Mai 2021. Le temps d’une révolte printanière, Mohammad el-Kurd et sa sœur Mona sont propulsés sur le devant de la scène internationale. En l’espace de quelques semaines, ils sont élevés au rang d’icônes. Arrêtés par l’armée israélienne puis libérés le 6 juin, leur image fait le tour des réseaux sociaux. Les médias s’arrachent ces jumeaux qui incarnent une génération, mais aussi le reflet de leur époque. Les violences, arrestations et expulsions qui, d’ordinaire, se multiplient dans l’indifférence générale sont désormais rejouées à ciel ouvert, face au monde. À travers les réseaux sociaux, les Kurd profitent de cette attention pour la rediriger où bon leur semble. En parallèle, la révolte des Palestiniens gronde. Pour la première fois depuis des années, la résistance semble avoir trouvé un nouveau souffle. De Cheikh Jarrah à Lod, Haïfa, Nazareth puis Gaza et Qalandiya, les villes palestiniennes se soulèvent une à une, de part et d’autre de la ligne verte, derrière un cri de ralliement commun. Depuis Jérusalem, cette « intifada de l’unité » scande l’union retrouvée du peuple palestinien.
Mais 16 mois plus tard, la fièvre retombe. Les journalistes ont détourné le regard. Les Palestiniens, dans leur majorité, sont retournés à leurs occupations. Mohammad el-Kurd, lui, poursuit son chemin, entre écriture et militantisme, entre New York et Jérusalem. L’étudiant, qui vient de publier son premier recueil de poésie (Rifqa), interroge le rôle des médias occidentaux, le pouvoir des mots et la faillite du leadership palestinien. L’Orient-Le Jour l’a rencontré en marge du festival du magazine Internazionale à Ferrare, en Italie, qui s’est tenu du 29 septembre dernier au 3 octobre, pour évoquer ce long silence qui suit la tornade.
Un an et demi après, que reste-t-il du « soulèvement de l’unité » ?
C’est difficile à dire. D’un côté, ce sentiment d’unité qui prévalait en 2021 s’est estompé. Nous avons pris conscience de cette fragmentation qui découle des obstacles géographiques, mais pas seulement. C’est aussi la diversité des moyens d’oppression qui nous a séparés. Nous en avions déjà conscience à l’époque. Mais nous étions envahis par une forme d’euphorie collective. Par la suite, nous avons compris : nous sommes doués pour la mobilisation, mais pas pour l’organisation au long court. Nous savons gérer la tempête, mais nous ne savons pas l’anticiper. Nous travaillons dans l’urgence. En dehors de ces moments d’urgence, nous ne savons pas faire. Ou du moins, la crise ne disparaît jamais suffisamment pour nous donner assez d’espace pour faire autre chose que de simplement y répondre…
Mais cela relève aussi d’un phénomène naturel. Les élans spontanés propres aux soulèvements populaires se tarissent, l’attention se déplace petit à petit sur autre chose… Prenons aujourd’hui : notre attention est éparpillée entre ce qu’il se passe à Masafer Yatta, à Cheikh Jarrah, Silwan, Gaza ou dans le Néguev… Le sentiment d’unité vacille. Nous continuons à encourager les gens à soutenir les communautés qui en ont besoin, à se rendre sur place. Mais il y a aussi des contraintes logistiques. Les événements de Cheikh Jarrah étaient très différents en raison d’un ensemble de facteurs circonstanciels difficiles à reproduire : une zone à la fois symbolique, centrale et très accessible… Dans la plupart des autres cas, l’accès aux communautés menacées de disparition est bien plus difficile…
Il y a eu des regrets et des désillusions, mais nous avons aussi tiré beaucoup de leçons. Et obtenu de petites victoires, à notre échelle. La jeunesse palestinienne a d’abord fait la preuve, jusqu’à aujourd’hui, de son audace. La façon dont nous abordons les médias a radicalement changé. Nous sommes parvenus à transformer les termes du débat public.
À l’exception de quelques épisodes « chauds » s’invitant encore dans l’actualité internationale, le cycle médiatique est aujourd’hui passé à autre chose. Comment continuer à parler de la Palestine quand le monde détourne le regard, quand les bombes ne pleuvent plus sur Gaza et quand Cheikh Jarrah a retrouvé une apparence calme ?
