Samir Abdallah, surtout connu pour plusieurs films documentaires réalisés dans les territoires palestiniens, est aussi l’un des fondateurs et animateurs de la Campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien. Dans la mesure où il a été l’un des initiateurs de cette marche à laquelle il a également participé, PLP a souhaité avoir son témoignage et ses impressions à son retour.
PLP : Quels sont vos liens avec l’Egypte et comment est venue l’idée de cette marche internationale vers Rafah à partir du Caire ?
S.A. : J’ai eu l’occasion d’aller en Egypte deux fois en 2004 pour la diffusion de mes films sur Yasser Arafat et le siège de la Muqata’ et puis pour Ecrivains des Frontières, un voyage en Palestine(s). D’origine égyptienne par mon père, je n’y étais pas retourné depuis trente ans. Ces séjours ont donc été l’occasion de rencontres avec des cinéastes égyptiens, différentes organisations de la société civile, plutôt dans l’opposition au pouvoir en place. C’est aussi par l’intermédiaire d’amis français installés au Caire qui avaient participé à des missions civiles en Palestine que j’ai connu des militants égyptiens de la « Lagna al Shaibeiya » - comité populaire égyptien de soutien à l’Intifada -, fondée en 2000, qui regroupe des individus de divers courants politiques. Le comité coordonne diverses actions de solidarité avec les Palestiniens, notamment des convois réguliers de vivres et de médicaments vers la bande de Gaza. L’objectif de ces actions est surtout de manifester un soutien populaire et politique et ne pas se contenter des déclarations d’intentions, souvent l’apanage des dirigeants égyptiens et arabes.
Le comité avait déjà acheminé vingt-cinq convois pour Gaza. En se référant à l’expérience des missions civiles, nous avons imaginé, lors de mon dernier séjour en septembre, d’organiser une marche avec des militants internationaux pour accompagner le vingt-sixième convoi. L’idée a rapidement suscité l’enthousiasme de l’ensemble des militants du comité, ceci d’autant plus qu’ils avaient déjà essayé d’accompagner eux-mêmes les convois mais qu’ils avaient toujours été arrêtés en route par les forces de l’ordre. Tout le monde était persuadé que les autorités égyptiennes n’entraveraient pas la route au convoi si des internationaux faisaient partie de la délégation. A tort, puisque nous n’avons pas pu nous rendre jusqu’à Rafah et que nous avons été contraints de faire demi-tour avant même d’atteindre la ville d’Al Arich. Ceci dit, si les accompagnateurs n’ont pu atteindre Rafah, le convoi lui-même est arrivé à son but.
PLP : Comment vous y êtes-vous pris pour organiser la marche et convaincre des internationaux de la rejoindre ?
S.A. : L’action a d’abord été annoncée par les Egyptiens et le comité à la conférence internationale du mouvement anti-guerre qui s’était tenue à Beyrouth en septembre 2004. Le Comité a appelé l’ensemble des organisations présentes à se joindre à cette marche, mais il restait encore à définir la date. Nous savions simplement que le convoi pourrait être prêt vers décembre.
Mais après les attentats de Taba, il a été décidé de reporter tout cela à plus tard car il devenait évident que les autorités égyptiennes ne nous laisseraient pas aller jusqu’à Rafah. C’est plus tard, avec la maladie de Yasser Arafat puis sa mort, que les Egyptiens ont décidé de maintenir la marche en décembre. Le 10 décembre a été choisi en référence à l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
En France, j’ai surtout mobilisé les amis des missions civiles et j’ai fait l’annonce de l’événement pendant les projections d’Ecrivains des frontières en invitant tout le monde à nous rejoindre. Le comité égyptien a aussi lancé des appels en direction des militants anglais, italiens et grecs. En tout, soixante internationaux sont venus au Caire pour l’événement, dont une trentaine de Français.
En Egypte, tout a été orchestré de façon très efficace. Ce sont 400 tonnes de vivres, de médicaments et de couvertures qui sont arrivés au Caire. J’ai été vraiment surpris de cette capacité de mobilisation et de solidarité populaire - pas forcément de la part de ceux qui ont le plus de moyens. Ce sont beaucoup de paysans aux conditions de vie difficiles qui ont donné le plus, surtout de la farine et du riz. Et puis nous sommes partis comme prévu le 10 décembre.
