Dans la ville de Maroun al-Ras au sud du Liban, le parc al-Quds surplombe la Palestine. De là où je me tenais, au sommet d’une colline, je pouvais voir la clôture frontalière et, au-delà, les soldats israéliens et leurs jeeps.
C’était le 15 mai 2011, la 63ème commémoration de la Nakba, ou l’expulsion forcée de la plupart des Palestiniens de leur patrie lors de la création de l’État d’Israël.
Une foule estimée à 40 000 personnes, dont des réfugiés palestiniens et des manifestants du Liban et du monde entier, s’était rassemblée à Maroun al-Ras.
Lorsqu’un jeune homme non armé a accroché le drapeau palestinien à la clôture frontalière, un soldat israélien l’a abattu.
Le chaos a alors commencé.
À chaque balle tirée, de plus en plus de personnes courent vers la frontière avec la Palestine, apparemment sans peur, tandis que les soldats israéliens tirent dans la foule, tuant ou mutilant.
Ghassan Hammad, aujourd’hui âgé de 31 ans, a été touché deux fois par un sniper israélien, au genou et à la cuisse.
"Juste avant d’être abattu, dit-il, je pensais à la proximité de la Palestine. Je me suis dit qu’il était hors de question que je retourne au camp - je dois entrer en Palestine ou je mourrai en essayant - et c’est arrivé, on m’a tiré dessus."
Aujourd’hui, il boite lorsqu’il travaille dans sa boutique de jus de fruits dans le camp de Burj al-Barajneh au sud de Beyrouth.
Son genou a été endommagé de façon permanente et des éclats d’obus sont encore douloureusement logés dans son corps.
Bien qu’il ne se souvienne pas de ce qu’il s’est passé après qu’on lui a tiré dessus, il se rappelle que les gens criaient "shahid", martyr en arabe.
"Apparemment, ils n’ont vu que le sang mais n’ont pas pu localiser la blessure", a-t-il dit.
Hammad n’est pas retourné dans le sud du Liban depuis 2011 - et il ne prévoit pas d’y retourner avant de pouvoir retourner, pour de bon, dans son village de Galilée, al-Kabri, au nord-est d’Acre. Pourtant, Hammad est fier de ses blessures.
"J’ai été pris pour cible par les soldats de l’occupation israélienne alors que j’essayais de retourner sur ma terre", a-t-il déclaré. "On ne m’a pas tiré dessus parce que je suis un criminel, c’est plutôt parce que j’essayais d’exercer mon droit au retour".
Une répétition générale pour Gaza
Ce jour-là, en 2011, les soldats israéliens ont tué 10 Palestiniens et en ont blessé 112 autres.
Le Dr Ghassan Abu Sitta, un chirurgien plasticien palestinien basé à Londres, était à Beyrouth en 2011 et a traité certaines des blessures.
Sur la base de ses observations, il a conclu que "les blessures n’étaient pas le résultat d’un ciblage aléatoire."
Abu Sitta a déclaré qu’au cours de ses multiples visites à Gaza dans les années qui ont suivi 2011, il a remarqué des similitudes entre les blessures subies par les Palestiniens de Gaza aux mains de l’armée israélienne lors des manifestations contre le blocus et par les manifestants de Maroun al-Ras.
"Je crois maintenant que ce qu’il s’est passé au Sud-Liban en 2011 était en grande partie une répétition de ce qui a ensuite commencé à se produire dans la bande de Gaza", a-t-il déclaré.
"Les snipers israéliens ne se contentaient pas de tirer pour empêcher les manifestants de s’approcher de la barrière, ils visaient intentionnellement pour faire le plus mal possible, pour mutiler les manifestants."
En effet, sur pendant neuf mois à Gaza, du 30 mars au 31 décembre 2018, les tirs à balles réelles israéliens lors des Grandes Marches du Retour ont causé 6 106 blessures, et 4 903 d’entre elles concernaient les membres inférieurs.
Le "scénario cauchemardesque" d’Israël
Nour al-Jamal, 26 ans, a reçu trois balles à Maroun al-Ras en 2011, alors qu’il n’avait que 15 ans.
"C’était la première fois que je voyais la Palestine d’aussi près", a-t-il déclaré. "Et tout ce que je voulais, c’était m’approcher le plus possible. Je ne pensais pas que cela me coûterait de longues années de traitement."
