Photo : L’armée israélienne attaque l’hôpital Kamal Adwan depuis l’aube, 6 décembre 2024 © Anas Al-Sharif
Depuis le début de la guerre, je me suis portée volontaire comme médecin urgentiste à Gaza pour aider mon peuple. Pendant plus d’un an, j’ai été témoin d’innombrables horreurs et j’ai été déplacée à plusieurs reprises par les bombardements et l’invasion israéliens. J’ai perdu des êtres chers, j’ai vu des patients mourir de manière horrible et j’ai craint pour ma propre vie - et pourtant, même dans les moments les plus sombres, j’ai trouvé des lueurs d’espoir.
L’attente de la mort à Al-Shifa
Dès le début, la situation à l’hôpital Al-Shifa, dans la ville de Gaza, a été catastrophique. Il n’y avait pas assez de lits pour les blessés, qui étaient dispersés partout. Les cadavres s’entassaient dans une « tente des martyrs » dans la cour de l’hôpital.
Le 9 novembre 2023, j’ai trouvé parmi les martyrs mon cousin, sa femme et leurs deux petites filles. Leurs corps étaient déchiquetés en morceaux méconnaissables, victimes des bombardements israéliens aveugles qui ont ravagé leur quartier. Je n’ai réalisé que c’était eux que lorsque j’ai vu leurs cartes d’identité, qui étaient tombées des restes de leurs vêtements en lambeaux.
C’était une scène empreinte de déchirement, une mosaïque cruelle d’innocence et de tragédie.
Incapables de distinguer l’un de l’autre, nous les avons enterrés ensemble, enveloppés dans un même linceul, comme si même la mort ne pouvait séparer leur lien. Le silence qui a suivi était assourdissant, mais leur perte résonnait dans chaque recoin de mon âme.
En novembre 2023, Israël a interdit l’entrée de carburant, de nourriture et d’eau à Gaza, tandis que les forces israéliennes assiégeaient Al-Shifa. À l’hôpital, certains d’entre nous ont bu la solution saline qu’ils avaient trouvée dans la salle de stockage pour survivre.
Les responsables de l’hôpital ont supplié les militaires israéliens d’autoriser l’évacuation des patients. Dès que cela s’est produit, l’électricité a été coupée, laissant le personnel médical pris au piège pendant deux jours, encerclé par l’ennemi, attendant la mort.
Nous étions réunis dans une salle obscure, dans un silence total, entourés uniquement du bruit des tirs, des chars et des bombardements. Je me souviens que ma famille, qui avait déjà été évacuée vers le sud de Gaza à l’époque, me manquait. Je n’avais aucun moyen de les contacter et je ne savais pas si je les reverrais un jour.
Soudain, l’un des médecins s’est mis à chanter Sawfa Nabqa Huna (Nous resterons ici), une chanson sur la vie et sa beauté. Je pense qu’il voulait nous distraire, et se distraire lui-même, de la peur. Sa voix était magnifique lorsqu’il a chanté les paroles : « Nous resterons ici jusqu’à ce que la douleur disparaisse, nous vivrons ici et la mélodie deviendra belle, ma patrie, ma patrie. »
Nous avons fini par évacuer l’hôpital, emmenés dans des ambulances. Avant de quitter les lieux, nous avons été fouillés par des soldats israéliens, qui ont arrêté plusieurs médecins chevronnés.
Nouveaux lieux, même horreur
Lorsque j’ai atteint le sud, je suis immédiatement partie à la recherche de ma famille. Alors que je me sentais heureuse et en sécurité d’être enfin réunie avec eux, je pouvais ressentir une tristesse familière, presque comme si elle était logée dans ma gorge. Après le temps passé à al-Shifa, après avoir été témoin de ce qui arrivait à ma patrie, j’ai été envahie par un douloureux sentiment de perte. J’ai passé cette journée à me cacher pour que personne ne me voie pleurer. Je me suis demandé ce qu’il restait des martyrs après leur mort. Des os et des souvenirs, est-ce tout ce qui reste d’une personne ? Qui hérite de leur peur, de leur anxiété et de leur tristesse ?
