Mes rencontres avec Nasser remontent à 1948. J’avais l’habitude de dire en plaisantant que « nous étions très proches l’un de l’autre, mais n’avons jamais été vraiment présentés ! »
C’est arrivé ainsi : en juillet nous essayions désespérément de stopper l’avancée de l’armée égyptienne vers Tel-Aviv. Le point d’appui de notre front était un village nommé Negba. Un soir on nous dit qu’une unité égyptienne avait coupé la seule route conduisant à ce kibboutz et y avait creusé une tranchée.
La compagnie à laquelle j’appartenais était une unité mobile de commando avec des jeeps, chacune étant équipée de deux mitrailleuses. On nous donna l’ordre d’attaquer et de reprendre à la position à tous prix. C’était une idée folle – vous ne pouvez pas utiliser des jeeps pour attaquer des soldats retranchés. Mais les commandants étaient prêts à tout.
Donc nous avons avancé dans l’obscurité le long de la route étroite jusqu’à l’arrivée sur la position égyptienne où nous nous avons subi un feu meurtrier. Nous avons reculé, mais le commandant de bataillon nous a rejoints et a conduit une autre attaque. A ce moment là nous sommes littéralement passé par-dessus les Égyptiens, sentant des corps humains sous nos roues. Les Égyptiens se sont enfuis. Leur commandant était blessé. Comme je l’ai découvert plus tard, ce commandant s’appelait Gamal Abd-el-Nasser.
Après cela, la fortune de la guerre a tourné. Nous avons pris la main et encerclé toute une brigade égyptienne. Je participai à la force assiégeante quand je fus gravement blessé. De l’autre côté se trouvait le major Abd-el-Nasser.
Quatre ans plus tard, Gingi m’appela dans un état de grande excitation. « Je dois te rencontrer immédiatement », me dit-il.
Gingi est l’argot hébreu de poil de carotte, comme les britanniques appellent une personne aux cheveux roux. Ce gingi là était un petit yéménite très foncé. On le surnommait Gingi parce qu’il avait les cheveux très noirs – c’était notre forme d’humour alors.
Gingi (de son vrai nom Yerucham Cohen) avait servi pendant la guerre comme adjudant du commandant du Front sud, Yigal Alon. Pendant la bataille, un petit cessez-le-feu avait été arrangé pour permettre aux deux parties de ramasser leurs morts et leurs blessés qui se trouvaient entre les lignes. Gingi, qui parlait un excellent arabe, avait été envoyé pour négocier avec l’émissaire de la force encerclée – le major Abd-el-Nasser.
Comme cela arrive, au cours de leurs différentes rencontres, une amitié s’est développée entre les deux hommes. Un jour, alors que l’Égyptien était très déprimé, Gingi essaya de le réconforter en disant : « Courage, Gamal, tu sortiras d’ici vivant et tu auras des enfants ! »
La prophétie se réalisa. La guerre terminée, la brigade encerclée retourna au Caire et fut accueillie en héros. Yerucham fut désigné pour faire partie de la commission d’armistice israélo-égyptienne. Un jour son homologue égyptien lui dit : « Le lieutenant-colonel Abd-el-Nasser m’a demandé de vous dire qu’un fils lui était né. »
Yerucham a acheté un vêtement de bébé et, à la rencontre suivante, l’a donné à son homologue. Nasser lui envoya en réponse ses remerciements avec un assortiment de gâteaux du fameux café Groppi du Caire.
PENDANT l’été de 1952, l’armée égyptienne se rebella et, dans un coup d’État sans effusion de sang, renvoya le roi playboy Farouk. Le coup d’État était conduit par un groupe d’« officiers libres », dirigé par un vieux général de 51 ans, Muhammad Naguib.
J’ai publié dans mon magazine un message de félicitations aux officiers.
Quand je rencontrai Gingi, il me dit : « Oublie Naguib. Ce n’est qu’une couverture. Le vrai chef est un type nommé Nasser ! » Ainsi mon magazine fit un scoop mondial – bien avant quiconque dans le monde, nous avons révélé que le dirigeant réel était un officier nommé Abd-el Nasser.
(Un mot sur les noms arabes. Gamal est un chameau, symbole de beauté pour les Arabes. Abd-el-Nasser – prononcé Abd-an-Nasser – signifie « Serviteur du [Allah] Victorieux ». Appeler l’homme seulement Nasser, comme nous le faisions tous, revient à lui donner un des 99 noms d’Allah.)
Quand Nasser devint officiellement le dirigeant, Yerucham me dit le plus secrètement qui soit qu’il avait reçu une invitation stupéfiante : Nasser l’avait invité à venir le voir au Caire en privé.
« Vas-y », l’implorai-je, « cela peut être une ouverture historique ! »
Mais Yerucham était un citoyen obéissant. Il demanda la permission au ministère des Affaires étrangères. Le ministre, Moshe Sharett, le célèbre pacifiste, lui interdit d’accepter l’invitation. « Si Nasser veut parler avec Israël, il doit s’adresser au ministère des Affaires étrangères, » dit-il à Yerusham. Bien entendu, il n’y avait plus rien à dire.
NASSER était un Arabe d’une type nouveau : grand, élégant, charismatique, un orateur envoûtant. David Ben-Gourion, qui commençait à vieillir, avait peur de lui, et peut-être l’enviait-il. Alors il complota avec les Français pour le renverser.
Après un court exil volontaire dans un kibboutz, Ben-Gourion retourna en 1955 à son poste de ministre de la Défense. La première chose qu’il fit fut d’attaquer l’armée égyptienne à Gaza. Volontairement ou par erreur, beaucoup de soldats égyptiens furent tués, Nasser, furieux et humilié, se tourna vers les Soviétiques et reçu d’importantes cargaisons d’armes.