Al-Jamal vit dans le camp de réfugiés de Chatila à Beyrouth, où il tient un magasin de fournitures de plomberie. La plupart du temps, il travaille dans son magasin.
Fin mai 2022, dans sa boutique, al-Jamal a pointé du doigt le côté gauche de sa poitrine pour me montrer sa blessure.
"J’ai encore une balle ici. Le médecin a dit : " Gardons-la à l’intérieur ", et je dois essayer de vivre avec. "
Al-Jamal ne peut pas lever son bras. Son traitement initial, alors qu’il était adolescent, a duré plus de deux ans et a comporté cinq opérations chirurgicales et une thérapie physique.
"Je repense à ces années et je me dis qu’au lieu de passer mon adolescence à m’amuser et à traîner avec mes amis, je réfléchissais à la façon de ne pas perdre un bras qui a cessé de fonctionner après la balle."
Le jour des manifestations de 2011, al-Jamal se souvient s’être approché de la barrière de séparation.
"Je n’étais pas armé, personne ne l’était", dit-il.
Il a pris une longue inspiration.
"Apparemment, le simple fait que nous existions à côté de la Palestine représente une menace pour l’occupation israélienne."
Les gouvernements israéliens se sont exprimés sur la menace que représenterait un retour massif de réfugiés palestiniens, en affirmant qu’un tel retour menacerait l’existence même d’Israël.
Haaretz a décrit les manifestations de Maroun al-Ras en 2011 comme "le scénario cauchemardesque redouté par Israël depuis sa création ... que les réfugiés palestiniens commencent simplement à marcher de leurs camps vers la frontière et tentent d’exercer leur "droit au retour"."
Pourtant, al-Jamal a déclaré que même si les troupes israéliennes continuaient à tirer sur les manifestants, ces derniers n’étaient pas découragés : "Plus les gens entendaient les coups de feu, plus le nombre de personnes près de la clôture augmentait".
Des cibles légitimes
Araby al-Andari, 41 ans, s’est rendu à Maroun al-Ras ce jour-là en solidarité avec les Palestiniens. Ce militant politique libanais, qui vit à Beyrouth, se souvient de mai 2011 comme d’un moment de réveil chez les Arabes, compte tenu des révolutions des mois précédents en Tunisie et en Égypte.
Lorsqu’il a entendu parler de la marche dans le sud, il était certain d’y aller.
"Participer était la chose normale à faire", a-t-il déclaré. "La Palestine est notre cause principale et unificatrice".
Une fois sur place, al-Andari a remarqué quelques jeunes garçons près de la barrière de séparation. Il est allé vers eux pour les convaincre de s’éloigner afin qu’ils ne se fassent pas tirer dessus.
"Je n’essayais pas du tout d’être un héros", a-t-il dit. "Au contraire."
Les garçons "tenaient le drapeau palestinien. Je le leur ai arraché des mains. J’étais furieux contre eux et j’ai accroché le drapeau à la clôture pour les convaincre de partir. La dernière chose dont je me souviens, c’est qu’on me tenait en l’air sur les épaules [des gens] et j’ai vu mon pied presque suspendu par une corde de chair. Les gens ont cru que j’avais été tué".
Al-Andari pleure en repensant à ce jour.
"Je me souviens très bien que Hana, qui est maintenant ma femme, a été la première pensée qui m’est venue à l’esprit quand on m’a tiré dessus", a-t-il dit. "Je ne voulais tout simplement pas mourir tout de suite".
Après un certain nombre d’opérations chirurgicales, al-Andari a déclaré que sa guérison n’a pas été facile. La cicatrice sur la partie inférieure arrière de son pied semble profonde même après toutes ces années.
"Ce n’est pas comme si j’avais eu une carrière de footballeur, mais regardez mon pied, on dirait qu’il a explosé de l’intérieur", a-t-il dit. "Un sniper israélien m’a considéré comme une cible légitime".
Pourtant, il ne regrette pas d’être à Maroun al-Ras.
"Malgré tout ce qui s’est passé, cette blessure est un badge d’honneur sur mon corps, un signe qui me rappelle toujours que je suis du côté du vrai dans cette lutte."
Traduction : AFPS
Photo : Nour al-Jamal au camp de Chatila à Beyrouth montre l’endroit où un sniper israélien lui a tiré dessus à trois reprises lors des manifestations de 2011 à Maroun al-Ras, au Liban. Il n’avait que 15 ans. / Amena ElAshkar
Traduction et mise en page : AFPS /DD