Le 25 mars dernier, dans les rues étroites et encore bondées du camp de réfugiés de Shuafat, aux confins de Jérusalem, un petit groupe de responsables locaux palestiniens circulait avec un mégaphone : « Protégez ceux que vous aimez, restez chez vous ! » La semaine dernière, Israël a renforcé les mesures de confinement face à l’épidémie de coronavirus, qui a déjà infecté plus de 4 500 personnes et causé 18 décès dans le pays.
Mais dans les grands immeubles construits les uns sur les autres des faubourgs de Shuafat, personne ne compte sur les autorités israéliennes pour informer ou protéger les habitants palestiniens, qui vivent pourtant sous occupation. Au contraire, on craint le pire : que le gouvernement ne finisse par fermer le check-point qui relie ce quartier surpeuplé au reste de Jérusalem, les coupant des services de santé les plus proches.
Car les 60 000 habitants du camp de Shuafat et des quartiers environnants sont dans les limbes de Jérusalem. Ils sont Palestiniens et la plupart ont le statut de résident de la ville depuis que Jérusalem-Est a été occupée par Israël puis annexée, illégalement, après la guerre de 1967.
Ils paient leurs taxes aux autorités israéliennes et cotisent auprès des services sociaux israéliens, comme le reste des habitants de la ville. Mais lorsqu’Israël a entamé la construction illégale du mur le séparant de la Cisjordanie occupée, dans les années 2000, en pleine seconde Intifada, son tracé a laissé certaines zones palestiniennes de Jérusalem de l’autre côté, les coupant du reste de la cité.
« Aujourd’hui, un tiers des habitants de Jérusalem-Est vit dans ces quartiers », constate Aviv Tatarsky, chercheur pour l’ONG israélienne anti-colonisation Ir Amim, qui estime qu’Israël a mis en place « intentionnellement » des politiques visant à encourager les Palestiniens de la ville à s’installer dans ces quartiers, de l’autre côté du mur.
Poussés dehors par les prix exorbitants de l’immobilier, les difficultés pour obtenir des permis de construire à Jérusalem-Est et les démolitions de maison, les familles palestiniennes n’ont parfois pas d’autre choix que de s’exiler dans ces quartiers périphériques, où les services municipaux sont défaillants.
« Les autorités négligent grandement leurs besoins », poursuit-il, rappelant que les ambulances israéliennes ne rentrent pas, depuis des années, dans le camp de Shuafat et les environs.
Système D
« [Les soignants israéliens] ont peur. Ils disent qu’ils sont prêts à venir dans le camp, mais qu’ils craignent de se faire attaquer, que les enfants leur lancent des pierres… », explique Khaled al-Sheikh, responsable du centre social pour la jeunesse dans le quartier.
« Des foutaises ! », rétorque une porte-parole de la municipalité de Jérusalem. Magen David Adom, l’organisation israélienne en charge des secours, confirme cependant plus tard que ses ambulances ne rentrent pas dans ces quartiers sur ordre de l’armée et de la police.
Les habitants ont donc dû mettre en place un autre système : les ambulances du Croissant rouge palestinien se chargent des patients jusqu’au check-point, puis, de là, les secours de Magen David Adom prennent le relais.
« Le camp n’a qu’une clinique, aucun hôpital », détaille une porte-parole de l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme Association for Civil Rights in Israel. Les hôpitaux les plus proches sont tous israéliens.
« Nous payons nos taxes, nous demandons donc aux autorités israéliennes qu’elles s’occupent de nous avec le même soin avec lequel elles s’occupent de n’importe quel autre citoyen israélien. En tant qu’État occupant, Israël a le devoir de nous prendre en charge. Car où peut-on aller ? Vers qui peut-on se tourner ? », déplore Khaled al-Sheikh.
