Le contexte est important. Alors qu’Israël cultive son image de puissance scientifique et technique, et en fait un outil de domination culturelle, mais aussi militaire, peu de gens connaissent l’existence des universités palestiniennes. Elles sont pourtant essentielles pour la société, qui est très attachée à l’éducation, pratiquement la seule chose que l’occupant ne contrôle pas directement. C’est de haute lutte que les Palestiniens ont conquis leurs universités et ils y tiennent, même si les conditions de l’occupation, et le blocus de Gaza, font que les débouchés pour les diplômés sont rares. Quant aux enseignants, ils ont pour la plupart été formés à l’étranger, surtout aux USA, mais aussi en France, dans d’excellentes universités. Ils ont fait le choix de rentrer en Palestine, où ils rencontrent bien entendu des conditions de travail très inférieures à celles qui auraient été les leurs s’ils étaient restés à l’étranger. Les aider à rentrer pleinement dans la communauté scientifique internationale, alors qu’ils ne peuvent pas voyager ni communiquer entre eux, nous a paru une tâche importante.
Aux débuts de l’AURDIP, nous nous proposions de faire connaître dans les universités françaises la situation des universités palestiniennes, et ce que subissaient étudiants et enseignants. Nous nous sommes immédiatement heurtés, non aux check-points de l’armée israélienne, mais à ceux des autorités universitaires françaises. Les présidents d’université, obtempérant aux instructions ministérielles, nous ont systématiquement refusé l’autorisation d’organiser séminaires ou conférences, au motif que cela entraînerait des troubles à l’ordre public, qui n’auraient certainement pas été de notre fait ! En conséquence, nous nous sommes rabattus sur d’autres modes d’action. Prenant appui sur notre légitimité d’universitaires respectés, nous avons écrit aux autorités européennes et françaises, aux universités et aux entreprises, pour dénoncer les violations incontestables du droit international en Palestine et demander l’application des rares mesures qui ont été prises, comme l’étiquetage des produits des colonies et l’interdiction de financer des activités scientifiques localisées en tout ou partie dans celles-ci. Nous avons relayé les informations sur ces sujets, rapports d’ONG, analyses politiques, témoignages de terrain. Devant l’aggravation constante de la situation sur le terrain, et la scandaleuse indifférence des gouvernements occidentaux, nous nous sommes ralliés au PACBI (Palestinian Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israël), et notre site est devenu une tribune sur le sujet. Son succès se mesure malheureusement au nombre d’attaques dont il est l’objet, et qui nous contraignent à le surveiller en permanence et à en renforcer la sécurité.
Sur la situation actuelle, la position de l’AURDIP est claire. Le raid du 7 octobre, avec ses 1 200 victimes, dont des femmes et des enfants, et ses otages, est un crime de guerre, même si, comme dit avec justesse le secrétaire général de l’ONU, il ne tombe pas du ciel. Les bombardements et l’invasion de Gaza, qui à l’heure actuelle ont fait plus de 15 000 morts, dont des femmes et des enfants, constituent également un crime de guerre, peut-être même un crime contre l’humanité. La disproportion est telle entre le nombre de morts et les destructions de part et d’autre que le stade de la réplique est largement dépassé, et que les agissements de l’armée israélienne à Gaza sont rentrés dans une logique d’extermination, sinon de la population, du moins de tous ses moyens d’existence physique et culturelle : on bombarde les hôpitaux comme les bibliothèques, les uns parce qu’ils soignent les gens, les autres parce qu’ils les instruisent. Un crime comme l’autre auraient été évités si on avait appliqué le droit international en Palestine, notamment les résolutions de l’ONU. Il est plus que jamais nécessaire de les mettre en pratique, dans des conditions rendues beaucoup plus difficiles par la progression des colonies (qui ont été conçues pour fragmenter ce qui reste du territoire palestinien et briser sa continuité territoriale) et l’arrivée au pouvoir en Israël d’un parti ouvertement messianique. Mais il n’y a pas d’autre voie vers la paix. Car la paix, ce n’est pas la supériorité militaire, pour écrasante qu’elle soit, comme l’ont montré les récents événements. La paix est la volonté de vivre ensemble, l’acceptation de l’autre, tel qu’il est et non tel que nous voudrions qu’il soit. Voici plus d’un siècle que les Palestiniens gênent, qu’on les déplace pour laisser la place à des colons, qu’on les tue quand ils osent protester. Il est grand temps qu’on les accepte pour ce qu’ils sont, des gens qui sont nés sur cette terre, qui ont subi de graves injustices et parfois bien pire, qui ont des droits à faire valoir et des réparations à demander, et qui connaissent très bien nos sociétés sans en avoir les avantages. Des partenaires pour la paix.
Ivar Ekeland
Président honoraire de l’Université Paris-Dauphine
Président de l’AURDIP