Mais les garçons meurent aussi d’une autre façon dans cette société d’enfer : en jouant à être des martyrs à l’instar de leurs héros.
Les uns accusent les hommes armés palestiniens d’utiliser les enfants comme boucliers humains, acte d’une cruauté très dure, sans égale.
Les autres accusent les soldats israéliens d’avoir la gâchette facile dans l’indifférence, abattant méthodiquement les jeunes avec le laisser-aller d’un tireur expert.
Mais il existe ici une troisième vérité dans les rues de misère ineffable du camp de réfugiés de Jabalya, au nord de la Bande de Gaza.
Cette vérité ne parle pas tant des concepts écoeurants des Israéliens ou des Palestiniens qui ‘consomment’ les enfants comme s’ils étaient simplement des shekels [1], mais plutôt d’une notion encore plus horrible : celle que l’ordre social ici est si totalement détruit que les enfants se détruisent eux-mêmes.
Depuis hier, 9 octobre, on dénombre 18 enfants parmi les 94 Palestiniens tués depuis le 28 septembre quand les tanks israéliens ont pénétré dans le nord de la Bande de Gaza lors de l’invasion massive dont le but était d’arrêter les nombreux tirs de roquettes lancés contre des civils à l’intérieur même d’Israël [2]
Que ce soit à travers les tirs d’hélicoptères de combat, de drones et d’obus de chars qui percent le côté Est de cette ville de béton surpeuplée, de 106.000 habitants, Israël atteint non seulement sa cible, mais aussi le garçon qui rôdait trop près de l’action mortelle.
Dimanche matin dernier, Mohammed al-Najar, 12 ans, était ce garçon là.
Il a quitté sa maison vers 7.30 heures ; il est sorti silencieusement après avoir pris sa douche. Il se rendait contre les ordres de son père à l’école préparatoire de Nations unies où l’avant-garde des chars israéliens avait pris position.
Peu près la famille a commencé à le chercher.
Vers midi, Mohammed a été trouvé, simplement un corps de plus au milieu de la rangée de corps non identifiés près de l’hôpital de la ville de Gaza, l’hôpital Shifa.
Son visage avait disparu, labouré par un missile de char. Mais sur son bras droit se trouvait une brûlure provoquée par le feu de la cuisinière deux semaines auparavant, brûlure qui permettait de le reconnaître. C’est comme cela que sa famille a su que c’était Mohammed.
Mardi, le père du garçon, Diab al-Najar (32 ans), a reçu le journal The Star dans la tente de deuil,avec sur le visage l’expression d’un regard hanté.
Mais autre chose apparaissait sur son visage effondré : l’humiliation.
« Je ne savais pas. Il est juste sorti. Seul. Personne ne l’a vu. Et maintenant il est parti » dit al-Najar qui s’est brusquement levé incapable de continuer à parler.
Son cousin, Ismail, a continué l’histoire en donnant des détails.
« Mohammed voulait aller tous les jours à l’école- juste pour voir ce qui arrivait » dit Ismail. « Nous avons peur, mais les gamins comme Mohammed pensent que c’est un jeu. C’est ça le problème ».
Il raconte que les parents de Mohammed « savaient ce qu’il voulait, alors ils ont essayé de l’enfermer ».
« Mais personne ne dormait depuis une semaine à cause des combats et dans une telle tension ,une telle incertitude, cela devient comme un cancer du cerveau ».
« Le camp est si petit, les maisons si surpeuplées. Les gens doivent sortir, simplement pour respirer ».
Mais ce que la famille ne peut pas dire, les enfants du quartier le peuvent et le font.
Lors d’interviews séparés, les camarades de Mohammed ont raconté comment il est devenu un chef de bande ces derniers jours, poussant une bande de garçons vers les lignes de feu, aussi près que possible des hommes armés du Hamas, des Brigades des Martyrs d’Al Aqsa et du Jihad Islamique.
« Nous lancions quelques fois des pierres sur les soldats israéliens. Mais la plupart du temps, nous voulions juste regarder » dit Ali Abu Nadah (15 ans).
« C’est comme un jeu, on a peur et, en même temps, pas peur ».
Et il semble que Mohammed était très attiré par ce jeu dangereux.
« Il voulait paraître fort. Chaque fois qu’il y avait une incursion, il était présent » a expliqué Hamzi Khalib (14 ans) qui dit avoir décliné les exhortations de Mohammed.
« Nous lui avons dit : ‘non, nous n’irons pas’. Il répondait : ‘vous êtes faibles, vous n’êtes rien.’ »
Samir Qouta, un psychologue clinicien qui travaille avec le Centre de Santé Mental de la Commune de Gaza, a vu beaucoup de garçons comme Mohammed aller et venir.
