« Un jour je serai poète », écrivait le Palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008), le plus célébré des écrivains arabes contemporains, adulé par des dizaines de milliers de lecteurs qui venaient l’écouter dire ses vers. « Un jour je serai poète/ Et l’eau se soumettra à ma clairvoyance », écrivait-il donc en 2000 dans Murale (Actes Sud, 2003). Il était alors âgé de 58 ans, sa gloire était à son zénith. Il le disait à ses proches, il y revenait sans cesse dans les textes de sa maturité : faire grandir sa poésie était sa seule ambition, sa revendication majeure.
Pourtant, la fulgurante renommée de Mahmoud Darwich avait débuté avec l’un de ses premiers poèmes aux ardents accents nationalistes, Carte d’identité. Il vivait alors en Israël, où il allait devenir le chantre de la cause palestinienne. Quarante ans plus tard, de Ramallah, où il s’était établi après les accords d’Oslo (1993), il écrivait : « Si quelqu’un parvenait/ A une description des fleurs d’amandier/ La brume se rétracterait des collines/ Et un peuple dirait à l’unisson/ Les voici/ Les paroles de notre hymne national » (Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, Actes Sud, 2007).
L’histoire de Mahmoud Darwich, où l’impérieuse aspiration poétique le dispute à l’engagement dans le destin historique des siens, est peut-être avant tout une histoire d’exilé. Un exil linguistique, pour commencer, qui préside à son enfance et détermine l’homme jusqu’à sa disparition. Mahmoud Darwich a 6 ans lorsque l’Etat d’Israël est créé. L’hébreu devient alors la langue nationale et l’arabe, une langue mineure.
Attaché aux canons de la poésie arabe classique
La passion du poète pour sa langue maternelle, sa quête, jamais satisfaite, de la justesse d’une rime ou d’un mot, afin de parvenir à une poésie de plus en plus épurée, ont marqué son éditeur en français, Farouk Mardam-Bey. Interrogé par « Le Monde des livres », il se souvient de son ami dans les années 1980, lorsqu’il résidait à Paris : « Tous les matins, il consultait le Lisan al-Arab, la « langue des Arabes », un dictionnaire de plus de cinquante volumes datant du XIVe siècle. Il l’ouvrait au hasard et se plongeait dans les définitions d’un mot et de ses dérivés, auxquels souvent plusieurs pages sont consacrées. Dans les dernières années de sa vie, poursuit Farouk Mardam-Bey, lorsqu’il est parti vivre à Ramallah, Mahmoud Darwich s’est mis à répertorier les noms de la faune et de la flore de la Galilée, où il est né, pour les consigner dans ses poèmes. » Une façon, peut-être, de se réapproprier le paysage de son enfance et d’affermir la fragilité que l’exil avait déposée en lui et qu’il ne chercha jamais à dissimuler ni à combattre. « Il me faut des règles », disait-il à Farouk Mardam-Bey. Ainsi est-il resté attaché aux canons de la poésie arabe classique, sa métrique, ses cadences, alors que les autres poètes arabes n’ont eu de cesse de s’en émanciper.
Dans Présente Absence, l’ouvrage qui paraît aujourd’hui, Darwich explore une veine nouvelle : la fusion de la prose et de la poésie qu’il considérait comme l’un des sommets de l’écriture. Cetexte, avant-dernier titre publié de son vivant et ultime inédit en français, peut être lu comme un testament intime et poétique, une brève autobiographie où l’on retrouve la quintessence des grands thèmes d’une œuvre où la mémoire rappelle les faits marquants d’une vie. Ici, pas de dates, quelques rares noms de lieux, l’événement s’efface derrière le sens qu’il revêt et l’émotion qu’il met au jour.
Présente Absence n’est pas seulement dicté par la prémonition d’une mort que Mahmoud Darwich sentait approcher. Par la tension et la prise de risque éminemment vivante de l’écriture, l’omniprésence des sentiments de décalage et d’exil qu’il décline sous toutes leurs formes et leurs oppositions – douloureuses ou délicieusement nostalgiques, carcérales ou libératrices –, cet ouvrage s’apparente à ce que l’intellectuel palestino-américain Edward Said (1935-2003) nommait « le style tardif » des grandes œuvres : une recherche entêtée, une inquiétude et des contradictions persistantes, quand, écrit Said, « l’art n’abdique pas de ses droits en faveur de la réalité ». Et, comme en écho, Darwich écrit, dans un de ses derniers poèmes (La Trace du papillon, Actes Sud, 2008) : « Là-bas, derrière les figuiers, il y a des maisons enterrées vivantes, des royaumes de souvenirs et une vie en attente d’un poète qui n’aime pas pleurer sur les vestiges, sauf si le poème l’exige. »