Mon collègue Ahmad al-Madhoon, 28 ans, qui a été déplacé cinq fois et qui se trouvait avec d’autres journalistes dans une tente à Rafah, m’a raconté : « Nous courons d’un endroit à l’autre, les bombes israéliennes sont partout, nous ne savons pas où aller, aucun endroit n’est sûr. » Il poursuit : « Mes parents et mes sœurs sont en grand danger, comment puis-je les protéger ? »
Le syndicat des journalistes palestiniens a recensé 138 journalistes tués par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023, dont 137 à Gaza en sept mois, ce qui signifie que nous avons perdu près de cinq journalistes par semaine. Nous avons perdu 9 % de nos collègues à Gaza, dont 16 femmes journalistes qui ont été bombardées dans leur maison avec leurs enfants et leur famille ; certaines sont restées sous les décombres pendant des jours, tandis qu’avec le manque d’électricité et de carburant, les gens travaillent à mains nues pour sauver leurs proches.
Tous nos collègues journalistes ont perdu des membres de leur famille, des collègues. Leur cadre de vie et de travail a été pris pour cible par l’armée israélienne.
De nombreux journalistes ont été blessés par les bombes israéliennes, ils ont perdu leurs jambes, leurs bras ou leurs yeux. 1500 journalistes ont été déplacés, certains pour la quatrième, cinquième ou sixième fois, du nord de Gaza ou de la ville de Gaza vers Khan Younis, Deir al-Balah, Rafah ou al-Mawasi. 40 % d’entre eux ont perdu leur maison, partiellement ou totalement détruite par les bombes israéliennes. Ils ont tout perdu, en particulier l’équipe ment nécessaire à leur travail quotidien.
Ils pensaient être en sécurité dans leurs bureaux, mais Israël a bombardé 74 bureaux de médias à Gaza, un pour l’AFP, un pour Reuters et un autre pour les chaînes d’information arabes et locales. 24 stations de radio (toutes en réalité) qui permettaient aux Gazaouis de recevoir des informations, ont cessé de fonctionner en raison des bombardements, du déplacement ou de la mort de journalistes, ou encore des coupures d’électricité et de carburant.
Deux de nos collègues sont toujours portés disparus et Israël refuse de nous communiquer des informations, ainsi qu’à la Croix-Rouge Internationale. L’armée israélienne a arrêté 105 journalistes en Cisjordanie et à Gaza au cours des sept derniers mois, dont deux de nos collègues enceintes, en fin de grossesse, qui avaient un état de santé critique et ont déclaré avoir été maltraitées et menacées.
Quarante-cinq de nos collègues sont toujours dans les prisons israéliennes. Les soldats israéliens ont envahi leurs maisons au milieu de la nuit et les ont traînés brutalement, les soumettant à des conditions inhumaines et à des interrogatoires brutaux. Nous ne pouvons pas leur rendre visite, ni à leurs familles, et nous n’avons aucune information sur leur situation. Ils sont en détention administrative, une loi militaire d’urgence qu’Israël a héritée du mandat britannique sur la Palestine et qu’il continue d’appliquer. En vertu de cette loi militaire, nos collègues ne sont pas traduits en justice, ne font l’objet d’aucune accusation et ne savent pas quand leur arrestation prendra fin. Les journalistes qui ont été libérés après des mois d’emprisonnement, ont perdu plus de 20 kg, et nous ont dit avoir été battus et humiliés. PJS (Palestinian Journalists’ Syndicate), et les organisations de défense des droits humains, avons signalé que leur arrestation est une violation de la liberté d’expression et du droit international. Ils ont été arrêtés simplement parce qu’ils avaient fait des reportages sur Gaza.
Je continue d’appeler mes collègues à Gaza, mais ils ne répondent pratiquement pas en raison des coupures d’Internet et de communications imposées par les Israéliens. Les journalistes restés dans la ville de Gaza et dans le nord de la bande de Gaza (une centaine) nous ont dit : « Nous vivons dans la famine, nous mangeons de la nourriture animale », et nous sommes à peine en mesure de rendre compte des conditions humaines ou de la situation dans la région.
Beaucoup de nos collègues vivent sous des tentes, qu’ils ont construites de leurs propres mains avec du bois et une couverture en nylon. En hiver, l’eau était omniprésente dans leurs abris, et par ce temps chaud, il est très difficile de vivre dans ces conditions.