Le modèle qu’il voit émerger avec le début de cette cinquième année sanglante d’Intifada, est une génération de garçons de Gaza tellement traumatisés par les multiples aspects de violence politique, qu’ils ne voient plus leurs pères en tant que figure de pouvoir.
Cela en dit beaucoup pour un monde arabe où le patriarcat, en tant qu’ordre social primordial, reste tellement inébranlable et irrésistible que des hommes adultes ne désobéissent que rarement aux ordres de leurs pères.
« A Gaza, tout le psychisme a changé » dit Qouta. « Le temps où un fils cherchait auprès de son père la sécurité et une protection a disparu ».
« Le rôle de la hamula (la tribu) s’est brisé ; la structure sociale est disloquée. Alors un certain type de désobéissance la remplace. »
Taysir Diab, un psychiatre de terrain travaillant avec le Centre de Gaza, dit qu’au moment où les garçons deviennent des adolescents, c’est le besoin d’un modèle masculin puissant dans leur vie qui les pousse dans la rue où « ils perçoivent les combattants avec leurs armes comme la nouvelle image du père ».
Dans le cas de Mohammed al-Najar, les circonstances exactes de sa mort risquent de n’être jamais connues.
Il était peut-être plus motivé que la plupart des garçons pour se confronter ces 10 derniers jours à cet assaut israélien, parce que sa famille de réfugiés était originaire des faubourgs de Sderot (de l’autre côté de la barrière du côté israélien), cette même ville où les victimes civiles de roquettes Qassam de fabrication artisanale, ont provoqué l’invasion israélienne [3].
Son oncle Ismail en doute parce que, selon un aveu rare chez les Palestiniens, il dit que la famille ne s’attend pas à y retourner.
« L’endroit où nous vivions avant la guerre de 1948 est devenu maintenant le ranch privé du premier ministre Ariel Sharon » dit-il. « Maintenant, notre foyer, c’est Gaza.. Le fait que Sderot avait été notre foyer d’origine ne signifie pas que nous sommes d’accord avec les roquettes ».
Quelle que soit la raison du décès de Mohammed, cette mort est arrivée dans le contexte d’une spirale sociale en déclin à travers tout Gaza, ce qui inquiète beaucoup d’experts.
L’ampleurs du déclin est sérieux disent-ils, même dans une région aussi chroniquement en crise que Gaza.
La gravité de la crise sociale a été soulignée mercredi dans un avertissement extraordinaire provenant de 12 agences séparées des Nations Unies réunies sous les auspices du Bureau pour la Coordination des Affaires Humanitaires.
Les Nations Unies disent que 66% des habitants de Gaza vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, défini par un revenu inférieur à 2$ par jour.
On projette que ce pourcentage atteindra 72% d’ici 2006 étant donné que les préoccupations sécuritaires israéliennes ne débouchent que sur une matrice toujours plus stricte de restrictions des déplacements, de barrages de routes et de démolitions de maisons.
Les données des Nations Unies estiment que 24.547 Palestiniens de Gaza ont eu leurs maisons détruites par des bulldozers blindés israéliens depuis que les combats ont commencé il y a quatre ans, avec une moyenne mensuelle de 120 bâtiments résidentiels rasés chaque mois en 2004, puisque l’armée démolit des bâtiments qu’elle dit être utilisés pour abriter des hommes en arme.
Si un constat quotidien compte pour quelque chose, la désintégration sociale inquiétante de Gaza devient immédiatement évidente dans les rues du camp de réfugiés de Jabalya, où les apprentis shebab (les vagues apparemment sans fin de jeunes garçons énervés) de plus en plus agressifs fourmillent autour des quelque rares étrangers qui pénètrent dans le camp.
Ils vous imitent, ils se moquent, ils tirent sur vos manches et essayent d’atteindre vos poches, demandant souvent de l’argent, des stylos, du papier ou toute autre chose qui attire leur regard.
Un observateur désinvolte pourrait utiliser des mots erronés pour décrire ces tracasseries effrontées. Des bébés Vélociraptors (un type de dinosaures) dont les griffes n’ont pas encore poussé, voilà l’image désolée qui m’est tout d’abord venue à l’esprit.
A chaque arrêt, les journalistes n’ont que quelques minutes pour travailler avant que la foule ne grossisse au-delà de toute sécurité.
Une sortie rapide vers le prochain endroit et vous partez en pensant : si c’est une troisième Intifada prochaine qui s’annonce, les Israéliens vont avoir encore plus de difficultés qu’ils ne le pensent.