L’un des plus grands défis auxquels je suis confronté est l’idée que notre parole – en tant que journalistes et artistes palestiniens – est réactive. Il y a toujours une crise à laquelle nous devons répondre. Supposons que je sois en train d’écrire au sujet d’une expulsion ayant lieu dans un village. Pendant ce temps, l’actualité me rattrape – une démolition a lieu ou bien un enfant est tué par un soldat israélien. Nous sommes tiraillés. La question qui se pose alors est comment faire pour se réapproprier le rythme de l’information ? Écrire n’est pas un choix : j’y suis contraint parce que c’est la réalité dans laquelle je vis. Mais je ne veux pas simplement subir le cycle médiatique. Je veux le diriger de manière intentionnelle. Le détourner, le recréer, plutôt que de le laisser me contrôler.
Cela se fait de différentes manières. En descendant dans la rue. Ou bien en réorientant la discussion avec un journaliste : quelle que soit la question posée, j’amène la conversation sur un terrain que je choisis. Mais cela n’est pas donné à tout le monde. Rester présent, actif dans les médias n’est pas facile, voire impossible, lorsque vous n’avez pas beaucoup de connexions, lorsque vous n’avez pas d’influence ou une voix qui soit compatible avec ces géants hégémoniques de l’information…
Dans l’ensemble, la séquence de 2021 a souligné les limites d’un modèle visant à créer des lieux et des figures iconiques : l’espérance de vie de ce genre de phénomène est extrêmement limitée. Comment poursuivre la mobilisation au-delà du cercle proche, de la famille, du quartier ? Comment dépasser le sentiment d’urgence ? Comment mobiliser sans avoir à compter sur une ou deux voix qui, tôt ou tard, s’essouffleront ?
À 11 ans, vous interpellez les députés européens au Parlement de Strasbourg. À 14 ans, vous faites l’objet d’un documentaire retraçant le quotidien de votre communauté à Cheikh Jarrah. À 23 ans, vous êtes arrêté avec votre sœur, Mona, après avoir fait campagne contre l’expulsion forcée des habitants de Jérusalem-Est. Au fil des ans, vous êtes devenu l’une des figures incontournables de la Palestine. Est-ce une bonne chose ?
Soyons clairs : je ne suis pas fait pour la caméra. Je n’aime pas ça. J’ai toujours voulu rester en coulisses, écrire des discours que d’autres prononceront. Toute cette médiatisation est donc arrivée d’elle-même. Elle n’a pas non plus eu lieu parce que je suis d’une intelligence hors du commun, mais plutôt parce que j’ai été extrêmement bien conseillé. Mon entourage m’a guidé afin de rediriger toute cette attention et d’utiliser l’outil médiatique à notre avantage.
De manière plus générale, nous sommes aujourd’hui à un tournant historique. La couverture médiatique autour de la Palestine, dans la presse mais aussi sur des plateformes comme Netflix, est inédite. En même temps, si vous prenez ne serait-ce qu’un instant pour interroger cette représentation, il semble que nous nous contentons désormais en tant que Palestiniens d’un simple rôle de figuration. Le problème est là : nous ne pouvons pas nous satisfaire de quelques secondes sur CNN.
Il y a un autre problème. Dans les milieux palestiniens, une partie de ceux qui ont été capables de contourner la censure et de conquérir un petit espace médiatique à l’international continuent de reproduire ce même discours qui consiste à individualiser ce qui leur arrive. Ils mettent l’accent sur une tragédie personnelle sans la relier plus généralement au système qui est à l’origine de tout cela. Je ne sais pas si c’est à mettre sur le dos d’un certain carriérisme, qui fait que certains sont plus intéressés par leur ascension professionnelle que par la cause, ou bien si c’est en lien avec le système éducatif et la manière dont il est géré par l’Autorité palestinienne.
La stature publique de quelques figures palestiniennes médiatisées se construit donc aux dépends d’autre chose ?