Pour l’instant, le responsable associatif s’organise avec d’autres organisations civiles du camp. Ils ont créé un comité avec l’appui des treize centres de santé du quartier. « Nous sommes seuls, nous n’avons aucun appui officiel », insiste-il. Pas de respirateur artificiel, pas de véhicule dédié pour le transport d’éventuels patients infectés par le coronavirus, ni de bâtiment officiel pour placer les cas suspects en quarantaine…
Tous se sentent démunis. « Des groupes de jeunes désinfectent, presque quotidiennement, chaque zone du camp », décrit Khaled al-Sheikh. Cependant, avec le durcissement des restrictions de circulation, tout cela aussi devient de plus en plus compliqué.
« Apartheid »
Heureusement, pour l’instant, le virus a épargné la zone. Mais tous pensent que ce n’est qu’une question de temps, car certains continuent à aller travailler de l’autre côté du mur. « De jour en jour, ils sont moins nombreux. Mais il y a des gens qui, s’ils ne vont pas au travail, ne pourront pas nourrir leur famille le soir », fait remarquer Khaled al-Sheikh.
L’homme s’attend à « une catastrophe économique et sanitaire dans le camp » : si quelqu’un est infecté, le virus se propagera à une vitesse effroyable, dans les immeubles surpeuplés et délabrés de ces quartiers à l’abandon.
Un scénario que redoutent aussi les habitants de Kufr Aqab, à quelques encablures, également de l’autre côté du mur mais officiellement rattachés à la municipalité de Jérusalem.
Dans cette zone où s’entassent 70 000 Palestiniens, trois personnes infectées ont été éloignées la semaine dernière par les habitants, qui se sont organisés pour qu’elles soient tenues à l’écart du quartier, rapporte Mounir Zgheir, à la tête du comité qui représente les habitants :
L’un travaillait en Israël et il est aujourd’hui à l’hôpital Hadassah, à Jérusalem. Un autre, dont l’épouse était hospitalisée à cause d’une infection au coronavirus, était revenu dans le quartier, mais on l’a renvoyé à l’hôpital. Le dernier était un étudiant, de retour de l’étranger : il s’est installé hors du quartier pour l’instant.
Une quinzaine de personnes ont en outre été placées en quarantaine, préventivement, rapporte celui que tout le monde ici appelle Abou Ashraf. Pour l’instant, personne n’a été testé positif. Les habitants respectent les mesures de sécurité et les plus jeunes patrouillent pour aider ici et là. Mais le quartier souffre d’un problème d’alimentation en eau et, ici aussi, il n’y pas un seul hôpital.
Le responsable associatif a l’impression de crier dans le désert. Son dernier combat : obtenir que les services sociaux indemnisent aussi les habitants les plus âgés et les travailleurs au chômage, comme l’a promis le gouvernement ces derniers jours. Toutefois, de ce côté-ci du mur, « nous sommes des Arabes, c’est l’apartheid ! », dénonce-t-il, affirmant se heurter au silence impérieux de la municipalité israélienne de Jérusalem.
Avenir flou
Interrogée sur la façon dont la municipalité gère le camp de réfugiés de Shuafat, une porte-parole du maire, Moshe Lion, assure que celui-ci est traité comme le reste de la ville. Elle balaie également la possibilité que le check-point soit un jour bloqué : « Il est ouvert et ne sera pas fermé à l’avenir. »
Mais pour Aviv Tatarsky, le compte n’y est pas : « Aujourd’hui, il y a des besoins spécifiques. Ce n’est pas suffisant de se contenter de laisser la situation comme elle est, il faut donner des explications, des lignes de conduite aux gens, comme les autorités le font dans la partie israélienne. »
« Israël veut depuis des années se débarrasser de ces zones et de leurs habitants. Israël n’a pas construit la barrière de séparation de cette manière sans raison : il voulait couper ces zones de Jérusalem », poursuit le chercheur. En 2015, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou avait d’ailleurs évoqué la possibilité de révoquer le statut de résident des habitants de ces quartiers.
Pour ces derniers, la crise du coronavirus souligne avec une plus grande cruauté encore l’abandon dont ils souffrent depuis des années.
« Les gens ont très peur, ils ne savent pas ce qui va se passer et tout est très flou », confie Khaled al-Sheikh. « On implore Dieu, mais on fait face à de grosses difficultés ici. »