Le Parti conservateur britannique s’est engagé à l’approche des élections générales de 2019 à "renforcer la liberté académique et la liberté d’expression dans les universités." Mais le gouvernement a depuis menacé de faire des retenues sur les financements des universités qui n’adoptent pas la définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’Alliance Internationale pour le Souvenir de l’Holocauste / International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA / AISH).
Les universités, l’une après l’autre, ont capitulé devant cet ultimatum. Le gouvernement soutient que les universités ont besoin d’une définition de l’antisémitisme afin de le combattre, et, en outre, que ce doit être la définition de l’IHRA. L’une ou l’autre de ces affirmations mérite-t-elle d’être examinée ?
Même si l’on accepte que les universités ont besoin d’une définition de l’antisémitisme, pourquoi cela devrait être la définition de l’IHRA ?
Le gouvernement n’a présenté aucune preuve qu’une définition officielle est nécessaire, ou même utile, dans la lutte contre le racisme anti-Juif. Jusqu’à récemment, il n’y avait aucune définition officielle de l’antisémitisme, ni de réclamation pressante d’en avoir une, y compris de la part des organisations juives. Le gouvernement prétend-il sérieusement qu’une action efficace contre l’antisémitisme était impossible avant qu’il n’ait adopté la définition de l’IHRA ?
Deuxièmement, le gouvernement n’a pas exigé que les universités adoptent des définitions spécifiques de l’homophobie, de la xénophobie, de l’islamophobie, du validisme ou du racisme anti-Noir. Pourquoi avons-nous besoin d’une définition pour combattre une forme d’intolérance mais pas les autres ?
Enfin, il n’y a aucune définition de l’« antisémitisme » dans le droit du Royaume-Unis. Si notre système juridique n’a pas besoin d’une telle définition afin d’agir contre la discrimination, le harcèlement et la maltraitance à l’encontre des Juifs, pourquoi, alors, nos universités en ont-elles besoin ?
Même si nous acceptions que les universités aient besoin d’une définition de l’antisémitisme, pourquoi doit-elle être la définition de l’IHRA ? Le large consensus parmi les experts universitaires et juridiques est que ce texte est à la fois désespérément imprécis et vulnérable à des usages politiques abusifs.
L’analyse la plus complète jamais entreprise, l’a été par un groupe de travail du Collège de l’Université de Londres (UCL) dont les conclusions ont été publiées en décembre, et a établi qu’elle n’est « pas adaptée au contexte universitaire et n’a pas de base juridique pour être appliquée. »
Le conseil académique de l’UCL votera l’annulation de son adoption de la définition plus tard cette semaine.
Dans une lettre ouverte publiée le 4 février, 66 universitaires britanniques ayant la nationalité israélienne ont exhorté les administrations des universités « à rejeter la décision gouvernementale d’adopter » la définition de l’IHRA « ou, là où elle a déjà été adoptée, à la révoquer. »
La Société Britannique pour les Études sur la Moyen-Orient (BRIMES / SBEMO) a de même appelé les universités « à protéger la liberté académique, à défendre leur autonomie en s’opposant aux pressions du gouvernement pour qu’elles adoptent la définition de l’IHRA, et pour retirer la définition là où elle a été adoptée ».
Des exemples problématiques
La définition de l’IHRA est principalement saluée non pas pour ses mérites mais parce qu’elle a été approuvée par « de nombreux autres pays, institutions et organisations. » Un certain nombre de délégués du Royaume-Uni à l’IHRA ont de la même manière soutenu que sa « pertinence ... réside dans la coopération internationale qui y a mené … (Ce) n’est pas un définition juive ou non-juive - mais une définition internationale. »
Mais est-ce vrai ? La définition opérationnelle a été élaborée en 2004 principalement par des organisations juives pro-israéliennes. Elle a été diffusée à l’état de projet l’année suivante par une agence autonome de l’Union Européenne. Des présentations abusives et fausses de ce document par des militants favorables à Israël ont conduit à des critiques de plus en plus nombreuses et, en 2013, l’institution qui a succédé à l’agence européenne l’a abandonné. Des associations favorables à Israël ont ensuite cherché à faire ré-introduire la définition par l’intermédiaire de l’IHRA.
L’IHRA est née d’un groupe de travail créé en 1998 par la Suède, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis avec l’objectif d’encourager l’enseignement, le souvenir et la recherche sur l’Holocauste. Elle comprend aujourd’hui comme membres 29 pays européens, et en plus Israël, les EU, le Canada, l’Australie et l’Argentine. La ligne politique de l’IHRA est approuvée par consensus lors des réunions biennales auxquelles assistent les délégués de chaque pays membre.
L’adoption de la définition opérationnelle non juridiquement contraignante de l’antisémitisme a été le résultat d’une telle réunion plénière en 2016 à Bucarest. Elle se lit dans sa totalité : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. »
Ont été adoptés avec cette définition 11 exemples de déclarations potentiellement antisémites, dont sept concernent des discours sur Israël, tels que « appliquer deux poids, deux mesures » à Israël. Ce soi-disant exemple d’antisémitisme a été utilisé pour ôter toute légitimité à toute chose, des critiques d’Israël par les principales organisations de défense des droits de l’Homme, à la décision de l’UE d’étiqueter véritablement les importations en provenance des colonies israéliennes illégales.