Oui. Quand nous créons des icônes, nous offrons une sorte de prix de consolation. Les Palestiniens ont historiquement été exclus de l’espace médiatique. En versant toute leur énergie sur ma sœur et moi, on nous dit en filigrane : « Regardez, nous nous repentons, nous vous donnons un espace. » Notre surexposition est devenue une excuse, une sorte de couverture mise en avant afin de justifier la mise en silence des autres. Quand vous vous retrouvez dans cette position, vous êtes obligé de mettre au défi les médias qui vous sollicitent. De vous réapproprier le discours en redevenant le sujet, et non l’objet, de la conversation. Quand nous avons été nommés, ma sœur et moi, parmi les 100 personnalités les plus influentes de l’année 2021 par le Time Magazine, nous avons publié un communiqué afin de rappeler notre position : que cela est un geste symbolique qui n’a aucune conséquence sur le terrain et qui omet de mentionner les centaines de personnes qui œuvrent quotidiennement pour cette cause.
En fin de compte, nous restons, qu’on le veuille ou non, un objet dans le discours des autres. Mais nous avons fait de notre mieux afin de refuser cette objectification et d’imposer nos propres lignes rouges. Je crois aujourd’hui qu’il est possible de conserver tous ses principes, d’avoir conscience de l’aspect problématique de la fabrication d’une icône et de continuer à prendre la parole publiquement.
La génération de militants à laquelle vous appartenez a ouvertement remis en question la légitimité du leadership palestinien issu d’Oslo. L’Autorité palestinienne est aujourd’hui, à maints égards, perçue comme un agent de sous-traitance de l’occupation israélienne. En même temps, aucune alternative politique n’a émergé. Votre génération a-t-elle renoncé au « travail politique » ?
Si vous parlez du « travail politique » au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire un leadership centralisé, régulé autour d’un système électoral et des institutions, alors oui, vous avez raison : aucun projet, aucune stratégie n’ont émergé à l’échelle nationale. Je crois que c’est à mettre en lien avec nos manques de ressources et le contrôle hégémonique des finances par certains acteurs. L’Autorité -palestinienne contrôle aujourd’hui chaque aspect du processus organisationnel. Un exemple : le budget du ministère palestinien pour les Médias est phagocyté, tandis que notre présence médiatique est toujours aussi minime. Cela rend encore plus étonnant le fait que nous soyons capables de faire des remous dans les médias, sans aucune forme de soutien institutionnel… Imaginez si nous avions accès à des formations ou à des financements ! En face, la propagande israélienne est extrêmement bien rodée, notamment grâce à l’action du ministère des Affaires stratégiques. Des millions de shekels sont investis afin d’apprendre à des « influenceurs » à savoir parler du régime israélien. Sur internet ou dans les ambassades à l’étranger, ils disposent de salariés payés pour les représenter. Nous en sommes très loin, et j’en veux à l’AP pour cela.
Mais le travail politique, organisationnel, ne ressemble plus à cela aujourd’hui. Il s’est délocalisé, a évolué de manière plus autonome. Il est traversé par une multitude de mouvements créés et animés par les communautés concernées. Tous ces groupes ont en commun une certaine vision politique de la lutte pour la libération nationale – même si cette vision ne se traduit pas systématiquement sur le terrain.
Y a-t-il eu une évolution de ces structures de mobilisation locales depuis le soulèvement de 2021 ?
Nous avons beaucoup fait afin de développer la partie organisationnelle de notre action. Il ne s’agissait pas seulement de créer une nouvelle rhétorique face à la caméra. Nous avons créé des campagnes, mené des actions auprès de la Cour pénale internationale. À l’international, des groupes comme Student for Justice in Palestine font un travail exceptionnel. De nouvelles formes d’organisation sont également apparues sur le terrain. L’un des événements les plus impressionnants du soulèvement de 2021 a été la grève générale du 18 mai 2021 – un mouvement inédit depuis les années 30. Elle s’est produite de manière spontanée, avec un niveau de coordination extrêmement fort entre les régions et les groupes. Des collectifs, des comités de coordination populaires, des communautés entières ont émergé des événements de mai 2021. « Sandouq el-karamé » (le fond pour la dignité), une initiative visant à faciliter les libérations sous caution, a été mis en place dans les « territoires de 1948 » afin d’aider les familles de prisonniers après la répression massive ayant suivi le soulèvement. Toutes ces structures, extrêmement connectées les unes aux autres, continuent d’exister aujourd’hui. La question reste de savoir si elles sont capables de remplacer les systèmes traditionnels qui ont longtemps tout mis en œuvre pour nous écarter des instances du pouvoir.
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