Il y a quarante ans, lors des fêtes du nouvel an, Israël comme beaucoup de pays arabes fut stupéfait de la première déclaration du Fatah. L’organisation paramilitaire palestinienne venait de revendiquer sa première opération, dans le combat pour la liberté, et sa détermination à poursuivre la lutte armée quels que soient les obstacles.
Les fedayin avaient fait sauter une installation israélienne dont l’objectif était de détourner l’eau du Jourdain vers Israël. C’était une opération relativement modeste et sans grande conséquences à l’aune d’aujourd’hui et elle ne fit pas de morts. Mais elle entraîna des réactions de colère et de nervosité. Israël accusa les Arabes de complicité et les menaça de représailles. Ahmad Choukeiri, dirigeant de l’OLP, qui avait été créée l’année précédente, en 1964, récusa toute connexion entre l’organisation et l’opération ou le groupe qui l’avait montée. Le président égyptien, Gamal Abdel-Nasser, irrité et préoccupé, dit que ce n’était pas le moment approprié pour commencer la lutte armée et que le choix du moment risquait de déclencher une spirale d’événements incontrôlables.
Comme d’habitude, de nombreuses agences de renseignement lancèrent des campagnes de rumeurs dont certaines affirmaient que le Fatah était une création des Frères musulmans. Pour compliquer les choses, le Fatah avait émis sa déclaration au nom du Commandement général des forces Al-Assifa ( la tempête). C’était le résultat d’un compromis entre deux factions du Fatah, dont l’une insistait pour lancer la lutte armée sans plus de délai, et l’autre prônait la patience, de crainte qu’une action précipitée ne mette en danger l’organisation balbutiante. Ce n’est qu’après sa quinzième opération que le Fatah révéla son identité, dans une lettre au secrétaire général des Nations unies où il promettait des répercussions si quelque chose arrivait à Mahmoud Bakr Hijazi, l’un de ses membres qui venait d’être arrêté par l’armée israélienne.
Si les soupçons, la désinformation et les rumeurs ont entouré le Fatah du premier janvier 1965 à la guerre de juin 67, il ne fait aucun doute que les forces politiques palestiniennes ont épousé la lutte armée avec enthousiasme et que le peuple palestinien dans son ensemble l’a soutenue avec ardeur.
La résolution 181 du 29 novembre 1948 des Nations unies sur le plan de partage et la défaite arabe qui l’a suivie sont connues comme la « Catastrophe », la Nakba. Le terme résume parfaitement l’une des plus grandes tragédies humanitaires de l’histoire moderne. Non seulement la plupart des Palestiniens ont été arrachés de chez eux, de leurs foyers et de leurs terres, mais la Palestine en tant qu’entité géopolitique a été virtuellement effacée de la carte et l’identité nationale de tout un peuple menacée de disparition.
Seuls environ 11% des Palestiniens ont pu rester dans ce qui est devenu l’Etat d’Israël. Contraints d’adopter la nationalité israélienne, ils sont devenus une minorité ethnique sur leur terre natale et ont été appelés « Arabes israéliens », ce qui participait de la volonté d’éradiquer toute notion d’une appartenance palestinienne spécifique. Dans la même logique, les Palestiniens de Cisjordanie ont été rattachés à la Cisjordanie, Amman étant déclarée capitale des rives occidentale et orientale du Jourdain, tandis que les Palestiniens de Gaza tombaient sous le contrôle militaire de l’Egypte. Alors qu’en Jordanie les Palestiniens étaient intégrés au système politique, en Egypte, Gamal Abdel-Nasser supprima tous les partis politiques palestiniens et mit l’activité politique des Palestiniens sous la tutelle monolithique de l’Union nationale et plus tard de l’Union socialiste arabe.
L’immense majorité des autres Palestiniens fut condamnée à la misère des camps de réfugiés dans les divers pays arabes où, pour la plupart, ils sont restés privés des droits humains et politiques élémentaires. Pour la communauté internationale, la cause palestinienne avait été réduite à un problème de réfugiés qui réapparaissait périodiquement sur les tablettes des Nations unies sans qu’il y ait, qui plus est, de Palestiniens pour parler en leur propre nom.
