Fils de dissidents polonais arrivés en Israël à la fin des années 1960, Michael Sfard connaît intimement le prix de l’engagement. Petit-fils du grand sociologue Zygmunt Bauman, cet avocat, âgé de 47 ans, est l’un des plus célèbres juristes israéliens. Il s’est spécialisé dans la défense de victimes palestiniennes de l’occupation en Cisjordanie, de soldats refusant de servir et d’ONG israéliennes, harcelées devant les tribunaux. En octobre, Me Sfard publiera un livre revenant sur la façon dont, pendant cinquante ans, l’occupation a été justifiée et blanchie par le droit. Il sera intitulé The Wall and the Gate : Israel, Palestine and the Legal Battle for Human Rights (« le mur et la barrière : Israël, la Palestine et la bataille judiciaire pour les droits de l’homme », Metropolitan Books, New York).
Vous êtes à la fois avocat et militant politique de gauche, défendant les droits des Palestiniens. Quels principaux obstacles rencontrez-vous ?
Les militants sont confrontés aux incitations à la violence, aux attaques et à une législation qui cherche à limiter la liberté d’expression, tout en les désignant comme des agents étrangers. Ces dernières années, l’espace politique pour le militantisme s’est réduit significativement, en raison des reculs démocratiques visant à faire taire les critiques contre les politiques d’occupation et de colonisation.
Le système judiciaire a aussi connu des changements profonds. En raison de l’évolution de sa composition, les tendances libérales de la Cour suprême ont été éclipsées par les valeurs conservatrices et un projet nationaliste. Pourtant, malgré ces lacunes, les tribunaux israéliens sont encore un lieu de dialogue et de persuasion. Il est plus difficile d’être un militant politique luttant pour la fin de l’occupation qu’un avocat défendant les droits des Palestiniens. Le débat judiciaire n’est pas encore souillé par la délégitimation et la violence qui dominent le débat politique.
Quelles conclusions avez-vous tirées de votre expérience militaire ? Vous avez notamment refusé de servir comme réserviste à Hébron, en 1998…
J’ai servi dans les territoires occupés pendant mon service obligatoire. Je n’ai refusé qu’en tant que réserviste, plus tard, quand j’étais plus mature et moins naïf. A 18 ans, je pensais que je pouvais m’engager et être humain avec les Palestiniens. Il m’a fallu des années pour comprendre que c’est le système d’occupation dans son intégralité, auquel on participe comme soldat, qui déshumanise ceux qui y sont soumis. Il n’y a pas de façon « humaine » d’imposer un régime militaire coercitif, sur plusieurs générations, surtout lorsque les colons jouissent de privilèges et de droits dont sont privés leurs voisins. Mon expérience de l’occupation m’a appris que la brutalité de l’occupation ne prend pas racine au premier chef dans la violence sadique et cruelle qu’on voit parfois dans des vidéos virales, mais dans la lente et croissante privation à long terme des ressources, des droits et de la dignité dans la vie quotidienne. Dès lors, je suis arrivé à la conclusion que je ne participerais d’aucune façon au régime d’occupation.
A de rares exceptions, l’armée utilise des procédures disciplinaires contre les « refuzniks ». Elle a appris à « vivre » avec un nombre constant de réservistes devenus objecteurs de conscience, en les envoyant en prison pour la durée de leur service refusé. Les jeunes conscrits, eux, sont emprisonnés pour des peines successives de plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’ils cèdent et s’engagent. S’ils s’obstinent, ils finissent par être déclarés « inaptes ». Israël a peu de considération pour la liberté de conscience.
Revenons à 1967. Après l’euphorie de la victoire, comment l’Etat a-t-il géré les territoires conquis ?
Les documents de la première année d’occupation révèlent une grande ambivalence. D’une part, les conseillers juridiques savaient quel était le statut des territoires conquis, ce qui était permis et ce qui était interdit (les colonies, les déportations, les démolitions, etc.). D’autre part, les politiciens passaient le message qu’ils voulaient de la flexibilité dans la présentation des revendications sur la terre. Notre tragédie fut que les avocats se soumirent. Ils servirent un mensonge, ils renoncèrent à l’idée que les conventions de Genève s’appliquaient et participèrent progressivement aux manœuvres juridiques ouvrant des brèches dans les interdits. Je me suis souvent demandé quel sens aurait pris l’histoire si les avocats du gouvernement et de l’armée avaient été plus fidèles à la loi, en ces temps cruciaux.
Lorsque les premiers colons du mouvement Goush Emounim sont apparus, dans les années 1970, ils étaient une minorité extrémiste. Comment ont-ils acquis le soutien des gouvernements successifs ?
Je conteste le récit simpliste selon lequel l’occupation serait un tissu de manipulations successives réussies par le mouvement des colons, poussant des gouvernements naïfs à le soutenir. Je crois que les dirigeants israéliens ont apprécié les occupations de terres dès l’origine. Il était pratique de permettre à un groupe, en apparence indépendant et débridé, de montrer la voie. Au bout du compte, les colons furent et sont une « milice » gouvernementale. Parfois, ils indisposent le gouvernement, mais ils appliquent ses politiques non déclarées.