Le psychiatre Diab dit qu’un enfant qui se jette dans un scénario aussi dangereux ne le fait que sous une impulsion inconsciente pour rechercher un contrôle, et c’est terriblement ironique.
« Une autre raison expliquant pourquoi ils jouent à ce jeu est que c’est leur façon de gérer leur peur de la vie sous un traumatisme constant. Cela vient du fait qu’ils sont à la recherche d’une autorité là où celle-ci n’existe plus. »
Mohammad Mukhaimer, un psychologue de terrain qui travaille au Centre de Gaza, dit que le facteur final qui pousse les enfants vers la ligne de front est le désir organique de jouer au « martyr ».
Manquant de maturité mais élevés dans un environnement où les seuls éléments sociaux en progression sont les mouvements militants, les enfants de Gaza ne semblent pas connaître la différence entre comédie et réalité.
Mukhaimer dit : « Cette notion que les bâtons et les pierres peuvent détruire des chars est un des fantasmes de l’enfant. Nous voyons ce comportement à risque, surtout parmi les jeunes de 12 à 17 ans, quand ils disent penser à devenir un martyr sans en calculer la réelle signification ».
Les circonstances entourant les morts de deux des victimes les plus récentes soulignent ce point.
Jeudi matin, deux garçons de Gaza âgés de 14 et 15 ans, jouaient aux abords de Beit Lahiya qui est situé au cœur d’une zone tampon de 9.5 km imposée par l’opération actuelle de l’armée israélienne.
Utilisant un tuyau de plastique et une bouteille remplie d’essence selon des témoins, le duo a imité le travail des brigades du Hamas dont les roquettes Qassam artisanales qui ciblaient Sderot ont tellement fâché la ville frontière israélienne pendant toute la durée de l’Intifada.
Mais l’imitation dans ce cas a coûté la vie aux garçons quand un drone de surveillance israélien passant au-dessus d’eux les a pris pour des combattants.
L’unité de l’armée qui dirigeait le drone par télécommande a aperçu sur ses moniteurs ce qui semblait être une attaque de roquette et a immédiatement lancé un missile tuant les deux garçons sur place.
Même quand ils ne sont pas mortels, les jeux auxquels jouent ces enfants révèlent beaucoup de choses sur la nature du conflit.
Certains thérapeutes qui étudient par exemple les enfants de Rafah – la ville de la Bande de Gaza la plus au sud et un foyer de militants anti-israéliens – ont observé le jeu de jeunes Palestiniens qui prenaient le rôle de chaque protagoniste de cette guerre.
Le rôle le plus recherché est celui du soldat israélien qui, vu du sud de Gaza, demeure de loin la présence la plus forte.
Mais ce qui est rarement montré à la télévision ici, c’est que, aussi effrontés qu’ils puissent sembler, à la fin de la journée, les enfants de Gaza se replient dans leurs ‘moi’ traumatisés.
Mukhaimer dit : « Les mères disent : ‘de grands héros dans la journée, de petits bébés la nuit.’ Ils sont terrifiés, ils font des cauchemars, ils mouillent leurs lits. Tous ces symptômes classiques ressortent en fin de compte ».
Aussi désespérée que la situation paraisse, le psychologue clinicien Samir Qouta n’est pas prêt à reconnaître une défaite psychologique pour l’avenir palestinien.
Sa recherche la plus récente, une étude sur 944 enfants âgés de 10 à 19 ans sélectionnés au hasard de toutes les parties de la Bande de Gaza, a montré que plus que toute autre chose, ces gosses veulent juste continuer à vivre.
« Pour une des dimensions de l’étude, nous avons montré à chaque enfant une photo d’une fille appelée ‘Fatima’ qui regardait dans le vide » explique Qouta. « Nous avons demandé aux enfants d’imaginer ce que ses problèmes pouvaient être et comment ils pouvaient aider à les résoudre ».
« Nous avons constaté que 66% des enfants voulaient qu’elle se concentre sur l’école alors que 9% autres pensaient qu’elle pourrait être une martyre. De plus, 9% ont parlé d’encourager le processus de paix ».
« Cela nous dit que, malgré tout le traumatisme, la grande majorité arrivent encore à imaginer une vie meilleure un jour ».
Et puis il ajoute : « Je peux voir de l’espoir dans les visages des gosses. Je pense que beaucoup d’entre eux ont une résilience. C’est presque comme s’ils avaient puisé dans tout ce qu’ils avaient subi, comme pour se vacciner contre de futurs traumatismes ».