Lettre ouverte au Président George W. Bush
Le 29 avril 2004
Monsieur le Président,
Comme vous le savez, Amnesty International a à maintes reprises condamné et appelé à cesser les atteintes aux droits de l’homme commises par les forces de sécurité aussi bien israéliennes que palestiniennes, ou par les groupes armés palestiniens.
Je vous écris cette lettre pour vous exprimer notre plus haute inquiétude sur un certain nombre de sujets concernant les droits de l’homme, contenus dans votre lettre à Monsieur Ariel Sharon, Premier Ministre israélien, ainsi que dans votre déclaration faite à la presse le 14 avril dernier à l’occasion de votre rencontre avec Monsieur Sharon.
Nous avons noté que certaines de ces positions sont contraires aux lois internationales et paraissent s’écarter de la politique des précédents gouvernements des Etats-Unis.
Nous craignons que ces déclarations ne contribuent à une plus ample dégradation de la situation des droits de l’homme en Israël et dans les Territoires occupés.
Nous sommes particulièrement inquiets quant à votre soutien :
à la décision d’Israël de maintenir et d’étendre ses implantations dans les territoires occupés de Cisjordanie, y compris dans Jérusalem Est
à la non reconnaissance par Israël du droit au retour des réfugiés palestiniens et de leurs descendants, expulsés de leurs habitations durant la guerre qui a suivi la création de l’état d’Israël
à la construction par Israël du « Mur » à l’intérieur de la Cisjordanie
à la politique israélienne d’exécutions extra-judiciaires de Palestiniens recherchés qui pourraient être arrêtés et traduits devant la justice.
1. Les implantations israéliennes dans les Territoires occupés
Dans votre lettre adressée au Premier Ministre Sharon vous affirmez que : « A la lumière de la nouvelle réalité sur le terrain, incluant l’existence d’importants centres de population israélienne, il n’est pas réaliste d’attendre des négociations finales un retour intégral et complet aux frontières définies lors de l’armistice de 1949 …. »
L’établissement par Israël d’implantations civiles israéliennes dans les Territoires occupés, incluant Jérusalem Est, viole les lois humanitaires internationales.
L’article 49 de la Quatrième Convention de Genève établit catégoriquement : « …La puissance occupante ne peut déplacer ou transférer une partie de sa propre population civile dans les territoires occupés. »
L’article 55 des Réglements de La Haye interdit à l’Etat occupant de modifier les caractéristiques et la nature de la propriété de l’état (occupé), excepté pour des raisons de sécurité ou pour le bénéfice de la population locale.
La construction par Israël d’implantations, de routes et d’infrastructures liées à ces implantations pour les civils israéliens en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, ne remplit pas les conditions de ces deux critères exceptionnels.
Ces implantations ont été établies pour des raisons idéologiques, et non pour des raisons de sécurité - cf. l’affaire portée devant la Cour Suprême en 1979 : HCJ 390/79, Dweikat et autres contre Gouvernement d’Israël et autres, Piskei Din 34(1) 1 (Elon Moreh) - ; elles ont été la cause de dommages, et non de bénéfices, pour la population locale palestinienne.
Le Statut de Rome de la Cour Criminelle Internationale, en vigueur depuis le 1er juillet 2002, inclut dans la liste des crimes de guerre relevant de la juridiction de la cour le « transfert, direct ou indirect, par la puissance occupante d’une partie de sa propre population civile dans les territoires occupés … » « lorsque ce transfert fait partie intégrante d’un plan, d’une politique ou d’une réalisation à grande échelle ». (Article 8 (2) (b) (viii) ). Ce crime est plus amplement défini dans les Eléments de crimes, un instrument complémentaire au Statut de Rome adopté en septembre 2002.
En plus de violer la loi humanitaire internationale proprement dite, la politique d’implantation israélienne dans les Territoires occupés viole les droits humains fondamentaux, y compris l’interdiction de la discrimination - un principe fondamental des droits de l’homme au cœur des traités dont Israël est signataire, incluant la Convention Internationale pour les Droits Civils et Politiques (ICCPR) et la Convention Internationale des Droits Economiques, Sociaux et Culturels (ICESCR).
La discrimination sur la base de la nationalité, de l’ethnie et de la religion est la caractéristique dominante de la politique israélienne d’implantation dans les Territoires occupés. Ces implantations privent également les Palestiniens des ressources naturelles clés telles que la terre et l’eau, qui constituent des éléments essentiels de survie.