Menaces sur la liberté d’expression
La définition opérationnelle de l’IHRA a été adoptée ou approuvée par moins d’un cinquième des états membres des Nations Unies. Plus important encore, son contenu a été présenté de façon déformée.
Le gouvernement du Royaume-Uni a insinué à plusieurs reprises, y compris dans son ultimatum aux universités, que la définition de l’ IHRA intègre les 11 exemples. Certains délégués du RU à l’IHRA ont pareillement affirmé que « toute version "modifiée" de la définition de l’IHRA qui ne comprend pas la totalité de ses 11 exemples n’est plus la définition de l’IHRA ».
En fait, l’IHRA a exclu les exemples de sa définition après que certains pays membres s’y soient opposés.
Mes recherches suggèrent que cette controverse n’est pas à propos de la lutte contre l’antisémitisme, mais à propos du droit d’exprimer une critique d’Israël
Un ambassadeur à l’IHRA qui a participé à la réunion plénière de Bucarest a rappelé : « le projet de texte d’origine était coupé en deux, et seule la première partie, faite de deux phrases, devait être la définition opérationnelle qui allait être adoptée, alors que l’autre partie, les exemples, demeuraient ce qu’ils étaient : des exemples destinées à servir d’illustrations, pour guider l’IHRA dans son travail. »
Ce compte-rendu a été corroboré par le chef d’une seconde délégation qui assisté à la plénière de mai 2016. Deux autres membres de délégations de pays différents ont confirmé également leur interprétation selon laquelle la définition de l’IHRA ne comprenait que le passage, formé de deux phrases reproduites ci-dessus. Ce n’est qu’en faisant la distinction entre les exemples et la définition que l’IHRA a pu arriver à un consensus.
MEE a pris contact avec l’IHRA pour obtenir un commentaire sur l’affirmation selon laquelle les exemples illustratifs étaient séparés de la définition de travail. Elle a décliné cette offre.
Pourquoi, alors, le gouvernement essaie-t-il de faire passer de force cette définition de l’antisémitisme ? Mes recherches suggèrent que cette controverse ne porte pas sur la lutte contre l’antisémitisme, mais sur le droit d’exprimer des critiques à l’égard d’Israël.
Un tournant ?
L’adoption de la définition opérationnelle par l’IHRA a été orchestrée par le Centre Simon Wiesenthal, un groupe de pression qui soutient l’État d’Israël et qui s’est employé à dénoncer les critiques légitimes d’Israël comme étant "antisémites". Il existe un risque que la définition de l’IHRA confère une autorité politique, réglementaire et finalement légale à cette attaque contre la liberté d’expression.
Les militants en faveur d’Israël ont eux-mêmes rejeté la définition effective faite de deux phrases comme étant « très généraliste et imprécise » (Campagne Contre l’Antisémitisme) ou même « totalement châtrée... (et) non amarrée à quelque réalité actuelle que ce soit » (Centre Simon Wiesenthal). Mais elle peut toujours servir de couverture inoffensive pour faire passer en fraude de faux exemples d’antisémitisme qui stigmatisent toute critique d’Israël.
S’il y avait le moindre doute sur ce point, voici ce qu’un haut fonctionnaire du Ministère israélien des Affaires étrangères a déclaré : « la définition de l’IHRA est en elle-même un définition minimaliste. Ce qui en fait une définition essentielle à nos yeux c’est la liste des exemples. » Une organisation favorable à Israël de premier plan est allée jusqu’à insister sur le fait que « l’essence de la définition se situe dans les exemples. »
Dans la pratique, les groupes de pression en faveur d’Israël ont brandi cette définition de l’antisémitisme avec « la subtilité d’un maillet » - je cite un de ses auteurs - pour étouffer la parole sur les campus.
Au Royaume-Uni, de multiples universités et au moins un conseil municipal ont déjà imposé l’annulation d’initiatives au motif qu’elles pourraient enfreindre les termes de cette définition. Quand l’Université du Centre du Lancashire a annulé en février 2017 un évènement organisé par les étudiants, en citant en appui cette définition, l’« architecte » de la définition a applaudi cela comme un possible « tournant dans la lutte pour freiner la diabolisation de l’État juif dans les universités. »
Si nos universités restent fermes sur les principes et rejettent l’ultimatum du gouvernement comme portant atteinte aux principes démocratiques de la liberté académique et de la liberté d’expression, ceci pourrait être, sinon un tournant, au moins un premier pas sur le chemin du retour à la raison.
Les opinions exprimées dans cette article appartiennent à son auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Jamie Stern-Weiner est doctorant à l’Université d’Oxford. Il est l’éditeur de « Moment de vérité : s’attaquer aux questions les plus difficiles en Israël-Palestine » (OR Books, 2018) et « l’Antisémitisme et le Parti Travailliste » (Verso, 2019).
Traduit de l’orginalpar Yves Jardin, membre du Groupe de Travail de l’AFPS sur les prisonniers politiques palestiniens