Depuis 1954, la France était confrontée à une guerre de libération en Algérie. Comme les Français ne pouvaient pas imaginer que les Algériens se soulèveraient contre la France de leur propre gré, ils accusèrent Nasser de les inciter. Les Britanniques rejoignirent le club car Nasser venait de nationaliser la compagnie franco-britannique du canal de Suez.
Le résultat fut l’aventure de Suez de 1956 : Israël attaqua l’armée égyptienne dans le désert du Sinaï, pendant que les Français et les Britanniques la prenaient à revers. L’armée égyptienne, pratiquement encerclée, reçut l’ordre de rebrousser chemin aussi rapidement que possible. Des soldats laissèrent leurs chaussures derrière eux, Israël fut enivrée par cette victoire retentissante.
Mais les Américains étaient furieux, ainsi que les soviétiques. Le président américain Eisenhower et le président soviétique Boulganine lancèrent un ultimatum, et les trois puissances complices durent se retirer complètement. « Ike » fut le dernier président américain osant défier Israël et les Juifs américains.
Du jour au lendemain, Nasser devint le héros de l’ensemble du monde arabe. Sa vision d’une nation pan-arabe entrait dans le domaine des possibilités. Les Palestiniens, privés de leur propre patrie qui était divisée entre Israël, la Jordanie et l’Egypte, virent leur avenir dans cette vaste nation et admirèrent Nasser.
En Israël, Nasser devint l’ennemi suprême, le diable incarné. Il fut présenté officiellement et dans tous les médias comme « le tyran égyptien », et fréquemment « le second Hitler ». Quand j’ai proposé de faire la paix avec lui, les gens m’ont pris pour un fou.
EMPORTÉ par son immense popularité à travers le monde arabe et au-delà, Nasser fit une chose stupide. Quand le chef d’état-major israélien, Yitzhak Rabin, menaça les Syriens de les envahir, Nasser vit là un moyen facile de démontrer son leadership. Il mit en garde Israël et envoya son armée dans le désert du Sinaï démilitarisé.
Tout le monde en Israël eut peur. Tout le monde, sauf moi (et l’armée). Quelques mois auparavant, j’avais été secrètement informé qu’un important général israélien avait confié à des amis : « Je prie toutes les nuits pour que Nasser envoie son armée dans le Sinaï. Là nous le détruirons ! »
Et c’est ce qui se passa. Nasser réalisa trop tard qu’il était tombé dans un piège (comme mon magazine l’annonça en gros titre.) Pour conjurer un désastre, il proféra des menaces à glacer le sang « de jeter Israël à la mer » et envoya un émissaire de haut-rang à Washington pour implorer que les États-Unis fassent pression pour arrêter Israël.
Trop tard. Après un peu d’hésitation, et après avoir obtenu la permission explicite d’Henry Kissinger, l’armée israélienne attaqua et brisa les forces égyptiennes, jordaniennes et syriennes en 6 jours.
Il y eut deux résultats historiques : (a) Israël devint une puissance coloniale et (b) l’ossature du nationalisme pan-arabe fut cassée.
NASSER RESTA au pouvoir encore trois ans, ombre de lui-même. Il avait évidemment matière à réflexions.
Un jour, mon ami français, le journaliste renommé Éric Rouleau, me demanda de venir d’urgence à Paris. Rouleau, juif égyptien d’origine travaillant pour le prestigieux journal le Monde, était chez lui avec l’élite égyptienne. Il me dit que Nasser venait de lui donner une longue interview. Comme convenu, il avait soumis le texte à Nasser pour confirmation avant publication. Après réflexion, Nasser en raya une partie capitale : une offre à Israël de faire la paix. C’était essentiellement l’offre qui constituera neuf ans plus tard la base de l’accord de paix Sadate-Begins.
Mais Rouleau avait enregistré tout l’entretien. Il offrit de me donner le texte, de façon que je puisse le transmettre au gouvernement israélien à condition d’un secret total.
Je me précipitai chez moi et appelai un membre important du gouvernement israélien, le ministre des Finances Pinchas Sapir, qui était considéré comme le plus favorable à un compromis. Il me reçut immédiatement, écouta ce que j’avais à dire et ne montra pas le moindre intérêt. Quelques jours plus tard, pendant la crise du Septembre noir en Jordanie, Nasser mourut soudainement.
AVEC LUI la vision du nationalisme pan-arabe, de la renaissance de la nation arabe sous les couleurs d’une idée européenne basée sur une pensée rationnelle, laïque disparaissaient.
Un vide spirituel et politique fut créé dans le monde arabe. Mais la nature, comme chacun sait, a horreur du vide.
Avec la mort de Nasser, et après la fin violente de ses successeurs et imitateurs, Sadate et Mubarak, Khadafi et Saddam, le vide accueillit une nouvelle force : l’islamisme salafiste.
J’ai souvent dans le passé prévenu que si nous détruisions Nasser et le nationalisme arabe, des forces religieuses se manifesteraient. Au lieu d’un combat entre ennemis rationnels qui peut aboutir à une paix rationnelle, une guerre religieuse commencera, qui sera par définition irrationnelle et ne permettra aucun compromis.
C’est là où nous en sommes. Au lieu de Nasser, nous avons Daesh. Au lieu du monde arabe conduit par un leader charismatique, qui donne aux masses arabes partout un sens de dignité et de renouveau, nous faisons face aujourd’hui à un ennemi qui glorifie la décapitation publique et veut revenir au 17e siècle.
J’accuse l’aveuglement et la totale stupidité de la politique israélienne et américaine d’être responsables de cette dangereuse évolution. J’espère que nous aurons assez de temps pour l’inverser.