Vous affirmez dans votre lettre : « Il est réaliste de s’attendre à ce que tout accord final ne puisse être atteint que sur la base d’un changement mutuellement agréé qui reflète ces réalités. » Une telle position apparaîtrait comme récompensant les actions illégales entreprises par Israël en transférant une partie de sa propre population civile dans les territoires occupés, en violation de la loi internationale et au mépris des résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Dans la résolution 465 du 1er mars 1980, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a appelé Israël « à démanteler les implantations existantes et en particulier à cesser, de manière urgente, l’établissement, la construction et la planification d’implantations dans les territoires arabes occupés depuis 1967, y compris Jérusalem ».
Les administrations américaines successives ont exprimé leur préoccupation au sujet de la politique israélienne d’établissement d’implantations civiles israéliennes dans les Territoires occupés. La communauté internationale a longtemps reconnu le caractère illégal des implantations israéliennes dans les Territoires occupés.
Il incombe aux autorités israéliennes de prendre des mesures pour évacuer les civils israéliens vivant dans les implantations des territoires occupés, de façon à respecter les droits humanitaires des Palestiniens, en particulier leur droit à la liberté de circulation et à un niveau de vie décent. Ces mesures devraient également inclure le respect des droits des citoyens israéliens évacués, incluant une compensation adéquate.
2. Le droit au retour des réfugiés palestiniens
Vous affirmez également dans votre lettre qu’ « …un cadre mutuellement accepté, juste, honnête et réaliste pour une solution au problème des réfugiés palestiniens devra être trouvé au travers de l’établissement d’un état palestinien, et de l’établissement des réfugiés dans cet état plutôt qu’en Israël. » La politique américaine a admis jusqu’ici que la question des réfugiés sera abordée dans le contexte de la négociation sur le statut définif. A notre connaissance, c’est la première fois que les Etats-Unis ont explicitement rejeté a priori le droit au retour des réfugiés palestiniens.
Amnesty International appelle mondialement au respect du droit à retourner dans leur pays de ceux qui ont été exilés de force. L’exil forcé viole les lois internationales ; le droit au retour dans son propre pays est basé sur les lois internationales, et est la façon la plus évidente de rétablir la situation de ceux qui sont exilés.
Parmi les principes clés des droits de l’homme, inclus dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, réside celui du droit au retour : « Chacun a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de retourner dans son pays. » (Article 13)
La Convention Internationale des Droits Civils et Politiques (ICCPR), traité qui donne un caractère légal à de nombreux droits proclamés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, codifie le droit au retour dans l’article 12.4 : « Nul ne doit être privé arbitrairement du droit de rentrer dans son propre pays ».
Le Comité des Droits de l’Homme, qui supervise l’application du ICCPR, a donné une interprétation faisant autorité de la notion de « propre pays », qui clarifie quelles sont les personnes habilitées à exercer le droit de retour.
Le Comité affirme que le droit s’applique également dans le cas de territoires disputés, ou de territoires qui ont changé de propriété. Dans son Commentaire Général n° 27 (1999, paragraphe 20) le Comité des Droits de l’Homme établit que : « La notion de ’propre pays’ est plus large que le concept de ’pays de sa nationalité’. Elle n’est pas limitée à la nationalité stricto sensu, qui est la nationalité acquise lors de la naissance ou par naturalisation ; elle inclut, tout au moins, l’individu qui en raison de ses attaches spéciales avec un pays donné, ne peut être considéré comme un pur étranger. Ce serait le cas, par exemple, des nationaux d’un pays qui auraient été dépossédés de leur nationalité en violation de la loi internationale, ou d’individus dont le pays aurait été incorporé ou transféré à une autre entité nationale, et dont la nationalité leur serait déniée. »
Amnesty International considère que le droit de retour est applicable non seulement à ceux qui ont été eux-mêmes expulsés ainsi qu’à leurs familles, mais également à leurs descendants qui ont maintenu, selon la définition du Comité des Droits de l’Homme, « des relations proches et durables » avec leur pays.
L’organisation soutient le droit des exilés à retourner dans leurs foyers ou au voisinage, lorsque ceci est réalisable. Les exilés qui choisissent de ne pas retourner ont droit à une compensation pour la perte de propriété de même que ceux qui choisissent de retourner. Le droit des tiers innocents, qui occupent les habitations ou les terres des exilés, doit également être pris en considération.