PLP : Finalement, le convoi n’a pas pu arriver jusqu’à Rafah. Quelles raisons ont été invoquées par les autorités égyptiennes ?
S.A. : Le convoi a été arrêté par la police égyptienne aux environs du gouvernorat d’Al Arich. Sachant qu’une délégation avec des internationaux et des journalistes allait arriver, les habitants d’Al Arich étaient descendus le matin même dans les rues pour manifester contre les arrestations de 3000 à 5000 personnes soupçonnées d’être impliquées d’une façon ou d’une autre dans les attaques de Taba. Bien sûr, ils ont été mis en détention sans jugement et soumis à des interrogatoires sévères dans la plus grande discrétion. Le gouverneur d’Al Arich a donc interdit notre venue pour que nous ne puissions pas rejoindre les manifestants de la ville et que ce scandale ne soit pas médiatisé. Nous avons donc été sommés de faire demi-tour. Nous avons essayé de négocier avec les policiers, d’avancer malgré tout. J’ai été vraiment impressionné par la réaction des militants égyptiens qui allaient au devant des policiers en chantant et avec beaucoup d’humour. Mais leur colère et leur frustration étaient palpables. Les policiers ont fini par s’énerver et se sont précipités sur un journaliste d’Al Jazeera pour lui confisquer sa caméra. Cet incident a créé l’événement médiatique puisqu’Al Jazeera et les autres télévisions arabes ont passé en boucle l’échauffourée avec les policiers et l’histoire des arrestations massives à Al Arich !
Tout cela montre encore une fois le décalage qui existe entre la forte mobilisation populaire des Egyptiens et l’attitude des dirigeants qui se contentent de déclarations d’intention mais qui sont incapables de la moindre action concrète de solidarité vis-à-vis des Palestiniens.
PLP : Comment expliquez-vous cette mobilisation populaire des Egyptiens ?
S.A. : Les Egyptiens s’identifient à la résistance des Palestiniens. Ils font la relation directe entre leur réalité propre et la question palestinienne. Une très forte colère gronde dans la population contre le gouvernement, sa politique suiviste par rapport aux Etats-Unis et surtout sa très mauvaise gestion de l’économie du pays qui laisse toute une partie de la population dans des conditions de vie très précaires. Les Palestiniens sont considérés comme l’exemple à suivre pour l’ensemble des populations arabes car eux luttent contre l’occupant tandis qu’en Egypte toute opposition est très vite réduite au silence par le pouvoir en place. Les funérailles de Yasser Arafat au Caire ont aussi été l’occasion d’une vive frustration puisque la population n’a pas eu le droit de rendre un hommage populaire à ce chef de la résistance palestinienne, Moubarak ayant interdit toute manifestation au Caire. Pour les Egyptiens, manifester leur solidarité aux Palestiniens leur permet aussi d’ouvrir des brèches pour leur propre lutte pour la liberté d’expression, de manifestation et l’ensemble des droits qui ne leur sont pas reconnus.
L’impact de cette marche a eu un effet très positif sur le moral des militants égyptiens. La venue des internationaux est un acte non seulement de solidarité avec les Palestiniens mais aussi de soutien à la mobilisation populaire des Egyptiens, à leurs initiatives et à leurs luttes. En général toute cette dynamique est complètement invisible et peu ou pas médiatisée. La présence des internationaux a permis de lui donner de la voix et de la rendre visible.
Surtout, ce que montre cette initiative, une parmi tant d’autres dans toutes les régions d’Egypte et des autres pays arabes, c’est qu’il existe une vraie solidarité populaire arabe qui ne demande qu’à se réaliser pleinement, la fameuse « rue arabe » est pleine de bruissements et d’initiatives. Elle n’a de leçons à recevoir de personne, et ceux qui, au « Nord », rêvent d’autres mondes possibles feraient bien de s’y intéresser de plus près. Je suis persuadé que dans les mois qui viennent la rue arabe, et particulièrement les Egyptien-ne-s nous réserveront des surprises !