitres teintées sont garées, avec trois hommes dans chacune. Ils surveillent les visiteurs, principalement des médias ou des personnes en deuil du camp. "Ne marchez pas sur le sang" réprimande l’un d’eux depuis sa fenêtre ouverte.
La protectivité avec laquelle tous les membres de la communauté traitent le site de leur martyrs en dit long, trahissant une loyauté farouche envers ceux d’entre eux qui ont décidé de prendre les armes.
Cela est apparu clairement lorsqu’un parent de l’un des hommes tués m’a regardé et a refusé une interview, désignant plutôt le sang sur le sol. "Ce sang est sacré. Ce sang est tout ce que nous avons en ce moment" a-t-il dit.
Ce matin même, le 9 février, les forces israéliennes ont poursuivi leurs incursions à Aqbat Jabr, envahissant une nouvelle fois le camp de réfugiés. Sa’ed Fakhr Oweidat, le frère d’une des personnes blessées lors du raid du 6 février, a été arrêté.
L’émergence de nouveaux groupes armés
À plusieurs mètres du lieu de l’assassinat, et plus près des maisons des hommes tués, une salle de deuil est organisée. Wael Oweidat reçoit les condoléances de la communauté.
"Qu’est-ce qui pousse ces garçons à sortir et à se battre ?" Wael pose une question rhétorique. "Chaque année, il y a plus de crimes [commis par Israël]", dit-il, alors qu’un groupe d’hommes et de garçons acquiescent.
Ces crimes ont poussé une génération entière à prendre les armes. Alors que la majeure partie de la résistance armée de 2022 était concentrée dans les districts de Naplouse et de Jénine, une nouvelle brigade armée a pris forme cette année dans le camp de réfugiés d’Aqbat Jabr, se faisant appeler "Brigade d’Aqbat Jabr."
Des articles de presse ont associé ce nouveau groupe armé aux Brigades Izz al-Din al-Qasam, la branche armée du Hamas, mais le compte Telegram de la Brigade Aqbat Jabr se présente de manière quelque peu différente. L’après-midi même de l’assassinat, le compte a publié une déclaration publique dans laquelle il pleurait "le leader et héros Thaer Khaled Oweidat Muqaiti, cofondateur de Saraya al-Quds-Aqbat Jabr Brigade."
Saraya al-Quds, ou les Brigades Al-Quds, est la branche militaire du mouvement du Jihad islamique palestinien (PIJ). Thaer Oweidat était connu des résidents du camp comme appartenant au PIJ. Pour sa famille, cependant, Thaer était simplement connu sous le nom d’Abu Muhammad, un père de quatre enfants.
"Le téléphone de Thaer était rempli d’images de martyrs", dit Yahya, tandis que deux de ses cousins acquiescent. L’un d’eux commence à réciter les noms des martyrs dont il a vu les photos sur le téléphone de Thaer. La plupart des noms sont ceux de martyrs de l’année dernière.
Cette année-là, deux groupes de résistance armée avaient pris forme à Jénine et à Naplouse - "la brigade de Jénine" et "la brigade de Naplouse." Tous deux étaient initialement considérés comme des branches locales de la grande organisation Saraya al-Quds. Au cours de l’année, cependant, les deux groupes se sont transformés en formations inter-factionnelles.
La brigade de Jénine a conservé son nom d’origine mais est devenue une organisation parapluie, tandis que la brigade de Naplouse s’est rebaptisée la « Tanière des Lions » après l’assassinat de l’un de ses membres fondateurs, Ibrahim al-Nabulsi.
Le nouveau groupe armé que Thaer a cofondé à Aqbat Jabr, semble adopter la même identité inter-factionnelle que ses prédécesseurs de l’année dernière ; en parlant avec les résidents du camp, la plupart des gens semblent utiliser indifféremment "Saraya al-Quds" et les "Brigades Qassam" lorsqu’ils font référence à la Brigade Aqbat Jabr.
Mais là encore, de nombreux résidents du camp n’avaient même pas entendu parler de la Brigade avant l’assassinat du 6 février.
Debout près du grand conteneur en bois qui avait hébergé les résistants pendant les dix jours de chasse à l’homme, Sondos et sa mère montrent du doigt les impacts de balles qui ont marqué la grande remorque en bois. "Cette Brigade est un phénomène nouveau" explique la mère de Sondos à Mondoweiss. "Nous n’avons découvert son existence qu’au moment où elle est montée [en puissance] après la récente opération", ajoute-t-elle.
Pourtant, les membres de la communauté se mobilisent pour soutenir le groupe naissant. Les foules de personnes en deuil se déversant dans les rues étroites du camp de réfugiés en témoignent.
La Brigade Aqbat Jabr le reconnaît. Dans un communiqué publié sur Telegram, elle a salué les "habitants de Jéricho qui sont inébranlables et patients."
"Nos armes sont légitimes et notre djihad se poursuit dans toutes les arènes" poursuit le communiqué.
Lorsqu’on lui demande lequel des hommes tués est son enfant, Wael Oweidat lève les mains en l’air et répond "tous", faisant écho au sentiment commun affiché par les jeunes lors des processions funéraires des martyrs, qui se lancent dans des chants s’adressant aux parents des martyrs : "pour les mères et les pères des martyrs, ne tombez pas dans le chagrin, nous sommes tous vos enfants."
Après avoir raconté cette matinée sanglante, Wael garde l’espoir d’un changement.
"Nous avons juste besoin de mettre nos mains ensemble, en tant que Palestiniens" dit-il à Mondoweiss. "Là où il y a de la volonté, il y a du pouvoir. Chaque personne qui aime la Palestine est palestinienne. Tout cela représente la Palestine. Quelle autre barrière y a-t-il pour nous rassembler ?"
Il s’arrête un moment, avant de donner enfin sa réponse.
"C’est l’occupation. C’est notre seul obstacle."
Traduction : AFPS