Amnesty International reconnaît que la résolution de longs conflits impliquant le déplacement de populations pourrait requérir des solutions alternatives durables à l’exercice du droit au retour, comme par exemple l’intégration au pays d’accueil et le rétablissement dans un pays tiers. Cependant, le droit de retour ou le choix de solutions alternatives doit être une décision libre et avertie des individus concernés. Le droit de retour est un droit humain individuel, et de ce fait il ne peut être abdiqué par aucune des parties impliquées dans la négociation d’un réglement.
Le même principe s’applique aux citoyens israéliens et aux citoyens juifs d’autres pays
qui étaient citoyens de pays arabes, ou d’autres pays, et qui se sont trouvés expulsés de ces pays. S’ils désirent retourner, ils devraient être autorisés à le faire et devraient également bénéficier d’une compensation pour toute propriété perdue.
3. La construction du « Mur » en Cisjordanie
Dans votre lettre au Premier Ministre Sharon vous relevez l’affirmation du gouvernement israélien selon laquelle le "Mur" actuellement en construction en Cisjordanie « … serait une barrière de sécurité plutôt qu’une barrière politique, temporaire plutôt que permanente, et de ce fait ne serait pas préjudiciable à toute solution sur le statut définitif, incluant la définition des frontières », et que « le tracé du ’Mur’ prendrait en considération, conjointement aux besoins de sécurité, l’impact sur les Palestiniens qui ne sont pas impliqués dans des activités terroristes. »
Comme vous le savez sans doute, bien que selon les autorités israéliennes « le ’Mur’ soit une mesure défensive, destinée à bloquer le passage de terroristes, armes et explosifs à l’intérieur de l’Etat d’Israël … » (Ministre de la Défense israélienne, 31 juillet 2003) :
http://www.seamzone.mod.gov.il/Pages/ENG/news.htm la plus grande partie du « Mur » n’est pas construite entre Israël et la Cisjordanie mais à l’intérieur de la Cisjordanie.
Près de 90% du tracé du « Mur » se trouve sur les terres palestiniennes à l’intérieur de la Cisjordanie, encerclant villes et villages palestiniens, séparant communautés et familles les unes des autres, séparant des fermiers de leurs terres et séparant des Palestiniens de leurs lieux de travail, des écoles et hôpitaux ainsi que d’autres infrastructures essentielles.
Le tracé complet du « Mur » couvre plus de 600 kilomètres, plus du double de la longueur de la Ligne verte, et inclut un complexe de barrières avec une largeur moyenne de 60 à 80 mètres, incluant fils barbelés, fossés, et de larges voies de chaque côté du « Mur » pour les patrouilles blindées, ainsi que des zones tampon additionnelles interdites d’accès, de grandeur variable.
L’affirmation que ce « Mur » est une structure temporaire plutôt que permanente n’est pas confirmée par les faits sur le terrain, notamment si l’on prend en considération l’échelle et le coût du projet.
La destruction de larges zones de terres cultivables et le déracinement de milliers d’arbres pour faire place au « Mur » et à ses structures annexes sont, pour la majeure partie, des mesures non réversibles. Au cours des dernières années, les Etats-Unis ont à de multiples reprises exprimé leur inquiétude concernant la construction du « Mur » à l’intérieur de la Cisjordanie. Le 19 novembre 2003, lors de votre visite à Londres, vous avez insisté pour qu’Israël « ne compromette pas les pourparlers de paix en érigeant des murs et des barrières. »
Dans sa configuration actuelle, le « Mur » viole les obligations d’Israël au regard des lois humanitaires internationales. Le tracé du « Mur » a été dessiné de façon à créer une contiguïté territoriale directe avec quelque 65 implantations en Cisjordanie, incluant Jérusalem Est, dans lesquelles vivent plus de 320.000 colons israéliens, ce qui représente près de 80% des colons vivant dans les Territoires occupés. Il en est résulté la destruction et l’appropriation illégales de propriétés palestiniennes ainsi que la violation des droits des Palestiniens.
Dans sa lettre qui vous est adressée, le Premier Ministre Sharon affirme qu’Israël projette également « d’accélérer la construction de la barrière de sécurité ». En dépit des assurances répétées des autorités israéliennes sur la prise en considération dans la définition du tracé du « Mur » de l’impact sur la population locale palestinienne, à ce jour seuls des ajustements mineurs au tracé du « Mur » ont été apportés et la majeure partie du tracé reste à l’intérieur de la Cisjordanie.