Lorsque Yitzhak Rabin fut assassiné, en 1995, il y avait 150 000 colons. Ils sont 380 000, en Cisjordanie, aujourd’hui. La droite a-t-elle toujours eu le projet de légaliser leur présence ?
Bien sûr. Le principe de base du sionisme est qu’une domination à long terme sur la terre ne peut être obtenue qu’au travers de son peuplement. Les avant-postes militaires, la présence de forces de sécurité et même les déportations de populations indigènes sont tous réversibles. Les villes et les villages ne le sont pas. Même si cette idée s’est révélée en partie fausse, avec le retrait du Sinaï en 1982 et de Gaza en 2005, mais le nombre de colons n’y excédait pas quelques milliers. C’est un secret de polichinelle : la droite israélienne a conspiré pour empêcher un retrait de Cisjordanie et la création d’un Etat palestinien, en changeant la démographie.
« Il existe de forts éléments pour estimer que le régime israélien dans les territoires remplit les critères de définition du crime d’apartheid, au regard du droit international »
En tant qu’avocat, êtes-vous à l’aise avec l’usage du mot « apartheid » pour qualifier le système d’occupation en Cisjordanie ?
J’ai entendu ce mot pour la première fois en 2002, comme adjectif décrivant le régime israélien dans les territoires palestiniens occupés, et je m’y suis fortement opposé. J’ai un respect profond pour les mots. Je me souviens avoir dit que chaque meurtre n’est pas un génocide, et que chaque discrimination systémique n’est pas un apartheid. Mais j’avais des doutes. J’ai donc commencé, à titre privé, à rassembler des preuves pour et contre. Au bout de plusieurs années, mon dossier était épais et à charge : un double système judiciaire, civil pour les colons et militaire pour les Palestiniens ; un monopole complet des colons sur les ressources du territoire ; une interdiction d’accès à de vastes zones occupées, basée sur la nationalité ; tout cela dans l’intention claire de préserver la domination des colons. Il existe de forts éléments pour estimer que le régime israélien dans les territoires remplit les critères de définition du crime d’apartheid, au regard du droit international.
L’occupation est-elle devenue une annexion de facto ?
Je crois qu’Israël a, en effet, annexé de facto des parties de la Cisjordanie, surtout dans la zone de démarcation entre la « ligne verte » (qui désigne la ligne d’armistice de 1949 entre Israël et ses voisins arabes) et la barrière de séparation. La présence palestinienne à cet endroit et dans les colonies plus à l’est diminue, et la réalité israélienne (loi, commerce, démographie) la remplace. Dans la pratique, Israël exerce sa puissance souveraine afin d’introduire des changements à long terme. Cela, c’est une annexion.
Comment la justice israélienne traite-t-elle la question des violences causées par les colons ou les soldats ?
Cela fait treize ans que j’observe l’attitude des forces de sécurité dans ces dossiers, comme avocat de l’ONG Yesh Din (« volontaires pour les droits de l’homme »). Ma conclusion : la justice rendue aux victimes palestiniennes de violences israéliennes est aussi rare que les miracles. Les organismes chargés d’appliquer la loi ne sont pas équipés, en moyens et en personnel, et sûrement pas motivés pour fournir un service de qualité aux « civils ennemis ». L’état d’esprit et les actes de l’échelon politique sur ce sujet relèguent au bout de la liste des priorités l’application de la loi aux Israéliens. Dès lors, la violence des colons est devenue un problème stratégique, avec des groupes criminels qui, non seulement, portent atteinte à des Palestiniens, mais créent des changements significatifs sur le terrain en accaparant des terres par la force et en expulsant brutalement les fermiers.
Dans le cas de l’avant-poste d’Amona, qui a fini par être évacué début février, la Cour suprême a été présentée comme la dernière vigie de l’Etat de droit. Mais ces dernières décennies, elle a participé à l’extension de la colonisation…
L’occupation repose sur trois pieds : le pistolet, la colonie et la loi. Enlevez-en un et le régime d’occupation s’écroule. La troisième composante, la loi, est administrée, appliquée et régulée au travers de la Cour suprême. Au fil des ans, celle-ci a blanchi presque chaque pratique et politique élargissant les pouvoirs du régime, rendant l’occupation perpétuelle. L’échec le plus grave de la Cour a été probablement son traitement des activités de colonisation. Elle a refusé de se prononcer sur la légalité des colonies, permettant ainsi leur épanouissement, et a permis la saisie massive de terres.
En même temps, la Cour a atténué certains processus, comme la construction de colonies sauvages ou la quantité de terres absorbées par la barrière de séparation. Une analyse de cinq décennies de jurisprudence révèle que la Cour a été un recours efficace pour des victimes individuelles et a proposé des réparations à l’occasion, dans des cas à l’impact local limité. Mais lorsque les politiques plus larges sont en cause, elle a échoué à contenir les autorités et à appliquer les interdictions prévues par la loi internationale. Les changements récents dans la composition de la Cour pourraient remettre en question, à l’avenir, son rôle positif dans la défense des cas individuels.