De loin, Lifta pourrait passer pour un site archéologique comme un autre. Un amoncellement de maisons abandonnées, alignées le long d’un chemin de sable sinueux. Ici un cimetière ; là une mosquée. Le tout sur une colline asséchée de la banlieue de Jérusalem. Mais derrière les pierres qui témoignent du passage du temps et des époques, cet ancien bourg cananéen, romain puis ottoman, raconte une histoire singulière – la sienne, mais aussi celle des centaines d’autres villages palestiniens dont les habitants ont été expulsés ou ont pris la fuite durant la guerre allant de novembre 1947 à juillet 1949. Sans jamais revenir.
Mais contrairement aux autres villages qui ont subi le même sort, Lifta a été laissé en l’état. Il n’a pas été rasé, il n’a pas été repeuplé, et n’a pas non plus été « judaïsé ». Ces ruines, témoins des événements sanglants ayant précédé la création de l’État hébreu, font la particularité du lieu. En 2017, la zone est déclarée réserve naturelle par Israël et, un an plus tard, le site est classé patrimoine en voie de disparition au World Monuments Fund.Cette situation d’exception fait de Lifta l’un des derniers symboles encore debout de la Nakba, l’exode massif de plusieurs centaines de Palestiniens qui ont dû fuir leurs logements en raison des attaques des organisations paramilitaires juives. Lieu de pèlerinage, Lifta a permis à certains de ses anciens habitants aujourd’hui déplacés dans des quartiers de Jérusalem-Est, en Cisjordanie ou à l’étranger, de revenir sur leur terre afin d’entretenir les tombes de leurs ancêtres. Au fil des années et du combat pour la réhabilitation de la mémoire palestinienne, le site est également devenu un outil pédagogique pour certains activistes qui se sont appuyés dessus, par exemple en organisant des visites guidées, pour illustrer l’histoire plus générale des communautés arabes originaires de Palestine, dont 80 % ont été expulsées entre 1947 et 1949.
La particularité de Lifta pourrait pourtant bientôt prendre fin si l’Autorité foncière israélienne parvenait à mener à bien un vaste projet immobilier comprenant des villas de luxe et des commerces. Le 9 mai, l’agence israélienne annonçait en effet son intention de lancer un appel à la fin du mois de juillet prochain afin d’inviter les entrepreneurs à soumettre une offre. Au total, 250 logements, des hôtels et des centres commerciaux devraient être bâtis, au prix de l’environnement naturel et de l’héritage architectural – anciennes maisons privées, monuments publics et routes.
L’annonce, qui a suscité un regain d’intérêt pour cette localité du nord-ouest de Jérusalem, est en réalité le dernier épisode en date d’une séquence qui a débuté il y a plusieurs décennies. Dès 2006, le plan numéro 6036 prévoit la construction d’une colonie à cet emplacement. Trois ans plus tard, les terres sont mises aux enchères dans le cadre d’un plan incluant la destruction de la majorité des édifices avant que, en 2012, une Cour israélienne des affaires administratives n’annule le projet suite à une action en justice menée par des Palestiniens originaires du village.
De la Méditerranée au Jourdain
L’histoire récente de Lifta est unique, mais son destin a été celui de centaines d’autres à travers la « Palestine historique », ce territoire allant de la Méditerranée au Jourdain qui, à partir de 1920 et jusqu’à la création de l’État hébreu en 1948, compose le mandat britannique. Certaines de ces localités – Jaffa, Acre, Haïfa ou Nazareth – sont aujourd’hui des villes mixtes où cohabitent Arabes et Juifs, mais où seulement une partie des habitants palestiniens d’origine ont pu rester, tandis qu’une majorité de la population a trouvé refuge à Gaza, en Cisjordanie ou à l’étranger. Ailleurs, plus rien ne reste de ces communautés originaires : des populations juives orthodoxes occupent la vieille ville de Safed, tandis qu’une majorité de ressortissants de l’ancien empire soviétique ont fait de Tibériade une station balnéaire bétonnée pour la classe moyenne israélienne.
L’idée de se réapproprier ce lieu de mémoire, l’un des derniers, représenterait donc une victoire de taille pour la droite sioniste. Yair Gabbay, ancien membre du conseil municipal de Jérusalem, issu du Likoud, a ainsi affirmé à la presse israélienne que l’opération immobilière prévue à Lifta porterait « un coup dur à l’idée du droit de retour ».
Tous les Israéliens ne partagent pourtant pas cette position. Du parti de gauche Meretz à certaines voix ultraorthodoxes, une partie d’entre eux s’oppose à la destruction du patrimoine ancien, qui comprend également des vestiges de temples juifs. L’initiative se fait également contre l’avis de la municipalité de Jérusalem, qui refuse toute responsabilité dans la mise en place du projet et qui pourrait, à terme, bloquer sa réalisation. D’autant qu’en parallèle, des militants et des groupes de la société civile se mobilisent afin de préparer la défense du lieu en organisant des actions publiques, des manifestations, ou bien encore en prévoyant un nouveau recours à la justice. Les activistes en appellent aussi à la communauté internationale afin de faire pression sur le gouvernement israélien pour mettre fin à l’entreprise d’effacement d’une mémoire disputée, dont 1948 représente l’année charnière. Car en Israël, l’histoire nationale refuse de reconnaître le récit de la Nakba qui est fait par les Palestiniens. L’interprétation officielle voudrait que les habitants soient partis de leur plein gré ou à l’appel des dirigeants arabes, sans contrainte. Ce narratif nourrit les lois adoptées afin de bloquer tout retour, à l’image de la « loi des absents » votée en 1950, qui transfert au jeune État le droit de propriété de ces « absents » (terrains, maisons, comptes bancaires). À la fin des années 1980, les « nouveaux historiens » israéliens menés par Benny Morris mettent au défi cette version en démontrant grâce à des archives que les réfugiés ont été expulsés et ont fui les violences. Une fissure dans le mythe de la naissance de l’État juif qui ne mettra pourtant pas fin au tabou que représente jusqu’à aujourd’hui la Nakba au sein de la société israélienne. Vestige encore sur pied de ce passé encombrant, Lifta rassemble la petite et la grande histoire.