Les sections du « Mur » déjà construites ont contribué à de sérieuses violations des droits humains des populations palestiniennes de Cisjordanie, spécialement pour celles qui vivent et travaillent à proximité du « Mur ». La conséquence en a été la détérioration de la situation sociale et économique, qui était déjà sérieusement affectée par les restrictions accrues imposées par l’armée israélienne aux mouvements palestiniens à l’intérieur des Territoires occupés durant les trois ou quatre dernières années.
4. Exécutions extra-judiciaires
Dans son Plan de désengagement, le Premier Ministre Sharon affirme que « Israël se réserve le droit d’autodéfense, incluant le recours à des actions préventives … ». Le Premier Ministre et de nombreux autres représentants du gouvernement ainsi que des officiels de l’armée ont décrit de façon répétée comme étant des « actions préventives » les exécutions extra-judiciaires de Palestiniens connus ou suspectés pour leur implication dans des attaques contre des civils israéliens et des soldats en Israël ainsi que dans les Territoires occupés.
Les exécutions extra-judiciaires sont des pratiques auxquelles l’armée israélienne et les services de sécurité ont recours depuis plusieurs années, sans apporter de preuve de culpabilité ou accorder le droit à la défense. En plus de causer la mort ou de sérieuses blessures à la personne ciblée, de telles attaques ont pour résultat l’assassinat illégal et les blessures de centaines de personnes présentes sur les lieux, y compris des enfants.
L’armée et le gouvernement israélien ont à maintes reprises affirmé que les assassinats sont « nécessaires » car il leur est impossible d’arrêter des Palestiniens se trouvant sous la juridiction de l’Autorité Palestinienne selon les Accords d’Oslo (zone A de Cisjordanie ou zone blanche de la Bande de Gaza).
Il existe des moyens alternatifs légaux pour traiter les menaces des Palestiniens suspectés ou connus pour avoir planifié des attaques contre Israël ou y avoir participé. L’armée israélienne a prouvé qu’elle peut exercer un contrôle intégral et effectif dans les Territoires occupés, y compris dans les zones qui sont sous la juridiction de l’Autorité Palestinienne.
Durant les trois à quatre dernières années, l’armée israélienne et les services de sécurité ont arrêté des milliers de Palestiniens qu’ils accusent d’avoir perpétré ou planifié des attaques contre des soldats ou des civils israéliens. De telles arrestations continuent journellement en ville, dans des villages et des camps de réfugiés à travers la Cisjordanie et la Bande de Gaza.
Ceux qui ont été arrêtés ont été appréhendés en groupe ou individuellement, chez eux ou dans leurs propriétés privées, à l’université ou dans les dortoirs d’étudiants, à leurs lieux de travail ou aux points de contrôle, lorsqu’ils circulaient librement ou essayaient de se cacher. Alors que la majorité des Palestiniens arrêtés par l’armée israélienne ont été ensuite relâchés sans charges retenues contre eux ni procès, des milliers ont été inculpés de délits criminels incluant la réalisation ou la planification d’attaques kamikazes et autres attaques contre des civils ou l’armée.
Les exécutions extra-judiciaires de Palestiniens par l’armée israélienne ont été largement condamnées par la communauté internationale, y compris les Nations Unies. Plus récemment, le 17 avril, le Secrétaire Général des Nations Unies Kofi Annan a condamné l’assassinat du leader du Hamas Abdelaziz Rantissi, rappelant que « les exécutions extra-judiciaires sont des violations des lois internationales » et demandant au gouvernement israélien de « cesser immédiatement ces pratiques ».
Amnesty International est préoccupée par le fait que votre déclaration, dans votre lettre au Premier Ministre Sharon : « Israël maintiendra son droit de s’auto-défendre contre le terrorisme, incluant l’initiative d’actions contre les organisations terroristes », et l’absence de toute condamnation de votre part ou de la part de l’Administration des Etats-Unis des fréquentes exécutions extra-judiciaires perpétrées par Israël sur des Palestiniens, puissent être considérées comme un encouragement à poursuivre de telles actions.
Amnesty International vous presse de revoir votre position au regard des inquiétudes relevées dans cette lettre, et de faire parvenir un message au Premier Ministre Sharon et au gouvernement israélien indiquant que, bien qu’Israël ait le droit de prendre des mesures de protection pour assurer la sécurité de ses concitoyens et de ses frontières contre les attaques palestiniennes, de telles mesures doivent être nécessaires et proportionnées, en accord avec les lois internationales.
Je ne doute pas de l’attention que vous porterez aux inquiétudes exprimées dans cette lettre.
Cordialement,
Irène Khan,
Secrétaire Générale
Copie : Monsieur Colin Powell, Secrétaire d’Etat