Cette toile de fond est essentielle pour comprendre l’importance cruciale de la lutte armée, lancée par le Fatah début 1965 pour la survie du peuple palestinien. C’est la lutte armée qui a ressuscité l’allégeance nationale, unifié les Palestiniens sous un seul étendard politique et réaffirmé que leur cause était la lutte pour l’autodétermination nationale et non la terrible situation de réfugiés impliquant des groupes disparates de personnes déplacées. Toute évaluation - et révision - de la lutte armée doit, en conséquence, prendre en considération un ensemble de facteurs. Il faut en particulier évaluer les opérations des fedayins d’un point de vue socio-politique et pas seulement militaire. Il faut aussi les analyser dans le contexte du jeu interne de la politique arabe aux niveaux national et pan-arabe, des développements internationaux et de la politique intérieure, extérieure et militaire d’Israël.
C’est ne pas faire justice à la lutte armée du peuple palestinien que de ne pas prendre en compte la nature pluridimensionelle d’une telle dynamique, et c’est aussi la mettre en danger sans nécessité.
A l’inverse, la cause palestinienne est mieux servie par une analyse de la lutte armée qui évite les absolus et les généralisations excessives et qui se centre sur la manière dont elle a pu servir ou desservir la cause palestinienne à différentes périodes de son histoire. Après tout, les Palestiniens doivent comprendre - surtout aujourd’hui - que le recours aux armes est le moyen vers un but et non le but en soi. La lutte armée doit toujours rester subordonnée à des objectifs politiques dont elle n’est pas une déterminante et auxquels elle n’est pas une alternative.
La lutte armée comme tremplin politique
D’un point de vue strictement militaire, la lutte armée n’a atteint aucun de ses objectifs déclarés. Elle n’a pas repoussé les forces d’occupation et n’a pas libéré la Palestine. Elle n’a pas non plus posé un défi réel à l’occupation israélienne, n’ayant jamais gagné de victoire stratégique sur Israël. Hormis l’assassinat de Zeevi [1] le 17 octobre 2001, et seulement après qu’il eut démissionné du gouvernement israélien, la résistance armée n’a engrangé aucun succès lorsqu’elle a visé des dirigeants politiques et militaires israéliens, ou même les responsables de l’assassinat de dizaines de dirigeants palestiniens, de centaines de militants et de milliers de citoyens ordinaires.
Les succès de la lutte armée palestinienne sont, au mieux, limités, surtout si on les compare aux mouvements armés de libération d’autres peuples. Ceci ne s’applique pas qu’aux quarante dernières années mais aussi au soulèvement de 1936-1939 [2] et à la période 1947-1948. Les accusations habituelles des Palestiniens contre la trahison arabe et le complot international n’aident pas à améliorer cette évaluation.
Le problème n’est pas de dénigrer la lutte armée mais de souligner la nécessité d’intégrer d’autres critères pour notre évaluation. C’est bien quand nous prenons en compte les facteurs politiques et sociologiques que nous pouvons constater la vitalité de la lutte armée et reconnaître en particulier l’extraordinaire habileté de Yasser Arafat à maximiser les gains politiques malgré les revers et même les défaites militaires des Palestiniens dans les nombreuses confrontations armées. Un aspect particulièrement remarquable de la lutte armée palestinienne est sa capacité à mélanger propagande et opérations militaires. Elle a été particulièrement efficace pour capitaliser sur des facteurs psychologiques. En jouant sur le fait que l’Occident est sensible à tout danger pour Israël, la résistance a réussi à apparaître comme une force bien plus formidable que ce qu’indiquerait toute estimation du danger réel posé à Israël et en jouant sur la sensibilité d’Israël à ses pertes, surtout humaines, elle a réussi à miner le moral et semer la dissension à l’intérieur de l’Etat israélien. Il faut reconnaître que le combat des Palestiniens a réussi à instaurer une guerre psychologique rampante qui a donné des résultats politiques majeurs.
