L’un des trois hommes enfermés dans la cellule n° 28, section 3, de la prison d’Hadarim, apprécie la lecture. En arabe, en hébreu ou en anglais, il dévore des livres d’histoire, des recueils de poésie, mais aussi des biographies de leaders israéliens illustres. Il cherche à comprendre leur façon de penser, leur mécanique intime. Marouan Barghouti, 56 ans, s’entretient physiquement. Il marche, il court. Une fois par semaine, il voit l’un de ses avocats. Une fois tous les quinze jours, c’est sa femme, Fadwa, indéfectible soutien, qui lui donne des nouvelles de leurs quatre enfants.
En quatorze ans, il ne les a vus qu’une poignée de fois. Son visage, peint ou affiché sur de nombreux murs en Cisjordanie, est là pour leur rappeler que leur père continue d’occuper une place à part. Il est le premier des prisonniers, le « résistant » endurci, le recours fantasmé, que la déliquescence du mouvement national palestinien a épargné.
« Ma libération est inévitable, tôt ou tard, estime Marouan Barghouti dans un entretien écrit au Monde, réalisé par l’intermédiaire du Club des prisonniers palestiniens. Israël sera forcé de nous libérer, moi et les autres. Historiquement, ces dernières décennies, c’est arrivé par le moyen d’échange de prisonniers, ou bien par des processus politiques. » Fin mars, la Haute Cour de justice a rejeté la demande du journal Haaretz (centre gauche), qui souhaitait l’interviewer en prison. Elle a estimé que le détenu devait en faire lui-même la demande, ce qui est inconcevable : il ne reconnaît pas de légitimité à la justice israélienne.
Condamné en 2004 à cinq fois la réclusion criminelle à perpétuité, Barghouti est un ancien responsable du Tanzim, l’une des branches armées du Fatah, principale composante de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Il a été désigné comme le commanditaire de plusieurs attaques-suicides meurtrières pendant la seconde Intifada (2000-2004).
« Peine absurde »
Lancée fin 2013, une campagne internationale pour soutenir sa candidature au prix Nobel de la paix a pris de l’envergure cette année. Le lauréat argentin, Adolfo Perez Esquivel (1980), a proposé son nom. Les chances de succès sont limitées, mais cette campagne détonne dans le climat dépressif palestinien. Défendre Barghouti, dresser un parallèle – discutable – avec Nelson Mandela, comme le font certains de ses partisans, c’est cultiver un rare sujet de consensus dans la société. « Il s’agit de la plus grande campagne dans l’histoire du peuple palestinien, s’enthousiasme le diplomate Majed Bamya, son coordinateur international. Personne ne pensait qu’on pouvait mobiliser sur les questions de prisonniers. On croyait que l’argument sécuritaire israélien ferait peur. C’est le contraire. En retenant une peine absurde contre lui, ils ont montré que leur justice est un organe de l’occupation. »
Barghouti avait soutenu les accords d’Oslo, en 1993, puis fait le constat de l’impasse des négociations bilatérales avec Israël. Il ne rejette pas, sur le principe, l’idée d’une lutte armée contre l’Etat hébreu, mais il la considère aujourd’hui comme inopportune. Il estime, par exemple, que les attaques au couteau commises depuis octobre 2015 sont improductives, dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans une stratégie globale.
« Nous croyons dans un mélange de résistance populaire sur le terrain et d’une campagne de boycott de type BDS [boycott-désinvestissement-sanctions] partout, explique-t-il. Nous demandons à ce que des sanctions soient imposées contre Israël et à ce qu’il soit isolé, jusqu’à ce qu’il mette un terme à son occupation, depuis 1967, des territoires palestiniens, et permette l’établissement d’un Etat palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale. »
« Il représente un idéal »
Barghouti rêve de réconciliation nationale, pour surmonter les rivalités entre factions palestiniennes, et de rupture des liens avec les Israéliens, qui transforment selon lui l’Autorité palestinienne (AP) en obligée. Des aspirations qui correspondent à l’état d’esprit de la population. Selon le dernier sondage, en mars, du Palestinian Center for Policy and Survey Research (un think tank basé à Ramallah, en Cisjordanie), 33 % des Palestiniens aimeraient que Barghouti succède à Mahmoud Abbas à la tête de l’Autorité palestinienne, contre 24 % qui voteraient pour Ismaïl Haniyeh, le leader politique du Hamas.
« Marouan représente un idéal, résume Kaddoura Fares, le président du Club des prisonniers palestiniens, l’un de ses proches. Le mouvement national doit reconquérir son identité trahie. Même s’il était élu en restant en détention, sa désignation permettrait de retrouver un mode de décision collectif. » Une telle hypothèse infligerait surtout une terrible migraine à Israël, et susciterait une pression internationale sans précédent sur l’Etat hébreu. Toutes les autres questions – notamment la corruption, côté palestinien – deviendraient bien secondaires, écrasées par le sort d’un homme.
Fares croit aussi à la nécessité d’un vaste mouvement visant à empoisonner la vie des colons en Cisjordanie : « Le pain, l’électricité, le ramassage scolaire : ce sont les bases de la vie quotidienne. On devra les perturber. Creuser des trous dans les canalisations, barrer les routes, couper les câbles. » Barghouti demeure réservé sur cette stratégie. « Il considère que les gens ne forment pas une armée, on ne peut pas juste appuyer sur un bouton pour les déclencher », résume Ahmad Ghnaïm, autre proche, qui dirigea sa brève campagne présidentielle en 2005.