Ils ne peuvent pas faire leur travail, livrer leurs productions, ce qu’ils filment. Ils ne peuvent même pas appeler une ambulance s’ils sont en danger. Certains de nos collègues ont perdu la vie après avoir été blessés et qu’Israël a refusé de les laisser sortir de Gaza pour recevoir des soins médicaux quand 80 % des hôpitaux de Gaza ont cessé de fonctionner.
Certains de nos collègues à Gaza ont reçu des menaces directes de l’armée israélienne par des appels téléphoniques, des messages ou les réseaux sociaux leur intimant d’arrêter de travailler. Leurs maisons ou leurs voitures ont été bombardées, certains ont perdu la vie et d’autres ont perdu leurs proches pour cette raison.
Le syndicat des journalistes palestiniens condamne les menaces et les assassinats de journalistes, qui constituent un crime de guerre manifeste et une violation des droits humains et du droit international, visant à réduire au silence les journalistes palestiniens et à leur interdire d’effectuer leur travail. Sans les journalistes palestiniens à Gaza, nous n’aurions pas pu être informés des massacres de civils à Gaza, du génocide qu’Israël continue de commettre contre les femmes, les enfants, les médecins, les journalistes, les familles, les enseignants, les humanitaires et d’autres encore. Les journalistes de Gaza nous ont dit « nous avons porté nos gilets de sécurité et nos casques en pensant que nous serions en sécurité et protégés comme le stipule le droit international, mais pour Israël nos gilets de sécurité étaient un signe pour nous bombarder, nous étions et sommes toujours des cibles », certains ont décidé d’arrêter de faire des reportages pour sauver leur vie.
La perte, la peur et le traumatisme dont parlent nos collègues sont difficiles à expliquer. Il n’y a pas d’endroit sûr à Gaza, où ils puissent travailler en toute sécurité.
La situation en Cisjordanie est également critique pour les journalistes. Au PJS, nous avons signalé près de 300 attaques contre des journalistes au cours des sept derniers mois, et 60 journalistes ont été attaqués par des colons israéliens armés.
Dix-huit journalistes ont été blessés par des soldats israéliens par balles alors qu’ils tentaient de couvrir l’actualité, bien qu’ils aient porté leur gilet de presse. D’autres collègues ont vu les soldats briser leur matériel ou les obliger à rester pendant des heures aux points de contrôle militaires israéliens, d’autres ont été menacés par des soldats et des colons.
Ce que nous vivons en tant que journalistes n’est pas nouveau. Je peux en témoigner : « je suis journaliste depuis trente ans, et j’ai fait face à de nombreuses attaques israéliennes de la part de soldats et de colons ; nous avons perdu 55 journalistes tués par Israël depuis l’an 2000 jusqu’au 6 octobre, 9000 attaques contre des journalistes ont été rapportées par PJS depuis 2012 jusqu’au 6 octobre, y compris des tirs, blessures, arrestations, destructions d’équipements, menaces, humiliations, invasions de bureaux. Nous nous déplaçons entre les villes de la Cisjordanie avec difficulté et dans la peur à cause des 500 points de contrôle militaires israéliens, le mur et les colonies, alors que les journalistes de Gaza ont vécu et travaillé 18 ans sous le siège militaire israélien, qui est toujours en place aujourd’hui. »
Cette situation nous empêche de faire notre travail en toute sécurité. Pour nous, il s’agit d’une attaque systématique d’Israël afin de nous réduire au silence, et nous ne pouvons pas oublier notre collègue Shirin abu Aqleh assassinée à Jénine : jusqu’à présent il n’y a pas eu de responsabilité déclarée et de punition pour les tueurs, notre dossier juridique est toujours devant la Cour Pénale Internationale, tandis que nous préparons d’autres dossiers à adresser à la Cour pour demander des comptes et la mise en œuvre les droits humains et du droit international.
Alors que nous pleurons nos 138 journalistes et que nous appelons à la fin de l’occupation israélienne, nous demandons que ceux qui ont tué, blessé ou déplacé nos collègues répondent de leurs actes et soient punis. Nous appelons à la liberté d’expression, à la protection et à la dignité
Suruq Asad, journaliste représentante du syndicat des journalistes palestiniens