Si l’on met de côté les illusions qu’avaient la plupart des groupes fedayins palestiniens au début, à savoir libérer la Palestine du Jourdain à la Méditerranée, il faut aussi admettre que les Palestiniens ont développé une approche sophistiquées de la lutte armée. Si, à l’origine, elle était considérée comme la seule stratégie à même de libérer la Palestine, elle est ensuite devenue l’une des nombreuses voies par lesquelles pouvaient se réaliser des objectifs légitimes. Ceci n’était en rien un recul mais un acquis important - la capacité de reconnaître des erreurs de jugement et de faire les réajustements nécessaires. Les fedayins reconnaissaient ainsi qu’il existe des limites à la force armée et, en même temps, que la force ne se jauge pas seulement par la puissance militaire mais par des dizaines d’autres facteurs qui entrent dans le calcul de l’équilibre des forces entre les Palestiniens et l’occupation.
Dans le même temps, il ne faut pas minimiser les succès des premiers fedayins du Fatah. Ils ont si bien réussi à donner le ton révolutionnaire et à établir l’esprit de la lutte que d’autres ont dû les suivre, pour ne pas perdre toute consistance politique. Afin de contrer l’influence grandissante du Fatah, Choukairi, le premier président de l’OLP, dut créer l’Armée de libération de la Palestine. De la même manière, le Mouvement des nationalistes arabes se transforma en Front populaire pour la libération de la Palestine et déclara s’engager dans la lutte armée, tout comme les groupes dissidents qui étaient sortis de ce front, y compris le Commandement général et le Front démocratique pour la libération de la Palestine. Il en fut de même de la plupart des autres groupes de la résistance qui ont finalement émergé, à l’exception du mouvement communiste palestinien et des Frères musulmans palestiniens, pour des raisons propres.
Une autre avancée majeure a suivi la victoire du Fatah dans sa confrontation avec les forces supérieures de l’armée israélienne à Karamé, le 21 mars 1968. Quasiment en une nuit, le concept de résistance armée est passé d’une tactique choisie par une poignée de groupes à un puissant mouvement populaire qui a reçu un soutien très large dans tout le monde arabe et dont les principes et les aspirations ont pénétré la culture de masse arabe.
De l’autonomie de décision à la reconnaissance
A partir de là, les régimes arabes ont dû soutenir, ne serait ce que du bout des lèvres, le ton révolutionnaire propagé par le Fatah. Plus important encore, la lutte armée palestinienne avait réussi à se libérer de l’emprise de l’ordre établi arabe et à imposer l’autonomie du processus de décision palestinien.
Ceci a, à son tour, mené à la plus grande réussite du Fatah- la reconnaissance arabe de l’OLP comme seul représentant légitime du peuple palestinien. Peu après, cette victoire était couronnée par la reconnaissance de la communauté internationale. L’OLP devint la première organisation de libération à être admise comme observatrice permanente aux Nations unies et Arafat le premier dirigeant d’un mouvement de libération nationale à faire un discours aux Nations unies au nom de son peuple et de sa cause.
Grâce à ces développements, le peuple palestinien, malgré sa dispersion, s’est aggloméré en tant que nationalité distincte, avec une juste cause. Malgré les difficultés et les défaites (Septembre Noir en Jordanie en 1970, contre les forces syriennes au Liban en 1976, contre l’invasion israélienne du Liban et l’expulsion des fedayins en 1982), le sens de l’identité palestinienne a pris de plus en plus de force. Il n’était plus possible à un premier ministre israélien de dire, comme Golda Meir quand on lui demandait son avis sur la question palestinienne : « Le peuple palestinien ? Où se trouve ce peuple ? »
La lutte armée palestinienne a permis la reconnaissance de l’identité palestinienne non seulement par la gauche sioniste mais par toutes les tendances de l’échiquier politique israélien, y compris le Likoud dont le dirigeant, Sharon, disait récemment qu’Israël ne pouvait plus continuer à contrôler le peuple palestinien.
Il est impossible d’imaginer que le peuple palestinien aurait pu emmagasiner de tels gains ces quarante dernières années s’il n’avait pas recouru aux armes comme un élément de l’exercice de son droit légitime à résister. Il est cependant impossible d’attribuer ces succès aux seules armes. L’affirmer pourrait mener au désastre. Nous devons utiliser une nouvelle approche pour évaluer la lutte armée palestinienne telle qu’elle est menée actuellement.
Sinon, nous risquerions de nous retrouver à faire l’autopsie d’une Intifada déchirée entre des courants divergents, celui qui veut intensifier la lutte armée et celui qui veut démilitariser l’Intifada.
© Al-Ahram, n° 727,
31 janvier 2005.