Dès mon arrivée à Khan Younis, j’ai commencé à travailler à l’hôpital Nasser. C’était un endroit différent, mais j’y ai été témoin de la même horreur.
Une scène déchirante reste gravée dans mon esprit. Une femme enceinte gisait sur le sol, l’abdomen ouvert, les intestins et le foie exposés. Un médecin s’est battu pour la sauver, mais elle et son enfant à naître ont péri. Le sang, les cris et la tragédie m’ont figée sur place.
Comment un enfant qui n’avait pas encore vu la vie pouvait-il mourir aux côtés de sa mère ? Comment une mère a-t-elle pu quitter le monde sans tenir son bébé dans ses bras ?
Ce bébé n’est devenu qu’un numéro de plus dans une série inimaginable. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est qu’ils reposent ensemble en paix.
L’armée israélienne a fini par atteindre l’hôpital Nasser. En mars, nous avons été à nouveau évacués et je suis allée travailler à l’hôpital al-Kuwaiti de Rafah.
Le 25 mars 2024, alors que j’étais de service à al-Kuwaiti, la réalité de la guerre m’a frappée de la manière la plus cruelle. Vers 1 heure du matin, des corps de martyrs ont été apportés à l’hôpital, victimes des bombardements incessants. Parmi eux se trouvait Razan Mohammed Barhoum, une jeune femme de 24 ans diplômée en médecine, mon amie, ma camarade de classe, ma sœur de cœur.
Razan, qui avait mémorisé le Coran et était dans les premiers mois de sa grossesse après une longue lutte pour concevoir, avait été tuée dans son sommeil, avec d’autres membres de sa famille, lorsque leur maison a été bombardée.
Je n’oublierai jamais le moment où j’ai enveloppé son corps dans un linceul de mes propres mains, des larmes coulant sur mon visage. Elle n’était pas seulement une amie ; elle était un exemple de grâce et de résilience, quelqu’un qui conciliait ses devoirs d’épouse, d’étudiante et de future mère avec une force extraordinaire.
La morgue était remplie de dizaines de martyrs, placés dans une tente spéciale en attendant leur enterrement. Alors que je faisais mes adieux à Razan, je n’arrivais pas à me faire à l’idée que c’était la dernière fois que je la voyais.
La lumière au milieu des ténèbres
J’aurais aimé que ce soit le dernier déplacement.
En avril, après l’invasion de Rafah par les forces israéliennes, j’ai fui vers Deir al-Balah, où j’ai rejoint l’hôpital des martyrs d’Al-Aqsa. Depuis, je suis médecin bénévole au service des urgences.
Un moment inoubliable s’est produit en octobre 2024, alors que je quittais mon travail et que je me dirigeais vers la tente où je logeais avec ma famille près de l’hôpital. J’ai entendu quelqu’un crier : « Docteur Shurooq ! La tête sort ! »
Attrapant mon kit d’urgence, je me suis précipitée vers la tente de la femme et j’ai accouché une petite fille en bonne santé avec les seuls outils que j’avais sous la main. Heureusement, la mère et le bébé étaient sains et saufs, et tout s’est déroulé sans problème. C’était un moment de fierté et de reconnaissance, une lumière au milieu des ténèbres.
Sa mère l’a appelée Shurooq, comme moi.
Ce moment a illuminé l’obscurité qui régnait en moi et a rempli mon cœur d’une lueur d’espoir. Il m’a fait sentir que mon existence avait un sens, que nous étions plus que de simples chiffres sur un écran. Dans mes mains, j’ai senti le miracle de la naissance d’une nouvelle vie - un rappel profond que même dans les ombres du désespoir, il y a toujours de la lumière, un but et la beauté du renouveau.
Traduction : AFPS