Venant de n’importe où dans le monde, n’importe qui peut s’installer en Israël, à condition d’avoir des origines juives. La « loi sur le retour », votée en 1950 par le parlement israélien, l’autorise sans restriction. Par contre, un Palestinien ne peut pas rentrer chez lui, même avec des titres de propriété, ni se déplacer comme il l’entend. Et ceci malgré la résolution 194 de l’ONU sur le droit des réfugiés. Un droit qu’Israël a pourtant reconnu et qui conditionnait son admission à l’Assemblée des Nations Unies en mai 1949. Cette injustice foncière a favorisé le peuplement sioniste au détriment des Palestiniens chassés de leurs terres, et a permis à Israël d’engager le « combat démographique ».
Cependant, malgré des conditions économiques et politiques souvent optimales – largement soutenues par les investissements occidentaux, la « montée » des Juifs vers Israël a régulièrement rencontré de sérieux aléas. Par exemple en 2007, elle était en chute libre : le ministère de l’Intérieur enregistrait une forte croissance de la yerida (les départs volontaires vers l’étranger) et le Bureau central des statistiques israélien (BCS) constatait un nombre de départs supérieur à celui des arrivées. Situation d’autant plus inquiétante qu’il ne fallait plus s’attendre à des vagues d’émigration comparables à celle venue de l’ex-URSS à partir de 1990 (près d’un million de personnes). Un sondage publié par le quotidien Yediot Aharonot en avril 2007 révélait que 25 % des Sabras [1] avaient envisagé de partir. Cette même étude affirmait que 50 % des 18-29 ans souhaitaient vivre aux États-Unis, au Canada, en Australie et, dans une moindre mesure, en Europe. À la même époque, Serge Dumont, dans le journal Le Temps, rappelait cette blague juive : « Que le dernier à quitter le pays éteigne les lumières de l’aéroport ». Quinze ans plus tard, en 2022, à l’initiative du militant anti-Netanyahou Yaniv Gorelik et de l’homme d’affaires israélo-étasunien Mordechai Kahana, le groupe Quitter le pays – ensemble [2], considérant qu’il n’était plus temps pour les Juifs de soutenir Israël, prévoyait de déplacer dans un premier temps 10 000 Juifs israéliens vers les États-Unis.
Aujourd’hui l’érosion est beaucoup plus sévère. La moyenne de 36 900 départs par an de 2018 à 2022, est passée à 55 400 en 2023, selon le BCS. En 2024, il évalue les départs à 82 700. Les motivations de cette émigration varient, mais le sentiment d’insécurité, la désillusion politique et le manque de confiance dans le gouvernement dominent largement. Car de plus en plus d’Israéliens s’interrogent sur l’avenir du pays. Pour certains, la décision de partir est motivée par la conviction qu’Israël n’est plus un endroit sûr pour vivre ou élever une famille : « Ce n’est pas un pays où j’ai envie d’élever mes enfants. Dans quelle perspective ? Pour qu’ils finissent dans l’armée ou en prison s’ils refusent ? » déclarait fin 2024 une mère de famille à Cécile Lemoine, correspondante du journal La Croix) [3] à Jérusalem. Pour d’autres, il s’agit d’une réponse au basculement vers l’extrême droite suprémaciste et au manque de solutions claires pour l’avenir du pays. Selon un sondage de la Treizième chaîne israélienne en juillet 2023, 28 % des personnes interrogées envisageaient de quitter le pays et 8 % étaient indécises. D’après les données recueillies, nombre de ceux qui partent sont issus de milieux instruits, en particulier des secteurs de haute technologie.
On observe que de nombreuses entreprises ont commencé à délocaliser des équipes entières à l’étranger, notamment aux États-Unis où les employés se sentent plus en sécurité et trouvent de meilleures opportunités professionnelles. De plus en plus d’entreprises technologiques, craignent l’instabilité et l’escalade de guerres sans fin. De la même façon les investisseurs se désengagent. Ils jugent plus sûr d’aller s’implanter ailleurs. Les avocats spécialisés en droit de l’immigration confirment une forte augmentation de la demande de visas de travail [4]l, en particulier de la part de développeurs de logiciels et d’ingénieurs. Il existe de nombreux groupes qui aident les Israéliens à partir pour toutes sortes de destinations : États-Unis, Europe ou Nouvelle-Zélande, notamment sur WhatsApp. Ces groupes échangent des informations sur les visas, la fiscalité, l’installation. Ils organisent parfois des rencontres Zoom avec des avocats spécialisés, des agents immobiliers ou des expatriés déjà sur place.
Le plus inquiétant est que cette avalanche de départs d’une population le plus souvent laïque, éduquée et marquée « à gauche » laisse le pays aux mains des extrémistes, ce qui ne peut qu’accentuer les dérives fascisantes. Et ce d’autant plus que, même s’ils sont devenus rares, ceux qui choisissent l’alya aujourd’hui sont, dans leur immense majorité, des partisans de méthodes expéditives pour « faire triompher Eretz Israël ». La plupart rejoignent l’armée et exhibent sans vergogne leurs exploits sur le Net. D’ores et déjà, de l’ordre de 75 % des Israéliens sont en accord avec les propositions de Donald Trump de déporter les Gazaouis pour faire de l’enclave une nouvelle Riviera ! « Faire partie des voix de la paix a toujours été un défi en Israël. Aujourd’hui, c’est impossible » déclarent des militants progressistes résignés à l’exil.
Englué dans ses contradictions, Israël est aujourd’hui en plein paradoxe. Les commentateurs les plus sérieux décrivent la « défaite du vainqueur » ou expliquent, comme Jean-Pierre Filiu dans son dernier ouvrage, Pourquoi Israël n’a pas gagné. Au sommet de sa puissance militaire, et après avoir déversé sur Gaza des dizaines de milliers de tonnes de bombes , Israël voit son crédit moral s’effondrer. Les Juifs étasuniens dans leur majorité se détournent avec dégoût, comme beaucoup d’autres, et l’image d’un État-refuge est indéfendable pour longtemps. N’est-il pas temps de comprendre que la seule sortie raisonnable de cette impasse mortifère est de refuser le fantasme de toute puissance pour reconnaître le Droit international – dont le droit de mouvement, de circulation et de retour – qui permettra à chacun de vivre en paix ?
Bernard Devin et Mireille Sève
Photo : Manifestation de la Grande Marche du Retour, bande de Gaza, 13 avril 2018 © Mohammed Zaanoun/Activestills