L’anti Mahmoud Abbas
Le prisonnier évite aussi d’entretenir ouvertement une rivalité avec Mahmoud Abbas, tout en critiquant sévèrement sa stratégie à la tête de l’AP. « Je ne pense pas que ma popularité dérange Abou Mazen [nom de guerre de M. Abbas], dit-il. Il ne compte pas être candidat dans la prochaine élection, comme il l’a déclaré à de nombreuses reprises. » Le problème est la tenue, promise et toujours différée, d’un nouveau scrutin. Le système politique palestinien est vidé de toute légitimité. Depuis six mois, malgré les critiques dans son propre camp contre un mode de gouvernance solitaire, Mahmoud Abbas, 81 ans, a renforcé son emprise. En avril, il a créé par décret une Cour constitutionnelle, soupçonnée d’être un futur organe à sa main pour prolonger son pouvoir.
Mais la principale critique formulée par Marouan Barghouti concerne la coordination sécuritaire avec Israël. Elle reste étroite, malgré mille menaces de rupture du Fatah. « Il n’est jamais arrivé dans l’histoire qu’on demande à un peuple sous occupation de fournir des services à l’occupant, souligne le prisonnier. Dès lors, la coordination sécuritaire porte atteinte au peuple palestinien. (…) Abou Mazen a offert à Israël onze ans d’une sécurité sans précédent. Mais Israël en a profité pour étendre les colonies, confisquer la terre, judaïser Jérusalem et poursuivre le siège de Gaza, où le chômage et la pauvreté sont les plus importants. »
Martyr ou poison ?
L’un des atouts de Barghouti, par rapport aux cadres du Fatah, est sa capacité à dépasser la guerre avec le Hamas, qui dure depuis 2007. Pour le mouvement islamique, il pourrait représenter un candidat compatible en vue de la succession de Mahmoud Abbas. « Marouan veut qu’il y ait une stratégie acceptée par toutes les factions, explique sa femme, Fadwa, assise dans les confortables locaux consacrés à la cause de son mari, situés à deux pas de la Mouqata’a, l’administration de l’AP, à Ramallah. C’est déjà ce qu’il faisait quand il conduisait la seconde Intifada. L’unité sonnera dès qu’il sera libéré. » Fadwa s’est rendue à Tunis et au Caire comme messagère personnelle. Elle a aussi rencontré des représentants du Hamas. Des proches de Barghouti ont conduit des négociations secrètes, fin décembre à Doha et fin janvier à Istanbul, avec des représentants du mouvement islamique de Gaza. Ces contacts ont préfiguré d’autres discussions, officielles cette fois, entre une délégation du Fatah et le Hamas, au cours du printemps.
Côté israélien, les avis sont partagés, depuis des années, au sujet de Marouan Barghouti. En prison, c’est un martyr. Dehors, ce serait un poison imprévisible. Son avenir, espèrent ses proches, sera peut-être lié à celui de la bande de Gaza. C’est là que quatre Israéliens se trouveraient entre les mains du Hamas, morts ou vivants. Car les corps n’ont jamais été restitués.
La branche militaire de l’organisation a affirmé, fin mars, qu’ils étaient tous les quatre en vie, mais sans en donner la moindre preuve. L’armée israélienne, elle, a officiellement conclu que le lieutenant Hadar Goldin et le sergent Oron Shaul ont été tués au combat, lors de l’opération « Bordure protectrice », à l’été 2014. Quant au sort des deux autres Israéliens – l’un d’origine éthiopienne, l’autre bédouin – capturés après être entrés dans la bande, leur sort est incertain. « Un Bédouin et un Ethiopien ne sont pas suffisamment importants, par rapport au soldat Shalit, pour déclencher quoi que ce soit », résume froidement une source israélienne.
7 000 prisonniers palestiniens en Israël
En 2011, Barghouti n’avait pas figuré parmi le millier de Palestiniens libérés en échange du soldat Gilad Shalit. En 2016, sa libération n’est toujours pas une priorité pour Mahmoud Abbas. « Si Abou Mazen avait voulu faire quelque chose pour Marouan pendant ces quatorze ans, je ne crois pas qu’il serait encore en prison », lâche Fadwa Barghouti. En vérité, les principaux adversaires du prisonnier se trouvent au sein même du Fatah, dont il est pourtant une figure majeure, après avoir dirigé sa branche étudiante. Récemment, le vétéran diplomate Saeb Erekat, et Mohammed Dahlan, rival de Mahmoud Abbas en exil, ont tous deux exprimé leur soutien à une hypothétique candidature de Barghouti. Calculs tactiques ténébreux. Mais certains cadres prennent ombrage de sa popularité.
Il faut voir Jibril Rajoub fulminer, dans son fauteuil, au luxueux siège de la Fédération de football palestinienne, à Ramallah. Membre du comité exécutif du Fatah, il est l’un des prétendants à la succession souvent cités. Lui aussi prône « un changement drastique » dans la stratégie de l’AP. « Il y a un consensus pour dire que ça suffit. Nous allons nous comporter avec l’occupant comme avec un ennemi, menace-t-il. La routine ne peut continuer, y compris la coordination sécuritaire. » Mieux vaut ne pas l’interroger sur la popularité de Barghouti. « Je respecte Marouan, j’espère qu’il sera le Mandela de Palestine, avec un Nobel, concède-t-il. Mais mon souci, ce sont les 7 000 prisonniers palestiniens en Israël, y compris lui. Notre problème est national, pas individuel. Chacun a le droit de rêver, mais à la fin, ce sont les institutions du Fatah qui seront décisives. »